2.7. Rupture du lien social et restauration de l’économie psychique dans le groupe de psychodrame

Aujourd’hui, les rêves apportés par certains patients en Argentine mettent souvent en figuration la crainte de la perte du travail et cela nous demande prendre en compte le travail de la signification sociale octroyé au travail.

La situation actuelle du pays face au chômage, qui a pris des proportions énormes depuis la crise de 2001 où les argentins se sont vus confisqué leur argent par l’Etat, explique en partie ce phénomène. Par ailleurs, je me demande si on ne retrouve pas la trace du passé, celle de la dictature politique, dans une actualité vécue comme une sorte de nouvelle forme de dictature, celle-ci économique, et ce malgré l’instauration de la démocratie, c’est encore l’Etat qui attaque ces citoyens sous d’autre forme, Certes, la situation de perte de travail n’a pas la même dangerosité que le terrorisme d’état. Mais la menace à l’autoconservation se reproduit dans le manque d’étayage des institutions qui attaque le lien social. Dans l’état actuel des nos jours, on retrouve aussi la prégnance d’une situation abrupte, violente où les points de repères sont perdus ce qui amène à une perte de sens, comme c’était le cas au temps de la junte militaire.

Suite à cette crise, les gens peuvent entrer en chômage du jour au lendemain sans raisons valables par rapport au développement professionnel de l'individu. Même si cette situation est mondiale, en Argentine le chômage implique de rester sans revenus, car l’allocation chômage ne suffit nullement à survivre et il entraîne souvent une perte de la sécurité sociale ainsi que dans la plupart des cas, l’impossibilité de retourner au circuit productif.

E. Aguiar (1997) 62 explique ce phénomène comme un moyen et une tactique de contrôle social, la menace du chômage fonctionnerait selon elle, comme un "chantage social" faisant pression pour accepter tout type de conditions de travail, exploitant l’idée que beaucoup de monde serait disposé à accepter un poste pour moins d'argent.

Elle affirme que cette menace sous-tend une forme de violence engendrant un trauma social qui bouleverse la notion temporelle et la structure du quotidien de la vie familiale. Un autre effet du chômage qu’elle remarque consiste à la « privatisation de la culpabilité sociale », lorsque l’individu ressent le manque du travail agissant comme une responsabilité propre, comme une inculpation et un échec de projets personnels.

La perte du travail s’accompagne d’une sensation de perte d’estime de soi, c’est-à-dire, de dévalorisation et de disqualification des aptitudes propres.

Il y a divers effets du chômage qui sont travaillés par plusieurs psychanalystes tels, entre autres R. Kaës, J. Puget, Castel, V. Galli, A. Schlemenson, M. F. Hirigoyen. Je ne développerai pas ces idées parce que l’objet de mon analyse est l’impact du chômage sur les rêves et non pas le chômage en soi. Cependant, la plupart des auteurs sont d’accord sur le fait que le travail représente un organisateur social psychique structurant. Ce qui m’intéresse alors est de signaler qu’actuellement dans les récits de rêves, nous remarquons certains effets de cette crise sociale qui laissent entendre cette sensation d’être mis à l’écart, le sentiment de se retrouver « dehors », d’être démuni et sans ressources d’apaisement.

Je me baserai donc pour travailler ce point, sur mon expérience avec quelques groupes sur cette question spécifique.

J’utilise les techniques psychodramatiques pour mettre en scène ces rêves dans le groupe. Celles-ci permettent aux membres de développer de nouvelles formes de représentation des situations de crises passant par de nouvelles modalités de transfert.

C’est sur ce plan de la figurabilité groupale que la captation du rêve par le groupe va d’une part, amplifier la vision du rêveur et donc les possibilités psychiques de son élaboration. D’autre part, pour le reste du groupe, le rêve résonnera dans le fantasme singulier tout en déclenchant des associations mobilisatrices de l’imaginaire groupal. Finalement, nous assisterons à une appropriation par le groupe du rêve du rêveur qui devient alors, le rêve du groupe et un autre rêve pour chacun des membres.

J’exposerai plus précisément ce cadre de travail un peu plus bas avec des exemples cliniques à l’appui.

La mise en figurabilité de certaines scènes de rêves où la motion mortifère véhiculée par l’environnement peut s’actualiser, est une voie d’expression des dérivés externes de la pulsion de mort supportés par le sujet. S’ils ne peuvent être métabolisés, le sujet risque de voir en plus, se déclencher des effets mortifères propres à son histoire. Le rêve est un instrument qui opère aussi comme un signal d’avertissement pour détecter le risque de tentatives de suicides en constante progression et permet éventuellement, de les prévenir.

La figurabilité groupale des rêves permet d’élaborer les émotions débordantes pour la psyché, émotions négatives qui peuvent se transformer à tout moment en passage à l’acte, somatisations, etc. Cela semble être parfois une tentative de rétablissement de l’économie psychique, mais le coût est lourd à payer. C’est sur ce même plan que se manifeste la disposition spatiale du groupe.

Voici une séance représentative pour illustrer cette hypothèse. Après avoir perdu son travail, un patient manque à plusieurs séances. Cette réaction peut se lire comme une défense face à l’impact de la perte vécue. Sa chaise vide symbolisait selon les associations du groupe l’image sur place du chômeur. Le sentiment de non assignation sociale était recréé au niveau groupal, le groupe donnait ainsi une place à la « non place » reflétant la situation sociale du moment. Chacun des intégrants a pris conscience du risque de quitter sa place que ce soit professionnellement ou dans ses liens les plus significatifs (famille, amitié, groupes d’appartenances…) Une fois revenu, focaliser l’attention du groupe sur le symbole de la chaise vide au travers d’un jeu psychodramatique, a amené le patient à se concentrer sur l’approfondissement de son isolement défensif, et par conséquent à dépasser ses propres limitations (auto-marginalisation).

L’espace vide du cercle groupal fournit au groupe un instrument de projection des angoisses de vide intérieur qui surgissent fréquemment.

Un membre d’un autre groupe souffrait de trouble d’anxiété. A chaque fois qu’un silence s’installait, il commençait à bouger et à déplacer les chaises ou les meubles au centre du cercle groupal. Cette attitude peut se lire aussi comme le reflet d’un sentiment de claustrophobie et d’asphyxie propre au vécu groupal qui peut s’extérioriser dans l’espace sous différentes formes. C’est le cas, par exemple, d’un participant qui ouvre une fenêtre soudainement lorsque l’ambiance émotionnelle devient pour lui insupportable. Une autre patiente qui souffrait de troubles hystériques marqués, avait besoin de « prendre l’air » et de s’éloigner de l’espace de la séance pour ouvrir la fenêtre du cabinet à chaque fois que le groupe parlait de sexualité. De même, dans le travail psychodramatique, la peur du contact affectif est souvent confondue avec la peur de la sexualité vécue comme une intrusion. Cette même patiente demandait à ne pas être touchée dans les scènes psychodramatiques et elle l’attribuait à la peur de la sexualité. Dans une scène, un membre du groupe représenta le rôle de son père et commença à l’embrasser tendrement. La patiente s’est finalement émue, prenant conscience que ce contact affectif n’avait jamais existé avec son père, ce qui avait provoqué une attitude phobique face au contact sexuel ainsi qu’à l’affectivité vécue comme intrusion envahissante. Le contact pour elle, n’avait qu’une connotation sexuelle, puisque d’autres formes de contacts lui étaient inconnues.

Ces exemples placent le psychodrame comme voie d’accès à la différentiation de divers sens – le toucher, la vue, le tact, …–, lesquels, une fois mis en scène et vécus dans le corps, peuvent être pensés à un niveau préconscient d’élaboration secondaire.

Les angoisses orales elle aussi canalisées dans le groupe lors de scènes rituelles de partage de la nourriture. Ces gestes appartiennent au langage du groupe, qui incite à la mise en figuration des émotions.

La dimension intrasubjective traversée par la dimension transubjective ainsi que tout ce qui traverse le psychisme tels des événements importants de la vie sociale, peut être figurée par le « corps groupal ».

Si j’en crois mon expérience, les situations de crise sociale qui affectent notre société peuvent mieux se résoudre au sein des groupes grâce à l’aptitude à étayer les liens intersubjectifs dans l’espace groupal.

Cette approche groupale des souffrances psychiques d’aujourd’hui n’est-elle pas plus appropriée que le traitement individuel ?

Notes
62.

Aguiar, E., 1997, “La desocupación: algunas reflexiones sobre sus repercusiones psicosociales”, in Rev. de “Psicoanálisis de las Configuraciones vinculares”, A.A.P.P.G.. Tome XX, N°1, Buenos. Aires