3.1.1 La rupture des habitudes dans le trauma et dans les rêves

J’ai déjà souligné auparavant la connotation du mot « habitus » pour la psychanalyse où je remarquais que les groupes sociaux font partie de la constitution de l’être humain laissant la trace d’une culture déterminée qui le conditionne.

La « mère suffisamment bonne » selon le concept de Winnicott, marquée par sa propre culture, aura pour fonction la transmission des énoncés culturels à son bébé. C’est aussi P. Aulagnier, dans cette célèbre phrase, qui exprime cette même pensée

‘« Au moment où la bouche rencontre le sein, elle rencontre et avale une première gorgée du monde ». 71

Je suis persuadée que la rupture des habitudes et la perte de repères culturels constituent l’un des « agents provocateurs» de traumas ». Il n’est pas frappant que l’une des manipulations des tortionnaires avec leurs victimes consiste à les dépouiller de leurs habitudes. Ainsi parmi les psychothérapeutes qui se consacrent à l’étude des victimes de tortures, F. Sironi le souligne à sa façon :

‘«… l’objectif majeur et la fonction des traumas délibérément induits par l’homme est de produire la déculturation en désaffiliant la personne d’avec son groupe d’appartenance » 72

La désaffiliation du groupe d’appartenance, la rupture des habitudes et le sentiment d’incertitude qui en découle peuvent survenir aussi face aux crises sociales. Selon moi, cette situation se produit lorsque le métacadre social n’offre plus d’étayage aux individus ainsi que à l’ensemble.

Pour illustrer ces derniers concepts et montrer la tentative d’élaboration du trauma dans le rêve, je retranscrirai ici un rêve raconté par Primo Levi :

‘« Le train va arriver : on entend haleter la locomotive, qui n’est autre que mon voisin de couchette. Je ne suis pas encore assez endormi pour ne pas me rendre compte de la double nature de la locomotive. Il s’agit justement de celle qui remorquait les wagons qu’on nous a fait décharger aujourd’hui à la Buna : je le reconnais à la chaleur que dégage son flanc noir, maintenant comme tout à l’heure, lorsqu’elle passait à côté de nous. Elle souffle, elle se rapproche encore, elle ne cesse pas de se rapprocher, elle est constamment sur le point de me passer sur le corps, mais elle n’arrive jamais. » 73

Nous pouvons remarquer le travail de figurabilité qui s’instaure dès l’endormissement utilisant des éléments du réel - le voisin de couchette : sa chaleur, son souffle - pour créer la figure de la locomotive qui le renvoie au moment initial du trauma, l’arrivée dans le camp de concentration et qui condense les souffrances et les menaces éprouvées dans le corps par le travail épuisant du camp : « elle est constamment sur le point de me passer sur le corps, mais elle n’arrive jamais ». Cette image parle de la promiscuité qui mobilise la figure de l’obscénalité (B. Duez, 2002), la rupture des habitudes et l’angoisse de non assignation vécue au niveau corporel. La menace d’écrasement par l’autre (système nazi représenté par le voisin) est permanente, conservant une dangereuse limite entre la vie et la mort. C’est aussi l’image de l’incertitude, propre au trauma, stimulée par le caractère aléatoire des taches assignées dans le camp, lesquelles sont par ailleurs tout à fait étrangères à ce qu’une vie quotidienne d’homme libre offre comme cadre habituel garantissant un sentiment de sécurité de base essentiel à la vie psychique et réelle.

‘« Mon rêve est léger, léger comme un voile ; si je voulais, je pourrais le déchirer. Je vais le faire, je vais le déchirer, comme ça je pourrai m’arracher à ces rails. Voilà, ça y est, et maintenant je me suis réveillé : non, pas vraiment, seulement un peu plus réveillé, j’ai fait un petit pas de plus sur le chemin qui mène de l’inconscience à la conscience. J’ai les yeux fermés, et je ne veux pas les ouvrir pour ne pas laisser le sommeil m’échapper, mais je peux percevoir les bruits : ce sifflement loin, je suis sûr qu’il est réel ; il ne vient pas de la locomotive de mon rêve, il a objectivement retenti : c’est celui de la Decauville, il vient du chantier de nuit. Une longue note continue, une autre un demi-ton plus bas, puis de nouveau la première, mais brève et tronquée. Ce coup de sifflet, c’est quelque chose d’important, et même d’essentiel pourrait-on dire : nous l’avons si souvent entendu, associé à la souffrance du travail et du camp, qu’il en est devenu le symbole, il en évoque immédiatement l’image, comme cela arrive pour certaines musiques et pour certaines odeurs » 74

Le réel fait irruption et perturbe le rêve, d’une part, cela lui permet de « s’arracher à ces rails », de prendre « le chemin qui mène de l’inconscience à la conscience », d’autre part, l’état d’éveil le fait retomber dans d’autre « rails » d’esclavage et de souffrance. Le rêve essaie d’exercer sa fonction de pare-excitatrice face à la douleur de la veille et il est contaminé par tant de souffrances qu’il devient au même titre que l’état de veille, un espace où se répète la torture endurée. Il ne peut presque plus être le lieu du soulagement des frustrations et de la satisfaction des désirs. La victime est donc condamnée à chercher un espace de repos entre le sommeil et la veille sans s’abandonner ni à l’un ni à l’autre. Le voile que Primo Levi souhaite rompre ne serait-il donc pas le reflet de son âme qui, au regard de tout ceci, se trouve effectivement « déchirée » ?

Le coup de sifflet sert comme image perceptive associée à la torture quotidienne de ce type de vie, il est présent dans le rêve en permanence de même que dans la réalité diurne et nocturne. Le rêve traumatique de Levi nous confirme que la fonction fantasmatique et élaboratrice du rêve en général, est empêchée par une impossible distance entre fantaisie et réalité.

‘Voici ma sœur, quelques amis que je ne distingue pas très bien et beaucoup d’autres personnes. Ils sont tous là à écouter le récit que je leur fais : le sifflement sur trois notes, les lits durs, mon voisin que j’aimerais bien pousser mais que j’ai peur de réveiller parce qu’il est plus fort que moi. J’évoque en détails notre faim, le contrôle des poux, le Kapo qui m’a frappé sur le nez et m’a ensuite envoyé me laver parce que je saignais. C’est une jouissance intense, physique, inexprimable que d’être chez moi, entouré de personnes amies, et d’avoir tant de choses à raconter : mais c’est peine perdue, je m’aperçois que mes auditeurs ne me suivent pas. Ils sont même complètement indifférents : ils parlent confusément d’autre chose entre eux, comme si je n’étais pas là. Ma sœur me regarde, se lève et s’en va sans un mot.
Alors, une désolation totale m’envahit, comme certains désespoirs enfouis dans les souvenirs de la petite enfance : une douleur à l’état pur, qui ne tempèrent ni les sentiments de la réalité ni l’intrusion de circonstances extérieures, la douleur des enfants qui pleurent ; et il vaut mieux pour moi remonter de nouveau à la surface, mais cette fois-ci j’ouvre délibérément les yeux, pour avoir en face de moi la garantie que je suis bien réveillé. 75

La souffrance de ne pas pouvoir satisfaire son désir de transmettre son expérience à ses proches est telle qu’elle le pousse à sortir du rêve. Cette partie du récit devient image de ce qu’est la désaffiliation de groupe d’appartenance dans le traumas, que se soient, la famille, les amis y compris la société - le collectif anonyme : « et beaucoup d’autres personnes » - qui a globalement participé au pacte de silence sur la réalité des camps.

Nous pourrions penser ici que le rêve couvre une fonction adaptative en termes de survie dans un contexte tellement extrême et insupportable. Le risque serait de s’enfermer dans un rêve réparateur pour toujours et ainsi ne plus se réveiller.

Le rêve montre bien le besoin de donner une destination aux pulsions à travers la quête d’espaces de dépôt de l’intolérable. Mais, il ne peut pas y parvenir car le rêve lui aussi devient traumatisant en répétant l’absence des objets de contention qui pourraient « l’écouter » et « l’embrasser ».

Compter sur un groupe d’appartenance soutient le sentiment d’existence et l’identité de chacun. Celle-ci est ici absente et annulée parce que les autres sont séparés entre eux et peuvent aussi bien, être morts, sourds ou aveugles. La sœur et la famille – représentant le groupe interne – reproduisent l’impossibilité de recevoir et de transformer une situation que lui-même et ses compagnons d’infortune ne peuvent pas penser sans le risque de quitter la vie. Nous pouvons observer un déplacement du groupe externe vers le groupe interne. Ceci nous amène à remarquer que dans un contexte où le cadre contient les sujets - groupe thérapeutique, par exemple -, c’est l’opération inverse qui se produit. Pourrait-on déduire de ce constat que le mouvement inverse de la projection à l’introjection serait une des conséquences des effets du trauma ? Du point de vue économique, nous pouvons penser que la libido se replie face à l’attaque du cadre personnel et du métacadre social ainsi qu’à l’attaque du narcissisme provenant de l’extérieur et elle ramène l’agression vers l’intérieur du psychisme.

Cette dynamique montre que lorsque le cadre est rompu, les espaces de contention possibles ainsi que les rôles de déposant et dépositaire s'effacent. Il n’y a plus ni conteur ni interlocuteur valide, les paroles sont semées au vent.

L’effroi envahit le sujet et l’état d’indécidabilité entre ce qui est interne ou externe - la douleur du désespoir : « des enfants qui pleurent »-, l’installe dans une situation d’étrangeté à soi même, l’inquiétante étrangeté familiale.

‘« Mon rêve est là devant moi, encore chaud, et moi, bien qu’éveillé, je suis encore tout plein de son angoisse : et alors que je me rappelle que ce rêve n’est pas un rêve quelconque, mais que depuis mon arrivée, je l’ai déjà fait je ne sais combien de fois, avec seulement quelques variantes dans le cadre et le détails. Maintenant, je suis pleinement lucide, et je me souviens également de l’avoir raconté à Alberto, et qu’il m’a confié, à ma grande surprise, que lui aussi avait fait ce rêve, et beaucoup d’autres camarades aussi, peut-être tous. Pourquoi cela ? Pourquoi la douleur de chaque jour se traduit-elle dans nos rêves de manière aussi constante par la scène toujours répétée du récit fait et jamais écouté ? » 76

Pourquoi ce rêve est un rêve partagé ? Une première hypothèse serait que ce rêve se constituerait comme un organisateur du groupe de captifs qui mettrait en figure l’impact d’un trauma de masse. Le désir irréalisé de retrouver le lien familial et personnel, de se retrouver au niveau psychique, s’y trouverait aussi figuré mais sans se réaliser dans le rêve. La répétition est la conséquence de cette contradiction qui pervertit la fonction normale du rêve, telle est la réalisation du désir. La frustration du désir confronte et pousse les rêveurs à perpétuer sans relâche cette quête de satisfaction de leur nécessité.

Une seconde hypothèse est liée à la notion de R. Kaës de « rêves partagés » fondée sur une transmission interpsychique et transubjective qui se réalise autour d’un fantasme commun dans le groupe.

Dans ce cas précis, ce pourrait être la condensation de deux fantasmes : un fantasme de vie intra-utérine, (« mon rêve est là devant moi, encore chaud ») où les prisonniers cherchent le retour au nid chaud et protecteur des origines moyennant un fantasme d’anéantissement. Ce dernier concerne la perte du lien vertical d’avec les origines et du lien avec les pairs, lien horizontal. Lorsque ce dernier est présent, il confirme l’existence de chacun. Ce second fantasme partagé qui coïncide avec la réalité de la stratégie politique d’éradication dans les camps, écrase et l’emporte sur le premier fantasme.

‘« ….Tout en méditant de la sorte, je cherche à profiter de cet intervalle de veille pour me débarrasser des lambeaux d’angoisse laissés par le rêve que je viens de faire, afin de ne pas compromettre la qualité du sommeil que je m’apprête à goûter. Je m’accroupis dans l’obscurité, je regarde autour de moi et tends l’oreille. On entend les dormeurs respirer et ronfler. Certains gémissent et parlent, beaucoup font claquer leurs lèvres et remuent les mâchoires .Ils rêvent qu’ils mangent : cela c’est aussi un rêve collectif. C’est un rêve impitoyable, celui qui a créé le mythe de Tantale devait en savoir quelque chose. Non seulement on voit les aliments, mais on les sent dans sa main, distincts et concrets, on en perçoit l’odeur riche et violente ; quelqu’un les approche de la bouche, mais une circonstance quelconque, à chaque fois différent, vient interrompre le geste. Alors, notre rêve s’évanouit, se décompose en chacun de ses éléments, pour reprendre corps aussitôt après, semblable et différent : et cela sans trêve, pour chacun de nous, toutes les nuits, et tout au long de notre sommeil » 77

Notes
71.

Aulagnier, P. 1975, L'activité de représentation, ses objets et son but, in La violence de l’interprétation , PUF, p. 43.

72.

Sironi, F., 1999, « Systèmes d’influence et traumas », in Colloque « Les états du trauma », Conférence Nevers (26 et 27 Novembre 1999)

73.

Op. Cit. Levi, P., 1990, Si c’est un homme, Edit. Pocket, Paris, France, p. 63 à 64

74.

Op. Cit. Levi, P., 1990, Si c’est un homme, p. 64

75.

Op. Cit. Levi, P., 1990, Si c’est un homme, p. 64

76.

Op. Cit. Levi, P., 1990, Si c’est un homme, p. 65

77.

Op. Cit. Levi, P., 1990, Si c’est un homme, p. 65