2.6.1. L’interprétation des rêves : deux lectures du même cas

Une première lecture du rêve que nous venons de travailler 56 (*1) pourrait se référer au concept d’identification à l’agresseur. Selon ce mécanisme de défense, la patiente aurait éliminé dans son rêve chaque personne qui parlait pour soumettre activement l’autre à la même terreur dont elle avait été victime. Par ailleurs, elle ne pouvait pas parler non plus car elle serait terrorisée à la seule idée que l’autre puisse la faire disparaître. Elle serait donc identifiée à la fois à la victime et au bourreau, son rêve condenserait ces deux positions dans un même espace-temps.

Dans le rêve elle ne voulait pas que son analyste parle croyant qu’elle allait le tuer par sa haine. Elle aurait voulu le protéger ainsi de sa propre agressivité.

Cette haine se retrouve dans l’histoire infantile de cette patiente reliée à l’interdiction de parler de même que dans le rêve. Un lien sado-masochiste s’était établi avec son père ainsi qu’une relation d’agressivité avec ses sœurs dans un contexte d’autoritarisme familial.

La définition d’identification à l’agresseur rend compte du mécanisme que cette patiente pourrait avoir utilisé. C’est Anna Freud (1936) qui développe cette notion qui fait partie de la constitution du Surmoi. Laplanche et Pontalis vont la définir comme un mécanisme de défense d’un sujet face à « un danger extérieur » (représenté typiquement par une critique émanant d’une autorité). Cette identification peut se produire :

‘« (…) Soit en représentant à son compte l’agression telle qu’elle est, soit en imitant physiquement ou moralement à la personne de l’agresseur, soit en adoptant certaines symboles de puissance qui le désignent. (…) Le comportement observé est le résultat d’un renversement de rôles : l’agressé se fait agresseur. (…)
L’agresseur est introjecté, tandis que la personne attaquée, critiquée, coupable est projetée à l’extérieur. Ce n’est qu’en un second temps que l’agression se tournera vers l’intérieur, l’ensemble de la relation étant intériorisé ». 57

En fait, dans notre cas, les mots de son père exerçaient sur elle une violence avérée ; cette violence qui revient à l’intérieur l’amène a connoter que parler était donc déjà pour elle un acte violent et dans le fantasme, une menace de mort ; ne pas parler était s’assumer comme morte et éviter ce terrible pouvoir qu’elle croyait détenir

Le contexte de la dictature serait venu généraliser à la société cette dynamique ravageuse des liens jusque-là contenue seulement dans l’espace familial.

Ce rêve pourrait être sous ce point de vue, une illustration de l’imbrication multidimensionnelle entre la rencontre du terrorisme intérieur subjectif, le terrorisme adressé au groupe comme destinataire du rêve et le terrorisme d’état ; ces trois dimensions se chevauchant et traversant l’ensemble du rêve.

Une deuxième lecture 58 (*2) questionnerait cette utilisation du concept de l’identification à l’agresseur parce qu’elle suspend, pour une part, le travail d'élaboration en le ramenant à la seule identification, mais aussi parce que dans un contexte de catastrophe sociale, ce mécanisme se met en place à priori dans des liens personnalisés de l’histoire du sujet. Or la dictature semait la terreur de façon anonyme où l’agresseur n’était pas identifiable mais la menace était généralisée et permanente.

Dans la clinique de ces situations traumatiques, il est risqué voire peu recommandé, de travailler, du moins au départ, sur le passé des victimes, car la situation traumatique efface la différentiation Moi / Non-moi. L’impact du trauma est si fort, que le sujet se retrouve « sans passé » et quasiment « sans Moi ». Il faut donc d’abord travailler sur cet état de fragilité du Moi pour que le sujet puisse établir la différence entre lui et l’autre, entre le passé et le présent, pour pouvoir dans l’après-coup, restituer son histoire singulière passée.

En effet, il y a souvent des phénomènes de fausses prédispositions ou de faux après-coup qui se manifestent chez les patients où le passé subit un ré-éclairage par le présent.

Dans ces après-coup les patients passent inconsciemment de leur passé à une vision du monde transformée par la nouvelle expérience. C’est un nouvel éclairage que ce passé n’avait pas ou peu avant l’événement traumatique. Dans une telle situation, on pourrait dire que « le passé est porté disparu » (J. Lacan).

A partir de cette mise en garde une deuxième lecture sera axée sur un travail de l’actuel tel que le suggère B. Duez. Ce dernier propose d’utiliser le concept d’intrus de J. Lacan (1938), ainsi que le concept d’aliénation de P. Aulagnier (1977), pour élaborer la menace de mort et lier à nouveau pulsion de mort et pulsion de vie, désintriquées par le trauma.

Le complexe d’intrusion se réfère à l’expérience de l’enfant qui est observable entre l’age de six moins et de deux ans, lorsqu’il

‘"…voit un ou plusieurs de ses semblables participer avec lui à la relation domestique, autrement dit lorsqu'il connaît des frères; [...] dès ce stade s'ébauche la reconnaissance d'un rival c'est-à-dire d'un autre comme objet". 59

L’autre, l’intrus, est un rival mais représentera secondairement un objet d’identification. L’atténuation de cette rivalité primaire, la jalousie, l’agressivité concomitante et le dépassement de la haine, selon J. Lacan seront la base de toute sociabilité : c’est pourquoi l’agressivité est secondaire à l’identification avec l’objet rival.

Il est très important de remarquer que cette identification en tant qu’elle permet l’accès au lien de parité est à la fois partie constitutive de la construction du Moi :

‘« La perception de l'activité d'autrui ne suffit pas à rompre l'isolement affectif du sujet. Tant que l'image du semblable ne joue que son rôle primaire, limité à la fonction d'expressivité, elle déclenche chez le sujet émotions et postures similaires. Mais tandis qu'il subit cette suggestion émotionnelle ou motrice, le sujet ne se distingue pas de l'image elle même. Dans la discordance caractéristique de cette phase, l'image ne fait qu'ajouter l'intrusion temporaire d'une tendance étrangère: l'intrusion narcissique. L'unité qu'elle introduit dans les tendances contribuera pourtant à la formation du moi. Mais avant que le moi affirme son identité, il se confond avec cette image qui le forme". 60

A partir de ces conceptualisations de J. Lacan, si l’on se réfère à la fonction de l’intrus, celle-ci souvent pensée comme négative et menaçante, nous constatons que l’intrus joue ici un rôle structurant.

Le danger c’est l’intrusion même, tandis que la figure de l’intrus permet d’accéder à la figure du pair et du semblable en dépassant le désir de meurtre.

J. Lacan poursuit:

‘"Le sujet engagé dans la jalousie par identification, débouche sur une alternative nouvelle: ou bien il retrouve l'objet maternel et va s'accrocher au refus du réel et à la destruction imaginaire de l'autre; ou bien conduit à quelque autre objet (…), puisque concurrence implique à la fois rivalité et accord; mais en même temps il reconnaît l'autre avec lequel s'engage la lutte ou le contrat, - [la jalousie] se révèle comme l'archétype des sentiments sociaux. » 61

En effet, l’enfant qui voit l’amour que sa mère lui porte, menacé par un autre enfant, nouveau venu, devra renoncer à l’envie de faire disparaître l’autre pour garder l’amour de l’objet. C’est ainsi que l’autre se retrouve dans la même position que lui, lien horizontal qui garantit l’interdit de meurtre et l’accès à un lien de parité.

Reprenons notre rêve pour comprendre cette deuxième lecture et voir comment la figure de l’intrus se présente chez cette patiente.

Nous pouvons remarquer qu’entre la peur pour l’autre et la peur pour soi, c’est l’ambiguïté qui prédomine dans ce rêve. Cette ambiguïté ne permet pas de délimiter ce qui appartient à l’autre et ce qui appartient à soi (Moi/Non Moi), la figure de l’intrus qui permet de réaliser cette différenciation est floue et la patiente ne peut donc destiner sa destructivité vers quelqu’un qui la contiendrait.

C’est dans ce sens que nous nous référons à la fonction aliénante et la violence primaire exercée par la mère sur le nourrisson. En lui attribuant un sens (tu as faim…), elle le lui impose mais elle lui permet ainsi de construire une différence entre elle et lui et par la contenance de son amour elle permet à son enfant de lui adresser son agressivité éveillée par la frustration.

L’agressivité ainsi déposée dans l’autre cesse de menacer le nourrisson (la destruction n’est plus à l’intérieur de lui) et la résistance de la mère à cette menace de destruction par cette haine sachant la modifier, permettra à l’enfant de continuer à se différencier dans un contexte de sécurité psychique.

C’est dans ce jeu d’aller-retour, où la mère impose mais aussi modifie le sens qu’elle prête à l’enfant depuis son interprétation (fonction Alpha de Bion), que le nourrisson va pouvoir dépasser l’angoisse de destruction.

Le groupe dans le cas de notre patiente a permis de destiner et de faire circuler la figure de l’intrus distribuée sur les membres du groupe à partir du récit du rêve apporté dans ce cadre.

Quant à l’analyste, celui du rêve et celui du groupe, il se prête à la fonction maternelle et aliénante pour contenir l’agressivité ambiante tout en imposant un sens perdu et vital (il faut parler). L’analyste dans le rêve avant de disparaître émet deux mots : « il faut… ». Ceux-ci ont valeur d’interprétation : ils marquent le besoin impératif que tous et chacun ose parler, « porte » sa propre parole, la prenne en charge pour être vivant et ce malgré la peur et le risque que cette parole condamne et porte la mort.

Je me suis interpellée sur comment lire ce qui travaille sur le groupe au niveau de la transubjectivité afin de le lier à partie du rêve.

La perversion de la relation du tyran à ses victimes introduit un effet de distorsion de sens dans la population. Les gens attribuent le pouvoir de vie et de mort au fait de parler. Ce pouvoir est en fait exercé par le dictateur qui utilise l’interdiction de la parole de façon ambigüe et paradoxale, c’est lui qui introduit le facteur létal dans la prise de parole. Il propose un choix qui est le suivant : parler c’est la mort, ne pas parler c’est l’absence de valeur et de sens pour les vivants (mort psychique).C’est ce paradoxe qui « porte » la confusion dans la société et paralyse l’esprit critique des gens les laissant dans un état d’ambiguïté et d’indécidabilité, les paroles n’ont plus de sens, elles sont seulement des armes mortelles. Les mots deviennent si dangereux du fait qu’ils représentent les différences de pensées entre sujets non-aliénés par rapport au discours dominant. Toute pensée différant de l’idéologie officielle, inquiétait le gouvernement militaire qui « justifiait » les disparitions des personnes. Ceci peut se traduire dans ce contexte, par la disparition de la pensée. L’état d’ambiguïté est donc produit par un message paradoxal dans lequel la disparition aussi bien psychique que physique était inéludable.

Je reprendrai l’analyse de cette dynamique sociale du phénomène dictatorial de façon plus approfondie plus avant.

Pour notre patiente, être passée par la preuve que les autres ne disparaissent pas lorsqu’elle raconte son rêve au groupe lui permet de construire une inscription psychique de sa peur qui jusque-là n’était pas liée.

Par ailleurs, c’est aussi l’expérience réelle du groupe qui lui permet ce réajustement où le groupe résiste effectivement à cette distorsion des effets de la parole ce qui n’était pas le cas au temps du trauma. Ce groupe thérapeutique a restitué à la patiente un contexte favorable à la circulation de la parole. C’est donc le « ici et maintenant » de ce groupe précis qui a permis l’élaboration du trauma. L’attribution d’une marque psychique à la peur de la parole est rendue possible par une prise de conscience de la patiente au travers l’existence de ce nouveau groupe, contrairement à ceux où cette peur était réalisée. La « logique » prédominante était celle de la perversion qui s’appuie sur la haine et la négation de l’humain de la part du dictateur et de ses « suiveurs ».

Le rêve que nous venons d’approfondir était directement lié à une époque et à une réalité précise et même si je n’ai pas travaillé comme psychologue durant la dictature, j’ai eu l’occasion d’en voir ces effets sur l’appareil psychique après-coup, comme dans ce cas.

Notes
56.

(*1) Communication personnelle avec G. Bar de Jones

57.

Op. Cit., p. 190/191

58.

(*2) Communication et Supervision personnel avec Bernard Duez

59.

Lacan, J., 1938, Les complexes familiaux dans la formation de l’individu : Essai d'analyse d'une fonction en psychologie, Navarin Editeur, Bibliothèque des Analytique, Collection Le Champ Freudien, Paris, Edit.1984, p. 39

60.

Op. Cit. Lacan, J., 1938, Les complexes familiaux dans la formation de l’individu : Essai d'analyse d'une fonction en psychologie, p. 45

61.

Op. Cit. . Lacan, J., 1938, Les complexes familiaux dans la formation de l’individu : Essai d'analyse d'une fonction en psychologie, p. 46