2.3.2. Différence dans le travail d’interprétation entre la cure type et le groupe

Considérant le travail de l’interdiscursivité comme spécificité du travail du groupe psychanalytique, je m’interroge sur les apports du groupe envers l’individu mais aussi sur ce qui peut rester hors analyse dans chaque membre du groupe.

J’ai eu des patients en analyse individuelle à qui j’ai recommandé le passage au groupe thérapeutique et vice versa en fonction des cas.

Les évolutions se sont avérées importantes dans les deux sens. Une patiente en analyse individuelle avait un discours peu consistant, elle a pu surmonter dans le groupe ses difficultés de communication de manière immédiate. Les effets subjectifs du lien groupal ont joué de façon bénéfique en la libérant des émotions retenues dans un lien duel. Elle a pu exprimer ses sentiments grâce à la diffraction des transferts latéraux.

Un autre patient aux caractéristiques hystériques et phobiques marquées, était pris par le groupe comme captivé ou figé. Le passage à un dispositif individuel a permis à ce patient de penser tout seul à lui-même.

L’une des différences fondamentales entre la cure classique et le face à face dans le groupe est la redistribution du transfert qui va se diffracter sur les membres du groupe. Dans la cure type, le transfert n’est condensé que sur la figure de l’analyste. Cette diffraction des groupes internes de chacun sur les autres, relève de ce que chaque regard va promouvoir chez chaque participant générant un effet de miroir. L’imaginaire est donc plus présent que dans la cure où le divan empêche que s’établisse le regard. La fonction de ce regard des autres dans le groupe est un autre repère différentiel. Comment va alors jouer le regard de l’autre dans le processus thérapeutique ? Il est communément admis que la privation sensorielle qu’impose le dispositif de la cure classique amène, d’une part à une régrédience vers la découverte de la réalité psychique et d’autre part, dans un double mouvement, à une progrédience vers la pensée et sa mise en paroles. Par contre, le regard des autres du groupe implique une régression intense et si intense qu’elle se rapproche de celle du processus onirique. Dans les rêves, la régression va produire une transformation en images des pensées, là où la représentation de mots renvoie à la représentation de choses.

S. Freud souligne que la régression dans le rêve – topique et temporelle –, il semblerait :

‘« …qu’un aménagement de la figurabilité conduise tout le processus » 44

Tout comme dans les rêves, la figurabilité des fantasmes inconscients des membres d’un groupe, conduit le processus régressif. Celui-ci est intensifié par les jeux des regards évoquant le besoin du nourrisson de se refléter dans le regard subjectivant de sa mère.

Je reprends S. Foulkes qui, depuis une autre perspective, signale aussi l’importance de l’interjeu des regards et de tous les éléments du niveau non verbal, tel que la disposition géographique de chacun, les gestes, etc. A titre d’illustration, S. Foulkes (1985) 45 raconte le récit du rêve que fait un patient où celui-ci pouvait prendre une position différente face à un conflit dans le rêve. Pendant ce récit, il était assis à la place habituelle d’un autre membre du groupe absent qui affrontait toujours ses conflits avec moins de résistance que lui. J’estime que le changement de place est une façon de dramatiser ce qu’exprimait le désir du rêve : agir comme son camarade. Ce rêve est naturellement « dramatisé » par le patient pendant le récit. Est-ce un effet propre au groupe ? Comment ce patient exposerait-il ce même rêve dans une cure classique ?

Dans la cure type, la chaîne discursive est le point de départ pour interpréter les fantasmes inconscients, alors que dans le groupe ce l’on appelle « la dramatique » est à mon avis le langage particulier et essentiel pour construire une interprétation.

Le face à face des corps va stimuler cette dramatique et la transformation en images des souvenirs et des fantasmes, produira la mise en scène de ces fantasmes par le groupe. Le regard des autres réels dont la présence incarne les objets internes des fantasmes inconscients, donne lieu à une modalité de figuration caractéristique du groupe.

Lorsque M. Bernard souligne que dans le groupe

‘« …la situation analytique se trouvant ainsi libérée de son ancrage aux murs de retenue du langage, il y a stimulation de la régression qui tend à faciliter la figurabilité des contenus psychiques » 46

Il marque ainsi l’une des différences entre ce qui distingue le cadre de la cure traditionnelle et le cadre de la thérapie en face à face. Dans le premier cadre, les associations sont liées aux mots (au niveau du langage) et dans le second, s’y ajoutent les associations contenues et incarnées dans le corps du sujet (au niveau du langage particulier du « corps groupal »).

Sur cette dimension du langage, Freud (1900) a affirmé que le travail du rêve ne saurait pas créer du discours. Dans la mesure où des discours et des réponses apparaissent dans les rêves, qu’ils soient sensés ou déraisonnables, l’analyse montre à chaque fois que le rêve n’a fait que reproduire des fragments de discours réellement survenus ou entendus qu’il a emprunté aux pensées de la veille et employé à son gré. Non seulement il les a arrachés de leur contexte et morcelés, a pris un fragment, en a rejeté un autre, mais encore il a fait de nouvelles synthèses, de sorte que le discours du rêve, qui paraissait d’abord cohérent, se perçoit dans l’analyse coupé en trois ou quatre morceaux. Durant le récit du rêve, le sens des mots reçoit un sens entièrement nouveau.

Nous observons dans le groupe que les mots prennent aussi un sens nouveau et que ce sens est mis en figuration et métaphorisé dans la scène groupale où les fantasmes inconscients ne circulent pas seulement au travers des mots sinon par l’intermédiaire de la scène même.

Freud souligne que

‘« le rêve fait un usage limité du langage symbolique dont la signification reste, pour la plus grande part, ignorée du rêveur … Ce langage symbolique tire vraisemblablement son origine de phases antérieures de l’évolution du langage » 47 . ’

Ce langage symbolique nous renvoie à une étape préverbale que nous pensons être formée d’images et de signes pictogrammatiques. Nous découvrons aussi ces derniers dans le « dessin » du tableau groupal. La mise en scène du rêve en groupe nous plonge directement par la voie de la figurabilité dans un niveau primitif de la psyché et de la vie fantasmatique de chaque membre du groupe.

Dans ces conditions, l’interprétation de la mise en scène des fantasmes permettrait-t-elle de passer de « l’autre scène  » à la pensée comme c’est le cas avec des mots du récit du rêve? Quelle position devra trouver l’analyste pour interpréter une scène dont il fait partie? Comment peut-il interpréter un tableau dont il est l’un des personnages ?

M. Montrelay nous apporte une réponse à ces interrogations, lorsqu’elle écrit :

‘"Si interpréter un rêve veut dire non pas en donner une explication, mais le déployer dans le champ flottant, il s'agit là d'un exercice peu différent de celui du musicien qui reconstruit une partition. Non seulement on prendra le rêve comme un système de plans logiques, de rythmes, formes etc., mais on prêtera à ses éléments toutes sortes de valeurs sonores, sémantiques, visuelles, spatiales, qui mettent en jeu tout autant l'histoire, la culture, le langage, que la sensibilité et le corps de l'analyste et de l'analysant. Il s'agit donc, ici encore, de "réactiver un système donné" 48

Il est intéressant de remarquer dans ce paragraphe que ce « déploiement dans le champ flottant » impliquera que l’analyste visualise le groupe ainsi que ce que le rêve mobilise en lui. En effet, comment cette mélodie où chaque membre apporte un fragment d’un tout, résonnera en lui?

M. Montrelay met en relief que dans ce système chaque extrait de cette partition doit être prise en compte. Chaque rudiment est composé du verbal et non verbal. Cet auteur donne une place importante à l’interprétation de tous les éléments culturels du rêve, sujet que je vais approfondir une fois amorcée la généalogie de cette problématique : l’inscription de l’autre dans la psyché. Pour cela, je vais poser le statut de l’autre dans son intervention dans le processus de création du rêve.

Ultérieurement, il convient de réfléchir au rôle joué par l’analyste dans ces conditions particulières de groupe et la technique d’interprétation des rêves qu’il doit développer.

Notes
44.

Freud, S., 1915, « Adición metapsicológica a la teoría de los sueños, Vol II, Oeuvres Complètes Edit, Bibioteca Nueva, Madrid, p. 2086 (la traduction est à moi)

45.

Foulkes, S., 1985, Psicoterapia grupo-analítica, Edit. Gedisa, Barcelona

46.

Bernard, M., 1995, « L’inconscient et les liens dans divers cadres du travail psychanalytique », Inconscient et Liens, Conférence à l ‘Université de Lyon, p. 883

47.

Freud , S., 1938, Compendio del Psicoanálisis, Vol. III, Ouvrages Complètes, Edit. Biblioteca Nueva, Madrid, p. 3392 (la traduction est à moi)

48.

Montrelay, M., 1983, Aubier, automne, « Lieux et génies », Cahiers Confrontation n ° 10, p.119.