2.1. Le groupe et le rêve : ressemblances et différences

Pour aborder ces deux sujets, il convient d’en rechercher les points de convergence et de divergence. D. Anzieu a déjà étudié ces ressemblances lorsqu’il énonce : «on entre en groupe comme on entre en rêve » 34 . Je reprendrai cette analogie pour l’approfondir. Le groupe et le rêve partagent certaines caractéristiquesscéniques, de figuration et de symbolisation.

Dans le groupe, le face à face provoque le jeu des regards : le regard subjectivant de l’autre devient ainsi indispensable pour se retrouver comme être humain. Ces interjeux spéculaires entre les participants vont impliquer l’entrée et la sortie de cette place désignée par l’autre et assumée par chacun. De même que le petit enfant construit l’image de lui-même dans la rencontre du regard de sa mère, le groupe à son début entre dans une étape d’illusion et de fusion. Cette régression au narcissisme primaire où la figuration scopique est prédominante, est propice à la suspension de la réalité externe vécue par les groupes à leur phase initiale et à différentes étapes. Cette même régression qui laisse la réalité extérieure de côté, est elle-même une condition nécessaire à l’entrée dans le rêve. Lorsque le groupe se fige dans un mode isomorphique, où prédomine le narcissisme primaire, chaque membre occupe une place établie dans et par le désir de l’autre. Un tel groupe devient « archigroupe », « le groupe rêvé par tous » 35 ainsi nommé par R. Kaës, où le pôle perceptif domine de manière telle qu’il n’existe pas de distinction entre le perçu et le représenté.

L’identité de perception rejette toute preuve de réalité et l’esprit de corps s’installe dans le groupe.

Le rêve et le groupe ont donc en commun le mécanisme de la régression, chacun sous une forme particulière. Lorsque le groupe devient archigroupe, il se mimétise avec le mode de fonctionnement du rêve sous le règne du pur principe de plaisir.

Afin de mieux comprendre ce rapprochement entre l’archigroupe et l’état onirique, il est nécessaire de définir le processus primaire qui produit le rêve.

D’après S. Freud, la matière première du rêve est constituée par le lien entre un reste diurne préconscient et un désir inconscient infantile propres à l’expérience du rêveur.

Lorsqu’il s’agit de la forme que prend le groupe dans le rêve d’un individu, le reste diurne du groupe peut se lier non seulement à un désir inconscient du rêveur mais aussi aux désirs inconscients des fantasmes des autres membres du groupe. Ces fantasmes et désirs « étrangers » feront partie du scénario du rêve individuel.

Le groupe ainsi que les rêves sont donc des réalisations imaginaires de désirs tel que le souligne D. Anzieu (1978). Cependant les désirs peuvent être ceux de plus d’un sujet quand nous nous penchons sur le groupe dans le rêve.

Revenant à notre comparaison entre le groupe et le rêve : nous constatons que l’élaboration onirique qui déforme les idées latentes du rêve et transforme ce contenu en un contenu manifeste plus acceptable pour la censure, opère au travers des mêmes mécanismes que ceux du groupe (condensation, déplacement, figurations symboliques de désirs, diffraction, retournement en son contraire, etc.)

E. Pichon Rivière (1985) considère qu’un groupe peut se définir comme tel, lorsque chaque participant se lie aux autres en configurant une  représentation interne du groupe. Selon E. Pichon Rivière, le groupe est un ensemble de personnes articulées par leur représentation interne mutuelle, telle est la condition indispensable à la constitution du groupe.

Le groupe interne est constitué comme le produit de l’internalisation des imagos des objets familiers dans un complexe réseau de scènes – modèle dramatique – projetés sur le groupe externe au niveau du transfert.

Les relations d’objet du groupe interne de chaque participant et leurs désirs inconscients se déposeront dans l’autre, en fonction de la relation d’ensemble du groupe.

R. Kaës pluralise le concept en donnant une dimension plus complexe. Il pose le concept de « groupes internes » : un ensemble d’imagos, des complexes familiaux, des relations identificatoires, des relations d’objets et des fantasmes originaires. Si nous le comparons à celui de P. Rivière, l’on peut différencier une autre catégorie : pour. R Kaës ce sont aussi des organisateurs groupaux intrapsychiques. Ce dernier considère que dans la deuxième topique freudienne, le Moi, le Ça et le Surmoi forment un groupement interne ; l’appareil psychique est donc structuré comme un groupe.

La diffraction ou la distribution de ces groupes internes dans et sur le groupe s’effectue lorsque l’autre incarne dans sa présence réelle les fantasmes des sujets et les rôles inconsciemment distribués qui déclenchent diverses scènes dans le contexte groupal. Cette diffraction aux multiples déplacements et projections est une « décondensation », où les imagos, les images et les représentations du monde interne se projettent à l’extérieur en se libérant des pulsions internes intolérables.

C’est ainsi que le groupe se présente comme un scénario où les fantasmes de chacun se dramatisent dans la trame groupale, utilisant les mécanismes du rêve, principalement la symbolisation et la figuration.

Cette dramatisation est spontanée dans le groupe, nous la retrouvons cependant aussi plus virulente dans le psychodrame.

Les effets de figurabilité onirique stimulés par l’espace psychodramatique (obscénalisation), vérifiés par B. Duez, nous amènent à effectuer un autre parallèle. L’élaboration secondaire du rêve est semblable au discours du groupe (processus secondaire) qui déforme la circulation fantasmatique. Cet effet de la censure s’estompe dans les mises en scènes groupales, ainsi que dans les gestes, la mimique et toute expression préverbale.

Lorsque l’analyste interprète un rêve, il prend le chemin inverse de l’élaboration secondaire onirique, pour révéler - à travers les associations libres du patient - les idées latentes et les désirs refoulés qui y sont contenus afin de désarticuler la censure.

Dans la mise en images du psychodrame psychanalytique jaillissent sous d’autres formes les mêmes désirs inconscients que ceux observés dans les rêves. C’est pourquoi le rêve et le psychodrame dans les groupes constituent deux moyens de découverte de la censure qui se produit par la mise en mots et les discours des patients. Il se pourrait que les effets d’obscénité du psychodrame soient similaires à la surdétermination des récits des rêves.

De plus, ces similitudes nous renvoie aux concepts évoqués par R. Kaës : on peut analyser le groupe comme un rêve et le rêve comme un groupe, mais il est nécessaire d’en souligner les différences basiques :

  • Le groupe possède son existence propre au-delà des fantasmes de ses membres, tandis que le rêve, lui, ne se figure que dans l’espace de la réalité psychique.
  • Le groupe trouve une limite à la réalisation de ses désirs dans la présence réelle de l’autre. Cette limite frustrante fonctionne en même temps comme une possibilité de mobilité et de croissance mettant en travail le principe de réalité. Le rêve est guidé par le principe du plaisir pur et même si dans le groupe la tendance à l’isomorphie s’impose dans certaines périodes, le travail de la pensée peut inverser cette tendance.
  • La suspension de la réalité extérieure est absolue dans le rêve, puisque le pôle moteur est quasiment désinvesti. Dans le groupe cette suspension est momentanée et relève de l’imaginaire.
  • Dans le chapitre VII de L’interprétation des rêves, Freud remarque que l’appareil psychique part du pôle perceptif pour aller jusqu’au pôle moteur, de la pensée préconsciente à la consciente. Le processus du rêve, au contraire, a un caractère régrédient, du fait que la psyché à l’état de repos va en sens inverse, l’inhibition motrice stimulant la régression.

Il faut noter aussi que, dans les formes pathologiques de la régression, aussi bien que dans le rêves, le transfert d’énergie doit être différent que dans la régression normale, puisqu’il aboutit à un investissement hallucinatoire total des systèmes perceptifs.

Une autre différence entre le rêve et le groupe s’observe dans le processus de régression. Bien que celle-ci exerce dans le groupe une forte attirance, la tendance sera finalement progrédiente. Cependant, il faut tenir compte qu’en arrière plan du fonctionnement progrédient, la voie régrédiente opère parallèlement dans tous les groupes. Dans certaines étapes du groupe, le mode régressif peut s’imposer sur la progression du groupe (régression formelle de la pensée) et le transfert groupal prend, alors, la forme d’une régression temporelle.

De ce fait, la différence fondamentale réside dans le mode hallucinatoire spécifique du fonctionnement du rêve. Le rêveur ne peut donc que demeurer dans le pôle perceptif sans pouvoir progresser vers la pensée et l’action.
Pour le groupe, cette progression peut être garantie par un cadre qui permet au groupe le travail de cette régression dans un processus de transcription de la pensée.

B. Duez souligne ce constat :

‘« La situation de groupe introduit une régrédience formelle, les sujets peuvent être à même d'échanger selon des formes plus régressives, contacts, mimiques où l'imaginaire prend très largement sa part. Nous savons comment ce n'est qu'au prix du maintien actif du cadre que nous pouvons permettre le respect des conditions de figurabilité qui instaurent la valence psychanalytique du cadre dans les situations de groupes » 36

Nous pouvons donc illustrer de la façon suivante les éléments de la combinaison du groupe et du rêve, qui donnent lieu à cette nouvelle dimension de l’analyse :

Aussi est-il très significatif que les groupes et les rêves gardent des similarités structurales et processuelles 37 . Nous avons souligné que leurs différences décrites ci-dessus sont primordialement associées aux espaces psychiques d’appartenance.

Notes
34.

Anzieu, D., 1978, El grupo y el inconsciente, Edit. Biblioteca, Nueva , Madrid, p. 174 (la traduction est à moi)

35.

Kaës, R., 1986, El aparato psíquico grupal, Edit. Gedisa , México, p. 235 à 246 (la traduction est à moi)

36.

Buez, B., 2000, Narcissisme et groupe - Narcissisme primaire ou narcissisme originaire - le travail du narcissisme dans les groupes, Funzione Gamma, 11, in http://www.funzionegamma.edu/magazine/numero12/cover12.htm

37.

Selon D. Anzieu le groupe est l’association entre un désir et sa défense, mise en scène d’images et d’angoisses intérieures. Une autre définition intéressante pour cette analogie, c’est celle de R.Kaës, le groupe est une diffraction externalisée des groupes internes. Freud en 1915 définit le rêve comme la substitution de la scène enfantine modifiée par le transfert actuel et comme la réalisation (masquée) d’un désir refoulé.