3.1.2 La clinique sociale du trauma : rêves traumatiques, un point du départ…

Les analyses des rêves traumatiques m’ont conduit à reformuler l’étude des rêves pour l’appliquer à la lecture des crises sociales. Je remarque que la traversée de ces crises et de situations de changement abrupt de vie est figuré dans les rêves vers la quête d’une source de représentation et d’élaboration du trauma.

Il me paraît important d’inclure dans la catégorie de trauma tout événement traumatisant de l’ordre de l’impensable et du non figurable, tels les traumas précoces vécus avec détresse et les carences narcissiques dues à l’environnement.

P. L. Assoun parle d’une « clinique sociale du trauma » proposant une articulation entre la dimension sociale et la clinique.

Il commence par s’interroger :

‘« Pourquoi les pratiques et les discours sociaux déchiffrent-t-ils si obstinément les dérèglements en termes traumatiques et que mettre sur cette notion qui interroge un point aigu de collision entre le réel et le sujet ?». 78

Selon lui, les rêves traumatiques marquent une ligne importante dans la pensée de Freud. La situation de danger reproduite dans les cauchemars, fait échouer la fonction de réalisation de désir du rêve par l’émergence du réel.

Le trauma va activer la « désintrication pulsionnelle » entre Eros et Thanatos, entre vie et mort. Ce dessaisissement du principe de plaisir devient indispensable à la psychanalyse pour développer d’autres conceptualisations théoriques qui prennent en compte la compulsion de répétition et l’effet de la déliaison pulsionnelle.

Dans les deuils familiaux inachevés tels les « disparus » de la dictature militaire en Argentine (pertes dues aux guerres civiles, aux attentats à la « guerrilla », aux viols, à la torture, etc.), les rêves peuvent symboliser ce qui a été impensable au moment du trauma tel que nous l’avons vu dans le chapitre précédent.

Il nous faut construire une clinique qui puise rendre compte de l’entrecroisement entre l’histoire singulière et l’histoire collective.

Dans cette construction, le concept de « mondes superposés » de J. Puget peut nous servir. Il donne une perspective de l’implication dans notre travail de psychanalystes entre les histoires personnelles et l’histoire collective que traversent patients et analystes, immergés dans le même contexte social.

Le phénomène de mondes superposés contient des fragments de matériel impossibles à interpréter et qui demeurent à l’esprit sous forme de connaissances, qui restent comme contenus négativisés dans le lien intersubjectif patient / analyste. Il y a des sujets qui ne seront jamais traités dans la cure tout comme dans la famille, certains sujets qui ne peuvent être parlés entre parents et enfants. Dans une famille, ces sujets renverraient trop à l’inceste, cependant ils peuvent être évoqués dans d’autres configurations de liens.

Pour J. Puget et L. Wender, une élaboration adéquate serait celle où les éléments provenant du phénomène de mondes superposés ne s’incorporent pas directement à la réalité psychique de l’analyste comme productions de l’inconscient ni comme une réalité factice et directe du matériel analytique. Dans chaque séance l’analyste verra comment écouter et comment se positionner techniquement face aux contenus manifestes apportés par le patient et face à sa réponse émotionnelle.79 

Je considère que la possibilité de l’analyste de conserver sa lucidité entre ce qui est semblable et ce qui est distinct d’avec son patient, est un travail psychique princeps, surtout avec des patients qui souffrent d’un blocage de leur capacité à penser ; le psychanalyste leur « prête » son appareil psychique pour qu’ils puissent s’en délivrer.

Dans le cadre de catastrophes sociales et de contextes traumatiques, il est nécessaire de revenir sur la transmission historique intersubjective.

E. Aguiar reprend une formule de P. Aulagnier et affirme que « le sujet est condamné à transmettre » 80 et pas seulement à investir. Son appartenance à une chaîne intergénérationnelle l’oblige donc à cette transmission de la culture qui devient transmission transgénérationnelle du fait des multiples générations présentes dans cette chaîne.

Elle a aussi relevé dans certaines analyses de familles l’existence d’une compulsion de répétition héritée des traumas des générations passées tels que l’Holocauste par exemple. La transmission transgénérationnelle de cette violence sociale opère et provoque des conséquences traumatisantes chez leurs descendants. Cette même violence s’inscrit comme une sorte de gouffre chez le sujet qui cherche une représentation au long des générations successives, étant donné l’excès pulsionnel non lié de Thanatos. Il n'est pas transformé, il est répété (E. Aguiar, 1991)

Cette conception du trauma est de l’ordre du lien, de la configuration des liens intrasubjectifs, intersubjectifs et transubjectifs familiaux et sociaux.

La notion de « désubjectivation » (E. Aguiar, 1991) me semble primordiale pour mieux comprendre les traumas sociaux. Elle explique que les événements traumatiques promeuvent une « désubjectivation », processus qui amène petit à petit les sujets à destituer leur subjectivité entraînant un impact sur le socle de l’existence et de l’identité même. Si la mémoire collective peut métaboliser et transformer l’histoire, la mémoire individuelle pourra combler ses trous. Or, la mémoire collective peut aussi tendre au refoulement et dans ce cas-là, l’élaboration du trauma social va se démultiplier face au nouveau trauma, il va « s’accumuler » dans le temps.

E. Aguiar reprend le concept de la « mère suffisamment bonne » de Winnicott, à l’idée d’un « environnement insuffisamment bon ». Celui-ci conduit le sujet à se poser des questions ontologiques : « qui suis-je ? », « Que désire l’autre de moi ? »

Cela explique bien, à mon avis, la prolifération de tout type de groupes après la dictature militaire, quête de restructuration subjective, miroir qui renvoie une image entière contre l’implosion des angoisses catastrophiques chez chaque sujet.

E. Aguiar ajoute aussi une autre question importante sur  le rôle des groupes dans ces situations de dévastation sociale, ils pourront habiliter ou créditer l'existence sociale de l'autre en tempérant sa désubjectivation.

Elle constate, elle aussi, que les dispositifs pluripersonnels sont plus adéquats dans les situations traumatiques.

Au cours de la lecture d’une analyse individuelle d’une patiente de M. Urliksen-Viñar 81 , je me suis posée la question du destin de sa patiente appelée Margarita. Aurait-elle eu le même destin si elle avait suivi une psychothérapie de groupe ?

Margarita, une femme latino-américaine a décidé d’émigrer en France, après avoir rendu visite pendant trois ans à son fiancé incarcéré pendant la dictature militaire en Amérique du Sud. A la même époque, son analyste avait été contraint à l’exil pour les mêmes raisons.

La patiente décide en France de poursuivre son analyse. Au terme de ce travail, elle raconta que trois de ses grands-parents avaient été exterminés dans les camps de concentration (2ème Guerre Mondiale) et qu’elle était née trois ans après la guerre. La situation traumatique que vivait son fiancé a réactivé les fantasmes de l’horreur familiale vécue.

Margarita relatait à son analyste deux à quatre rêves par semaine représentant « le prologue d’un travail analytique ». Cependant, M. Urliksen-Viñar remarque que les nombreux rêves mettaient à jour les conflits avec sa mère, des images d’une victime agressée, d’un crématoire, des disparus… Ces rêves permettaient donc de figurer ce qui n’avait pas eu de symbolisation.

Avant d’achever les trois ans d’analyse, Margarita décida de revenir dans son pays natal. M. Urliksen-Viñar interprète son départ comme une forme de compulsion de répétition du trauma sans aucune élaboration.

Les psychanalystes parfois, nous éprouvons aussi de l’effroi face aux effets de la pulsion de mort de nos patients, ce qui nous empêche de pénétrer dans les failles de cette compulsion. Nous laissons souvent de côté les différences et les mouvements créatifs qui impliquent toute répétition. Margarita semble avoir voulu échapper à son histoire, et dans cette tentative de fuite, elle finit par reproduire ses traumas. La détérioration subjective de son fiancé a causé des effets de « désubjectivation » sur elle-même.

Il est frappant qu’elle ait cherché à Paris un psychanalyste ayant vécu une histoire d’expatriation similaire, comme c’était le cas de M. Urliksen-Viñar. Bien qu’il n’y ait peu de registres contre-transférentiels visant à mieux comprendre ce qui concerne tout ce qui touche l’expérience d’expatriation de l’analyste dans ce traitement, il est indispensable à mon avis, que l’analyste mette en jeu sa propre implication pour l’analyse des patients où le déracinement des deux partenaires est en jeu. .

Je pense que les sentiments de solitude et de non appartenance doivent être assez approfondis pour pouvoir procurer l’aide nécessaire à une meilleure adaptation à la nouvelle culture.

Dans un groupe thérapeutique, ce sujet serait sûrement abordé dans la confrontation avec les autres membres du groupe. Quand bien même cela ne serait pas mis en paroles, la question de la solitude et de l’appartenance ou non appartenance, existe d’emblée dans la figure du groupe. Par exemple, lorsque Margarita dit :

‘«J’ai l’air d’une imbécile. Je travaille d’une manière décharnée. Tout renforce l’enfermement et la mort » 82

Ces mêmes paroles prononcées au sein d’un groupe auraient certainement provoqué une réaction directe de la part d’un ou plusieurs membres du groupe. Le fait d’être interpellée par les autres aurait exigé à Margarita un travail psychique à ce sujet. Selon moi, le travail représente son unique étayage psychique pour elle.

Selon R. Kaës 83 , les totalitarismes interdisent les groupements parce que les groupes dans les situations de catastrophes sociales constituent une source d’appui et un enveloppement psychique. Cet étayage sauvegarde la mémoire collective en rétablissant la fonction métapsychique endommagée.

Pour tout ce que je viens d’expliciter, je considère que Margarita aurait pu trouver l’étayage nécessaire manquant dans un groupe et faire face au préjudice transgénérationnel subi.

Par ailleurs, R. Kaës travaille sur trois axes clefs pour étudier les effets des catastrophes sociales.

Le premier axe est la notion de communauté de droit, en tant que protection contre l’atrocité humaine moyennant le renoncement pulsionnel.

Le deuxième est le pacte dénégatif, tel l’envers et complément du contrat narcissique et l’organisation positive sur la base des identifications communes, les idéaux. Le pacte dénégatif est une sorte de mise en silence du sujet et du groupe qui soutient un pacte inconscient des aspects de l’histoire familiale ou du groupe qui pourrait mettre en péril le lien s’il se positivait. La partie négative constitue alors un aspect nécessaire - les renoncements, les sacrifices, « laisser de côté », etc. - pour conserver l’intérêt mutuel entre le sujet et l’ensemble transubjectif. Aussi est-ce le revers de la médaille du contrat narcissique.

Le troisième axe se fonde sur les fonctions métapsychiques. Pour cette dernière conceptualisation, il se base sur la notion de « cadre » de J. Bleger (1978), comme dépositaire de la partie psychotique.

Il constate que les catastrophes sociales provoquent la désintégration du cadre métapsychique et l’effondrement des étayages qui soutiennent la vie psychique du sujet ainsi que l’ensemble transubjectif (le nouage entre l’espace intrapsychique du sujet et l’espace transpsychique de l’ensemble)

Les énoncés partagés, les interdictions, les contrats structurants, les renoncements pulsionnels, les pactes dénégatifs opèrent comme des garants métapsychiques.

Or, ce métacadre social est le dépôt de tout ce qui ne peut pas être métabolisé par la psyché.

‘«L’attaque contre l’identité (génocide) et contre la société (torture, disparition) est une attaque contre l’ordre symbolique donc contre le cadre métapsychique » 84

Si ce métacadre ne fonctionne plus, la barbarie attaque l’ensemble. Cela produit l’abolition de la barrière pare excitatrice et tous les effets traumatiques possibles.

Le contrat narcissique, garant de la place du sujet dans la société, est menacé par divers dangers. La catastrophe psychique surgit à la suite de cette attaque narcissique ainsi que de la rupture des fondements du sujet en tant que maillon de cette chaîne.

D’après B. Duez, le cadre est une sublimation de la pulsion de mort et l’un des modes d'intrication de la pulsion de vie et de la pulsion de mort. Le psychopathe donc attaque le cadre, il va le faire parler de la même manière que l’hystérique va faire parler son désir. La dimension du cadre dévie le but de la pulsion, parce que celui-ci protège le lien thérapeutique.

Le cadre représente les « habitudes », l’invariable du cadre qui rend possible le processus thérapeutique. (J. Bleger, 1978). B. Duez remarque aussi que les rêves traumatiques apparaissent face à l’effondrement des habitudes, lorsque le métacadre social est troublé. La rupture du cadre cherche à être élaborée à l’intérieur du rêve 85 (*).

De tout ce que je viens d’exposer, nous pouvons en déduire l’hypothèse suivante : lorsque le métacadre social s’effondre, le groupe fournirait l’étayage manquant pour ré-étayer et co-étayer les psychismes des sujets favorisant l’issu du repli libidinal moyennant un mouvement vers des nouveaux investissements. Le groupe et l’analyse des rêves traumatiques permettrait de déployer l’analyse qui noue l’histoire singulière, l’histoire du groupe et l’histoire collective :

Dans mon expérience avec des familles en mobilité internationale dans le cadre des entreprises, j’ai eu l’occasion de remarquer que l’expatriation, même pour des raisons de travail, est vécue comme un événement qui amène les sujets à d’éventuelles situations traumatiques face au changement radical de culture en tant que métacadre social qui impliquera un réapprentissage de nouvelles habitudes.

Notes
78.

Assoun, P.L., « Le trauma à l’épreuve de la métapsychologie. Le sujet du trauma : du clinique au collectif in http//psychhiatrie-française.com

79.

Puget, J. y Wender, L., 1998, “El Mundo Superpuesto entre Paciente Y Analista. Revisitados al Cabo de los Años”, Travail Inédit (la traduction est à moi)

80.

Op. Cit. Aguiar, E., 1997, “La desocupación: algunas reflexiones sobre sus repercusiones psicosociales”, in Rev. de “Psicoanálisis de las Configuraciones vinculares” de la A.A.P.P.G.. Tome XX, N°1, Buenos. Aires

81.

.Kaës, R. et collab, 1991, Urliksen-Viñar, M “La transmisión del horror” , in Violencia de estado y Psicoanálisis, Bibliotecas Universitárias, Centro Editor de América Latina, Buenos Aires, p. 104 à 124 (la traduction est à moi)

82.

Op. Cit. Kaës, R. et collab, 1991, Urliksen-Viñar, M.,1991, “La transmisión del horror” , p. 123 (la traduction est à moi)

83.

Kaës, R., 1991, “Rupturas catastróficas y trabajo de la memoria. Notas para una investigación”, in Violencia de estado y Psicoanálisis, Bibliotecas Universitarias, Centro Editor de América Latina, Buenos Aires, p. 137 à 163

84.

Kaës, R., 1991, Op. Cit. “Rupturas catastróficas y trabajo de la memoria. Notas para una investigación” p. 145

85.

(*) Communication personnelle avec Dr. Bernard Duez