B.2. Le groupe, le rêve et le psychodrame psychanalytique : outils indispensables face aux nouvelles formes de souffrances psychiques

J’illustrerai ce que je viens d’exposer par un exemple clinique.

Une patiente que j’appellerai « Carla », ayant vécu des épisodes d’abandon à répétition, ne recevait jamais aucune de mes interprétations qui restaient sans effet au cours de sa psychothérapie individuelle. J’ai alors décidé de lui proposer un dispositif groupal auquel elle accéda.

Au bout de quelques mois de travail en groupe, lors d’une scène psychodramatique, un des patients propose de jouer une scène dans laquelle Carla jouerait le rôle de sa mère pour reproduire une conversation où celle-ci lui donne des messages contradictoires que l’ont paralysé, puis déprimé. Le patient avait si « bien » incarné le rôle de Carla qu’il était vraiment en colère, à tel point qu’il a commencé à l’agresser verbalement. Carla sort de son rôle et lui dit : « ton agression est intolérable pour moi, pourquoi tu passes de la paralysie à l’agression ? Pourquoi as-tu autant d’agressivité envers ta mère ? Je ne viens pas là pour écouter des émotions que vous ne pouvez pas contrôler. Je ne reviendrai plus, plus jamais ». L’homme, toujours en colère, lui répond exalté : « voilà la porte (et il l’ouvre la porte du cabinet), si tu veux partir, fais-le, mais ne nous menaces plus jamais ». Elle se retire donc de la scène et sort de l’espace de la séance en claquant la porte. Quelques minutes après, elle frappe, se jette dans mes bras et se met à pleurer.

Ce n’était pas la première fois qu’elle menaçait réellement le groupe de le quitter. Avant cette séance elle avait déjà manqué deux fois et le groupe craignait qu’elle le quitte sans le prévenir.

C’est à partir de ce moment-là, et de cette scène choisie par le groupe, qu’elle a pu commencer à comprendre ses réactions d’abandon compulsif.

Au début, le transfert massif sur le groupe et sur moi l’empêchait d’approfondir les conflits présents dans sa conduite. Mais les scènes de psychodrame lui ont permis de produire l’effet de liaison impossible à réaliser dans l’écoute de la cure.

Cette scène a permis l’élaboration des situations traumatiques vécues par sa mère, forcloses dans la psyché maternelle, elles envahissaient l’espace psychique de ma patiente.

Lorsqu’elle prit conscience des passages à l’acte engendrés par le trauma d’abandon, elle put « remplir ce trou » et lier la sensation de vide qui l’habitait jusqu’à alors. A l’âge de huit ans, sa mère avait effectivement franchi la porte de la maison et quitté ses enfants, les laissant au soin de leur grand-mère pendant quelques mois pour aller à l’hôpital. La patiente raconte qu’à son retour sa mère était « différente » et qu’elle « ne savait pas » pourquoi elle avait été hospitalisée, puisque « on n’en parlait jamais ».

Nous avons reconstruit dans l’après-coup cette partie de son histoire. Sa mère était plongée dans un état apparemment « dépressif » et l’hospitalisation psychiatrique avait été inévitable. Elle se souvenait de la peur que sa mère ne revienne plus et du vécu de mort partagé par toute la famille. Lorsque sa mère est revenue, une « distance affective » s’était établie entre elles et maintenue jusqu’à présent. Il est important de remarquer le vécu d’abandon faisait partie de l’histoire de sa mère car ses parents l’avaient quittée à cause de la guerre. Ils avaient été dans un camp de concentration pendant un an quand elle était petite.

Au niveau du transfert, elle m’avait située à la place de sa mère, ce qui immobilisait la possibilité d’une élaboration conjointe. La peur de subir un autre abandon de ma part ne lui permettait pas de mettre en travail le côté mortifère de son comportement défensif (projection sur l’analyste).

De même que le psychodrame, le rêve met en figurabilité des traumas innommables et comme dans la scène psychodramatique groupale de Carla, j’ai remarqué chez d’autres patients ayant vécu des traumas, que le rêve et la scène psychodramatique choisie peuvent se comparer aux fantasmes et aux restes diurnes qui les représentent. Ces fantasmes s’enlacent aux désirs inconscients mais aussi aux vécus traumatiques qui se figurent (ou dans ce cas, se jouent…) de façon plus évidente. Une sorte de compulsion de répétition de ces vécus, tel que dans le rêve traumatique, opère et se reproduit dans ces scènes.

Dans le cas de Carla, une patiente abandonnique, la scène lui a permis de « visualiser » que ses attitudes d’abandon reproduisaient celles qu’elle avait subies de la part de sa mère et de se souvenir des situations traumatiques de son enfance au lieu de les répéter

L’espace onirique du rêve et l’espace du psychodrame permettent d’agir, de jouer et de faire circuler cet univers fantasmatique.

Ce cas clinique me permet aussi d’illustrer l’effet de résonance fantasmatique face au récit du rêve et à la scène psychodramatique. Je reprendrai le parallèle entre espace onirique et psychodramatique quant aux effets spécifiques de résonances fantasmatiques déclenchées chez les membres du groupe.

Je reviens à la scène de psychodrame de ce groupe pour mieux expliquer ce que je viens de dire. Après la scène de la sortie de la patiente, tous les membres du groupe restent en silence et perplexes. Celui qui a ouvert la porte « poussant » l’autre à sortir de la scène et faire un passage à l’acte en séance, se voit reprocher son acte par le reste du groupe. Un des participants lui reproche d’avoir ouvert la porte du cabinet et non pas une porte imaginaire dans l’espace psychodramatique. D’autres ressentaient de l’étonnement et du soulagement à la fois. Ce qui les rassurait s’exprimait dans ces mots : «…qu’elle arrête de menacer le groupe et qu’elle se casse », comme si elle pouvait garder « hors du groupe » le fantasme d’abandon, expulsé dehors avec elle. Pour les protagonistes de la scène, la patiente a pu sentir dans sa peau une mère qui transmettait des messages inconscients et des non-dits, ainsi que l’hostilité intolérable représentée par le fils qui exprimait son agression refoulée envers sa mère. Dans le cas de l’autre protagoniste, le rôle lui a permis de dépasser sa paralysie face aux messages de sa mère, prenant conscience que son agressivité était une réaction défensive à la soumission qui le paralysait. Il a pu aussi faire un changement interne pour retrouver par la suite une communication moins contaminante avec sa mère.

Cette scène a fourni du matériel de travail d’élaboration groupale pendant quelque temps. Le signifiant « on a ouvert la porte… », revenait sans cesse sous forme de blagues, métaphorisant la barrière de la censure qui s’était levée.

Par ailleurs, la résonance que la scène avait eue dans l’histoire de chaque membre, provoqua une prise de conscience spontanée du reste du groupe du lien entre ce qu’ils avaient dramatisé ou observé, et leurs fonctionnements personnels.

Dans les scènes du psychodrame en groupe, les différentes alternatives de la scène réellement vécue favorisent l’élaboration et l’évolution du travail analytique. Dans ce cas, le vécu subjectif de chacun a apporté différentes lectures de la scène qui ont eu lieu durant plusieurs séances.

Ce type d’élaboration selon moi ne peut se développer que moyennant un travail analytique pour lequel il y a lieu d’employer certaines techniques, tel que demander au rêveur ou à l’acteur d’imaginer un autre scénario d’une partie du rêve ou de la scène, ou bien une autre fin du rêve ou de la scène. Ceci permet de « profiter » au maximum de la scène pour permettre la circulation dans le groupe d’une scène et de ses signifiants privés dont le groupe s’appropriera pour l’analyse subjectif dans le vécu de chacun. De surcroît, la situation théâtrale tragique devient comédie.