3.1.3 Rêves d’élaboration d’une expérience d’expatriation : le rêve de l’avion

Pour illustrer le travail d’élaboration du rêve et les effets traumatiques dus au désétayage social, je commencerai par introduire deux rêves d’un patient, l’un avant son expatriation et l’autre, une fois arrivé au pays de destination.

Quelques mois avant de partir à l’étranger, un de mes patients refaisait régulièrement le même rêve qui le plongeait dans un sentiment d’angoisse catastrophique :

“L’avion tombe en panne, je me sens impuissant et effectivement, je suis impuissant à réagir. Je m’angoisse pour ma famille, mais je ne peux rien y faire jusqu’à ce que l’avion tombe inéluctablement. Je me réveille en pleurant »

Ce patient avait été licencié et avait perdu un poste important dans une entreprise multinationale, comme beaucoup d’argentins de toutes les classes sociales, à cause de la crise économique de 2001 en Argentine. Il a finalement trouvé un emploi aux Etats-Unis. Il m’a raconté ce rêve avant son expatriation et celui-ci survint de façon répétitive pendant plusieurs mois sans se modifier.

Lorsqu’il a commencé à évaluer l’opportunité de partir aux Etats Unis avec sa famille, ce rêve est devenu une obsession. Il éprouvait une importante responsabilité face à ce projet de travail, l’avenir lui semblait incertain et il répétait qu’il ne croyait pas être à la hauteur d’un projet de cette envergure, loin de son pays natal. Le sentiment de culpabilité pour réussir - s’il réussissait ce but -, l’éloignement de son entourage affectif, la prise de décision d’une voie différente des désirs parentaux, ressortaient de ses associations sur ce rêve traumatique. Le travail d’analyse s’est concentré sur tous les fantasmes sous-jacents à son rêve avant son départ. Par ailleurs, il m’a fallu beaucoup travailler le fait d’être moi aussi traversée par cette crise au même titre que la plupart des argentins.

Après avoir passé six mois aux Etats Unis, ce patient a rendu visite à ses parents, m’a demandé une séance et m’a raconté le rêve suivant :

“Je me retrouve avec ma famille dans le même avion. Celui-ci amorce une chute inévitable. L’angoisse monte peu à peu jusqu’au moment où je prends confiance en moi et décide de prendre les commandes de l’avion en évitant ainsi l’accident mortel. Après je me rends compte que c’est mon propre avion”.

C’est évidemment un rêve réparateur sous de multiples aspects. Il me racontait que le processus d’expatriation était difficile au début. Le rêve a subi petit á petit quelques transformations au cours des premiers mois passés dans le pays d’accueil. Il est passé de l’état d’impuissance psychique comme témoin, victime de la catastrophe, au rôle d’acteur réagissant pour éviter le pire. Il arrive finalement à sentir qu’il peut « piloter » la nouvelle situation et s’approprier de son « avion », donc, de sa propre autonomie (projet de vie).

L’avion symbolise aussi la mère. La crainte que sa mère pourrait disparaître pendant son absence et le fantasme de provoquer sa mort émergeait fréquemment dans les dernières séances avant son départ. Ce rêve traumatique symbolise aussi la séparation d’avec sa mère.

En même temps, ce rêve représente le désir d’incarner le héros qui sauve sa mère.

Kaës affirme que les rêves

‘« …dévoilent le désir de non séparation, le plus souvent de réintégration du rêveur dans l’espace onirique de la mère » 86

Le rêve exprime le désir d’échapper au sentiment de castration provoqué par la séparation. Ce rêve symbolise aussi la réparation de la mère comme objet interne depuis son propre désir et de la détruire pour grandir.

« Avoir son propre avion » signifie le renoncement à son rôle phallique pour combler sa mère, ce qui lui permet de s’approprier de lui-même et de pouvoir « piloter » son propre avenir en fonction de ses désirs.

D’après la perspective transubjective, l’avion représenterait aussi le pays plongé dans une crise économique et sociale sans précédent à la fin de l’année 2001. A cette époque-là, plusieurs psychothérapeutes ont remarqué que les patients faisaient souvent ce type de rêves traumatiques symbolisant la perte de points de repères et de ruptures des habitudes ainsi que la déstructuration des organisateurs socioculturels qui fonctionnent comme étayage psychique.

Ce rêve fournit une image presque évidente de l’ensemble de l’expérience et du processus impliqué dans toute expatriation.

L. Grimberg et R. Grimberg constatent que

‘« …l’émigration est une expérience potentiellement traumatique caractérisée par des événements partiels traumatiques qui configurent en même temps une situation de crise » 87

La désorganisation que cela peut produire dans le Moi, peut être sévère, mais si le sujet compte sur une capacité d’élaboration suffisante, non seulement il surmontera la crise, mais en plus, celle-ci acquerra la valeur d’une « renaissance » suivie du développement d’un potentiel créatif.

Le deuil de la migration est  en partie celui du Moi qui n’a pas pu se conserver dans son intégrité et intégralité (Grimberg, L. y. Grimberg, R., 1984)

Il est révélateur que la plupart des expatriés racontent de rêves assez similaires faits avant le départ, puis dans le pays de destination. Ces rêves se ressemblent, cependant on y trouve des différences révélant un travail d’élaboration de cette expérience.

Dans le rêve de l’avion nous avons pu suivre le cours du processus de déstructurations du Moi, de l’élaboration du deuil nécessaire à ce déracinement et enfin de l’épanouissement du Moi dans l’après-coup de l’expérience.

Ces types de rêves sont liés à une actualité où le trauma provient comme dans ce cas, de crises sociales et de changements culturels et semblent être la source de nombreuses souffrances psychiques de notre époque.

Notes
86.

Käes, R. 1972, Op. Cit,. - Pontalis souligne dans le même sens que  rêver c’est d’abord tenter de maintenir l’impossible union avec la mère, préserver une totalité indivise, se mouvoir dans un espace avant le temps, « Rêves dans un groupe » in  El trabajo psicoanalitico en los grupos, Edit. Dunod, Op. Cit.

87.

Grimberg, L. y Grimberg, R., 1996, Migración y del exilio, Edit. Bibiolteca Nueva, Madrid, p. 146 (la traduction est à moi)