B.1.2 Crise et aliénation sociale ou ouverture vers l’autonomie

La crise est une rupture de l’ordre préétabli. Elle recrée les fondements d’un nouvel ordre.

La crise peut être un mouvement qui tend à se cristalliser ou bien, l’occasion de dénaturaliser l’ordre établi et de récupérer un espace d’autonomie, de créativité et surtout de singularité. Par conséquent, nous pourrions nous approprier de ce dont la société en général a tendance à nous exproprier.

L’individu dérouté par la promptitude des événements trouvera difficilement cet espace dans la solitude. Tous seuls, notre aliénation au discours social est inévitable, parce que nous signifions le monde à partir des croyances que nous acceptons, en vue d’appartenir à la société.

De même que le petit enfant forme son psychisme dans l’aliénation primordiale avec la mère, dans les groupes que nous traversons, nous nous aliénons pour retrouver ce type de liaison bien particulière en quête de complétude (groupe isomorphique de Kaës, 1976).

En suivant cette ligne de pensée, une question s’impose : l’aliénation est-elle vraiment le contraire de la subjectivité ou serait-elle le premier pas indispensable pour nous subjectiver ? Peut-elle permettre l’émergence de nouveaux potentiels qui nous transforment en sujets?

Pour développer sa subjectivité, il est nécessaire pour l’enfant d’accéder avec et par sa mère au lien fusionnel. La fonction paternelle, comme représentant de la loi instaure, dans les meilleurs de cas, la séparation, le manque et l’interdit dans cette relation.

La fonction sociale est véhiculée par le père ou par le père dans la mère. Le père comme représentant du lien social et du lien transgénérationnel est dans ce sens, le co-fondateur avec la mère de la transmission de la culture et celui qui peut donner un élan à l’enfant vers la société.

La fonction tierce paternelle permet la sortie de l’aliénation primordiale, le père produit une rupture dans la satisfaction pulsionnelle de l’enfant, fonction qui peut être incarnée par le père réel ou par « l’Autre de la mère », c’est-à-dire la fonction symbolique opérant chez la mère.

L’accès au langage et à la culture à travers la fonction paternelle permet par la suite que d’autres représentants symboliques de l’environnement social de l’enfant soutiennent cette fonction. C’est ainsi d’après moi que nous atteignons le chemin de la subjectivation, dont le point de départ est la sujétion à l’autre.

L’être humain se constitue comme sujet intrinsèque à partir de cette sujétion originaire à l’inconscient de ces « autres ». Nous ne choisissons ni le moment historique social de notre naissance, ni le lieu, ni notre sexe, ni nos parents. L’autonomie est impensable sans tenir compte de la « double inscription » qui marque l’évolution du psychisme humain selon Freud : l’inscription dans la chaîne générationnelle et la possibilité pour le sujet d’être protagoniste de son propre destin dans ce maillon, et à la fois, à l’intérieur de cette chaîne.

Paradoxalement, l’autonomie va impliquer, la prise de conscience d’être conçu à l’image des désirs parentaux irréalisables. Ainsi, les identifications primaires vont-elles s’inscrire dans le développement de la personnalité.

Freud (1921) indique que l’identification primaire est « le lien le plus précoce à l’objet » 30 où le père est pris comme modèle idéal dans sa totalité. Elle prépare au Complexe d’Œdipe. Cette sorte d’imitation (faite par incorporation orale liée au cannibalisme) se réalise sans que l’enfant ait le registre de l’autre séparé de lui, le Moi n’est pas constitué. Cette identification primaire sera l’assise de l’identification secondaire dans le stade du Complexe d’Œdipe qui apparaît comme résolution du complexe de castration et qui impliquera des identifications au trait.

L’identification primaire peut être retrouvée plus tard dans l’évolution de certaines pathologies (état limites, psychoses…)

La notion de groupes d’appartenance de J. C. Rouchy (1990) est aussi intéressante : elle est liée au processus d’identification où il distingue le groupe d’appartenance primaire et celui secondaire. Le premier est constitué de liens familiaux et de la culture (valeur, préceptes, principes, habitudes) qu’elle transmet malgré nous. Ce groupe nous donne les bases pour la construction de l’identité. Le groupe d’appartenance secondaire implique l’environnement ainsi que les groupes de différentes institutions sociales (groupes universitaires, clubs, école, église…) L’auteur met en relief que ces groupes d’appartenance secondaire ont aussi une importance particulière dans le processus identificatoire et dans le développement d’un sujet car ils lui apportent la découverte de la différence des sexes, des différentes cultures et valeurs. Il remarque que ces groupes d’appartenance comportent un côté aliénant mais aussi d'inscription symbolique de la subjectivité. Ces groupes secondaires ont une fonction structurante au-delà de la seule imago maternelle.

Cette notion explique bien le pouvoir des groupes sectaires. La modalité d’agir des sectes travaille en arrière-fond sur cette identification primaire pour autant qu’elles apportent au sujet une nouvelle « famille » (identité, valeurs, modes de penser et de comportements…) donc, un nouveau destin de cette identification primaire. Ils induisent le sujet à remplacer son groupe d’appartenance primaire et le sujet emprunte une nouvelle identité en détruisant celle construite jusque-là.

Je vais par ailleurs reprendre plus tard le rôle fondamental des identifications dans les groupes et leur rôle dans la construction des rêves

En partant de ces considérations, les théorisations de J. C. Rouchy ainsi que depuis une autre perspective, celui d’aliénation de P. Aulagnier, nous nous interrogerons sur l’autonomie qui ne peut se construire que depuis ce paradoxe de départ : s’aliéner pour se subjectiver.

Le concept d’autonomie en soi comportera donc des ambiguïtés car c’est le devenir du sujet qui basculera tout au long de son évolution, entre ses propres désirs, ceux des autres et son besoin d’indépendance et de dépendance.

Le sujet peut devenir autonome lorsqu’il accepte la nécessité d’être investi par les autres et de les investir à son tour. L’enfant évolue dans cette reconnaissance, lorsqu’il arrive à se différencier des autres sans demeurer dans la sujétion imaginaire. Cette sujétion peut se maintenir dû à l’illusion de combler son propre désir dans l’autre ou encore d’occuper la place du désir de l’autre. Toutefois il faudra à la fois que l’enfant accepte l’autre comme être autonome, ce qui signifie l’acceptation que l’autre a le droit de satisfaire ou de frustrer.

R. Kaës énonce qu’à partir des « alliances aliénantes, le moi peut advenir ». Il affirme que le premier mouvement vers l’autonomie se réalise à l’occasion de la reconnaissance de l’autre comme objet de sa nécessité, tout en admettant que l’autre ne pourra jamais l’assouvir totalement. Dans le cas où le sujet renforcerait la croyance dans l’existence d’un autre qui sera toujours disposé à combler sa nécessité, il serait à la merci de toutes les aliénations possibles.

Les analyses de patients souffrant de crises liées à l’identité, nous offrent l’une des manifestations les plus démonstratives du chemin que doit prendre la cure pour atteindre l’autonomie. Le point de départ de l’analyse se centrera sur le travail intense sur l’aliénation à la pensée et aux désirs des autres qui entravent la recherche de l’identité. La désaliénation et la quête de l’identité se conçoivent dans l’effort qui consiste à dénouer les réseaux identificatoires dans lesquels le patient est enchevêtré. La reconstruction historique et la liaison des émotions s’imposent pour que le patient s’approprie de sa pensée, de son histoire et de la découverte de ses désirs inconscients.

Le dépassement de cette crise ne se réalisera pas sans souffrances, mais permettra une ouverture des potentialités psychiques du patient tout en enrichissant sa personnalité.

Quant à l’aliénation sociale, l’accès à l’autonomie demandera une prise de conscience de notre aliénation aux mandats sociaux et aux groupes d’appartenance. Le mot autonome vient du grec autos, « soi-même » et nomos, « loi » d’où, l’interprétation de C. Castoriadis 31 sur l’autonomie: le sujet devient autonome lorsqu’il peut remettre en cause l’ordre social et inventer ses propres lois interpellant les fondements des significations imaginaires sociales. C’est-à-dire, ce qui est vrai et faux, ce qui est correct ou incorrect dans chaque société. En suivant Castoriadis, un ordre social est marqué dès notre naissance, mais chaque membre de la société peut découvrir l’éventail existant entre assujettissement et changement possible par le questionnement et le doute.

Je suis d’accord avec C. Castoriadis, lorsqu’il affirme que  la réflexion est l’autonomie dans le cadre de la pensée et qu’il est possible d’atteindre la subjectivité réflexive si le concours d’un ou de plusieurs individus entre en jeu, car dans un groupe chacun fonctionne comme dépositaire et auxiliaire pour relancer dans l’autre ses facultés de penser et de s’interroger sur son rôle et sa place.

Les groupes apportent à leurs participants la « prothèse » nécessaire pour reformuler ce contrat et déterminer un nouvel éventail de possibilités.

J’ai constaté que les groupes de psychodrame avec des émigrants sont un instrument favorable à leur insertion dans une nouvelle société. Pour illustrer, un exemple: une patiente argentine qui éprouvait le sentiment d’être abandonnée par son pays d’origine a eu le projet d’aller vivre ailleurs. Grâce au soutien du groupe thérapeutique, elle a pu sentir l’émigration comme un choix de vie et non comme un « exil ».

Après cette analyse, arrivée dans son nouveau pays d’accueil, le souvenir de ces scènes de psychodrame du groupe lui a apporté une capacité de discernement, une solidité intérieure et une qualité relationnelle pour mieux s’adapter à la nouvelle culture et générer de nouveaux liens.

Le petit groupe comme objet transitionnel (médiateur entre le dedans et le dehors) aide surtout à aborder les problématiques où la rupture du contrat narcissique est provoquée par le poids de la réalité sociale, principale responsable, comme l’a bien fait remarquer P. Aulagnier :

‘«Dans cette réalité, nous donnons un poids égal aux événements qui peuvent toucher le corps, à ceux qui se sont effectivement déroulé dans la vie de couple pendant l’enfance du sujet, au discours tenu à l’enfant et aux injonctions qui lui ont été faites, mais aussi à la position d’exclu, d’exploité, de victime que la société a pu effectivement imposer au couple ou à l’enfant » 32

Le groupe pourra amener ses membres à redéfinir un nouveau contrat, autrement, il y a un risque de maintenir la rupture du contrat narcissique, par compulsion à la répétition. Dans cette éventualité, j’ai constaté avec B. Duez, au cours des traitements de patients où la répétition travaille en extension, que l’analyste lui-même est exposé à vivre la rupture du contrat narcissique et à la crainte de la répétition. Le champ transférentiel serait par conséquent, contaminé par la sensation d’impuissance, le vécu de la solitude, le risque d’être mis au ban par nos pairs et le désespoir face à l’environnement.

Ce transfert vers l’analyste ne serait-il pas un sentiment inoculé par ces patients pour reproduire et réparer les dommages subis dans leurs liens primitifs et dans leur entourage ?

Pourrions-nous considérer que l’analyste utilise ce transfert au bénéfice des patients afin de recréer tout en modifiant ces effets traumatiques ?

A mon avis, le contre-transfert officie comme la lumière qui guide le processus des patients vers l’autonomie.

Lorsque l’analyste est touché émotionnellement par les problématiques de ces patients, plutôt que de se défendre, s’il peut supporter et soutenir ce transfert qui le met constamment en cause, il serait en mesure de mieux comprendre les émotions des patients et le mettre au service de réparer leurs dommages psychiques.

Notes
30.

Freud, S. 1921,“La identificación”, in Psicología de las masas y análisis del Yo, Vol.III, Edit. Biblioteca Nueva, Madrid, p. 2586 (la traduction est á moi)

31.

Castoriadis, C., 1994, “Subjetividad e Histórico Social”, Interviú in Revista Zona Erógena Nro. 15, año IV, Buenos Aires (la traduction est à moi)

32.

Aulagnier, P., (1977), La violencia de la interpretación, Edit. Amorrortu, Buenos Aires, p. 166 ( la traduction est à moi)