Afin de développer les concepts les plus marquants des fonctions des rêves, il me paraît important de reprendre les deux fonctions que Freud nous a apprises : le rêve gardien du sommeil et le rêve comme réalisation hallucinatoire des désirs inconscients.
Je m’inspire du texte de l’Homme aux Loups, un des cas les plus retentissants de Freud, puisqu’il y détaille minutieusement toutes les associations de ce rêve et parce qu’il me permet d’examiner quatre fonctions de plus.
En partant de ce cas, je mettrai en évidence quatre fonctions essentielles du rêve à déployer dans la progression de l’analyse : la fonction figurale qui consiste en une actualisation des motions pulsionnelles et sa mise en figurabilité onirique ; la fonction du transfert qui se réfère au positionnement transférentiel du patient face à l’analyste lors de son récit ; la fonction étiologique qui fait connaître les causes des troubles et permet la reconstruction de l’histoire clinique et la fonction transformationnelle où le rêve, se nourrissant des liens intersubjectifs, devient créateur de sens et transforme ces liens à l’intérieur de l’appareil psychique.
A la lumière du cas de l’Homme aux Loups, nous voyons à quel point son rêve fut décisif pour déterminer sa psychopathologie (fonction étiologique).
Freud remarque une modification importante produite à partir d’un rêve de ce patient :
‘« (…) le point dans le temps où intervient cette transformation se laisse fixer avec certitude, c’était juste avant son quatrième anniversaire. (...) Pourtant l’incident qui autorise cette démarcation ne fut pas un trauma extérieur, mais un rêve dont il s’éveilla avec angoisse » 101 ’Freud a bien démontré qu’à partir du rêve sur les loups son patient a vu se renforcer sa phobie. Il signale trois étapes dans l’enfance de l’Homme aux Loups et dans l’évolution de sa névrose : la première, dès l’age d’un an et demi jusqu’à 3 ans et demi (scène primitive et scène de séduction), la deuxième, à partir de quatre ans où les symptômes de sa névrose commencent à se définir. La troisième enfin, de quatre ans et demi à dix ans, période durant laquelle les symptômes d’angoisse et de phobie sont remplacés par ceux de névrose obsessionnelle, période où la mère et l’institutrice commencent l’initiation religieuse de l’enfant.
Lorsque Freud souligne que la scission entre la première et la deuxième étape n’est pas marquée par un événement extérieur mais par un rêve dont le sujet se réveille pris d’angoisse, il laisse entrevoir à mes yeux, que le rêve contribue à la construction d’une psychopathologie. De surcroît, Freud découvre dans ce rêve et pendant l’analyse de l’adulte, la cause dissimulée de la névrose de l’enfant. C’est pourquoi nous pouvons considérer que le rêve a un poids fondamental car il peut contenir la ou les clés pour comprendre les facteurs qui déclenchent une névrose.
Par ailleurs, dans un autre commentaire sur la constitution des étapes de la névrose de l’Homme aux Loups, Freud précise que cette névrose est séparée en deux périodes : la vente des deux fermes et le déménagement en ville. Bien que Freud se contente de le signaler, l’effet de déménager aurait à mon sens, désorganisé davantage la structure psychique déjà fragile de cet enfant. Avant le déménagement, l’enfant était déjà tourmenté et terrorisé par un loup marchant à deux pattes, illustré dans un livre que sa soeur lui imposait sadiquement. Cette image a cristallisé sa phobie.
A la suite du déménagement, la névrose obsessionnelle s’est accrue. Il me semble que ces symptômes peuvent aussi s’interpréter comme une défense face au bouleversement du cadre du monde extérieur menaçant d’ébranler le monde de « l’habitat intérieur » de l’Homme aux Loups. Le refuge religieux vient comme une sorte de bouclier qui le protège de ses peurs terrifiantes et lui permet de réorganiser son univers psychique intérieur tout en étant aussi une figure plus acceptable de la castration.
Tous les souvenirs présents dans ce rêve ont permis de reconstruire l’histoire de sa névrose. Dans ce sens, Freud énonce que :
‘«...le fait de rêver est aussi une réminiscence, même si elle est soumise aux conditions de l’état de repos et à la production onirique » 102 . ’Quels sont les aspects de la vie onirique qui opèrent de la même façon qu’une réminiscence pour condenser les indices d’une configuration psychopathologique?
S. Freud nous donne des éléments de réponse :
‘“La formation d’un fantasme selon un désir, son parcours régressif jusqu’à l’hallucination, sont les pièces les plus importantes du travail du rêve, mais elles ne lui appartiennent pas en exclusivité. Au contraire; on les retrouve aussi dans deux états pathologiques: dans la confusion hallucinatoire aiguë « l’amentia » (de Meynert), et dans la phase hallucinatoire de la schizophrénie. Le délire hallucinatoire de « l’amentia » est le fantasme d’un désir clairement reconnu, qui, pris dans son ensemble, configure un rêve diurne parfait.” 103 ’B. Duez nous apporte une autre perspective :
‘« Le rêve de l’Homme aux Loups va avoir pour fonction dans la cure de rendre disponible une partie de la clinique de l’obscénalité en passant par la figuration onirique. L’obscénalité dans le rêve rend disponible les pôles d’excitation intense qui marquent la vie psychique d’un sujet en le mettant en scène » 104 ’Sa conceptualisation de l’obscénalité naît de la clinique de groupe et des manifestations des états limites. Selon B. Duez, l’obscénalité originaire est constituée par un fond transubjectif ; nous constatons ces manifestations dans les présupposés de base (Bion), l’appareillage groupal (Kaës), la résonance fantasmatique (Foulkes), l’illusion groupale (Anzieu) entre autres.
L’effet d’obscénité observée dans des psychopathologies de l’obscénalité originaire, se manifeste lorsque le sujet produit une scène dans laquelle il est inclus et où le caractère intime de sa présence est transféré dans cette scène extérieure à son monde interne.
‘« L’obscénalité est une relation figurale qui structure un fond très archaïque, celui de l’ambiguïté » 105 ’explique B. Duez, reprenant ce concept de J. Bleger (1978). L’ambiguïté impose au sujet une position a-conflictuelle due à l’incapacité de distinguer l’autre de lui-même (Moi/non-Moi).
Le Moi est constitué par de multiples noyaux agglutinés qui n’entrent pas en contradictions et par conséquent, en conflit. Ces parties archaïques du Moi sont déposées dans le cadre, selon Bleger.
B. Duez reformule ce concept de Bleger pour mieux comprendre les états traumatiques. Je reprendrai cet aspect de sa théorie en profondeur dans le prochain chapitre.
Il postule que les pictogrammes structurent une partie de ces noyaux non intégrés du Moi. Les pictogrammes de rejet et de liaison deviennent un cadre de liaison et un cadre de rejet pour le sujet, ils sont alors « un mode de figuration en présence de l’autre » ainsi qu’un « élément primitif de l’obscénalité » 106 qui fonctionne dans le lien originel entre la mère et l’enfant.
B. Duez soutient que l’Homme aux Loups est un cas de psychopathologie de l’obscénalité parce qu’il convoque spectaculairement la présence des autres inclus dans le jeu de sa propre scène.
Dès son enfance, il est confronté à des interprétations divergentes et contradictoires par son entourage familial. Dès lors son jugement d’existence a pu se conserver mais le jugement d’attribution préalable reste troublé. La discrimination entre l’amour et la haine, l’introjection du bon à l’intérieur et le rejet du mauvais sur le monde extérieur requiert un premier pas de différenciation d’avec l’objet pour parvenir à la preuve de réalité et de vérité. La quête de plaisir et des objets qui apportent la satisfaction n’est pas assurée par un destinataire crédible.
D’après moi, l’érotisation des objets de plaisir du monde externe ne lui permet pas de distinguer la source interne de la source externe d’excitation.
Dans la relecture que B. Duez effectue sur l’Homme aux Loups, il convient aussi de mettre en évidence la relation qui s’installe entre les mécanismes de la figurabilité onirique et ceux de l’obscénalité.
L’enchevêtrement des souvenirs dans le rêve semblerait avoir comme condition ce fond d’obscénalité originaire. Les mécanismes de déplacement et de condensation opèrent par similarité et symbolisés par les loups, se lient aux traces mnésiques. Par contre, les pôles d’excitation contenus principalement dans les scènes de séduction et la scène primitive, conduisent le rêveur à trouver un mode de figuration par retournement en son contraire et diffraction. Selon B. Duez, ces deux mécanismes fonctionnent par le biais de la figurabilité tant dans les rêves que dans les groupes, les mythes et les rites. La notion de B. Duez de transfert topique reprend aussi ces mêmes mécanismes du rêve où les liens de contiguïté et de simultanéité actualisent la motion pulsionnelle. C’est ce transfert originaire qui aurait fonctionné chez l’Homme aux Loups. Freud devait prendre la place du sujet supposé savoir pour se distinguer des collègues avec lesquels son patient s’est entretenu à propos de la blennorragie.
Il remarque la position contre-transférentielle de Freud face au groupe psychanalytique au moment où il accorde à son patient la place d’un « idéal imagoïque héroïque ». En même temps, son patient dépose sur ce groupe les coétayages nécessaires et manqués dans sa psyché. La quête de la part de Freud d’éléments de la réalité dans les souvenirs de son patient est une réponse à son implication dans ce transfert massif.
L’une des particularités du transfert topique est l’utilisation de l’environnement comme dépôt. Ce processus psychique actualise les désirs en sollicitant la présence des autres pour se diffracter. L’obscénalisation se manifeste dans l’immersion dans des scènes intimes de l’autre dont le but est la décentralisation où le sujet se vit comme un « intrus excitant ».
Cette théorisation de B. Duez m’a conduite à me centrer sur le rêve de l’Homme aux Loups, sur les scènes associatives et leur fonctionnalité. Ce rêve repère clairement les quatre fonctions que j’ai déjà mentionnées, car il permet de faire un point de nouage entre les scènes fantasmatiques sous-jacentes et leur mise en figurabilité (fonction figurale), l’ouverture et l’accès au transfert originaire du rêve en extension dans le champ transfero-contretransférentiel (fonction transférentielle), l’installation d’une nouvelle organisation psychique dans certains rêves (fonction étiologique) etenfin la mise en sens de ces fantasmes dans le lien psysothérapeutique (fonction transformationnelle)
Pour finir, ce rêve et son destinataire, nous interrogent sur la forme que prend le transfert topique dans le lien analyste/patient.
Si l’on prend en considération la grande connaissance de Freud du fait de ses découvertes sur les rêves, il semble que son patient lui propose ce rêve, sachant inconsciemment l’intérêt qu’il allait éveiller. Il « pressentait » aussi la place privilégiée qu’il occuperait grâce à son rêve. La fonction du rêve par rapport au transfert est aussi dans ce cas, d’une part, son utilisation pour rééditer avec l’analyste son désir occulte de séduction homosexuelle paternelle, et de l’autre, l’efficacité de menace de castration qui se fait ressentir alors en toute sa puissance et devient traumatique. La mise en sens produite par le rêve fixe des scènes et des fantasmes vécus antérieurement et leur attribue une nouvelle signification (peur des loups = peur du père = désir du père). Le rêve alors scelle une solution de compromis du psychisme face à ses désirs et à ses défenses et en cela influencera le mode d’expression de la psychopathologie de chacun.
Tel l’archéologue fouillant des sols inconnus pour percer les secrets des civilisations disparues, le psychologue découvre dans les méandres de certains rêves les fondations d’un destin psychopathologique.
Freud, S., 1914/1915, A partir de l’histoire d’une névrose infantile, in S. Freud, OCP, vol. XIII, Paris, PUF, 1988, p. 26.
Freud S., Complément Métapsychologique à la Doctrine des rêves, Edit. Amorrortu, Paris, p. 228
Op. Cit.p. Freud S., Complément Métapsychologique à la Doctrine des r ê ves, Edit. Amorrortu, Paris, p. 228
Duez, B. 2000, «De l’obscénalité du transfert au complexe de l’Autre », in Le lien groupal á l’adolescence, Edit. Dunod, Paris, p. 86/87.
Op. Cit. Duez, B. 2000, «De l’obscénalité du transfert au complexe de l’Autre », p. 68
Op. Cit. Duez, B. 2000, «De l’obscénalité du transfert au complexe de l’Autre », p. 63