d) De l’ambiguïté à la discrimination 

Une demande d’Anne au téléphone pour un changement d’horaire fut l’occasion de révéler le fond d’ambiguïté jusqu’alors silencieux. Les parents n’avaient pas consulté leurs enfants sur le changement d’horaire et ces derniers furent mis devant le fait accompli quand leurs parents leur annoncèrent qu’il était temps de se rendre à la séance le jour même et selon le nouvel horaire convenu. Ceci déclencha le conflit larvé.

Lors de cette séance, les enfants ont pu exprimer leur rage : ils disaient ne jamais pouvoir rien choisir, pas même le pays destination de leur père pour son travail, même pas l’horaire de la séance.

Des émotions intenses de haine se sont manifestées au moment où la discrimination entre eux commençait à se profiler.

La symbiose silencieuse cesse d’être muette pour faire écouter ses cris dans cette mobilisation du cadre thérapeutique. Au dire de J. Bleger, le cadre opère comme dépôt des aspects les plus primitifs du Moi. C’est la raison pour laquelle B. Duez affirme que dans le cadre se dépose l’obscénalité originaire.

Le fond de destructivité se déploie violemment dans cette séance où le cadre est mis en question, ce qui donne lieu à l’actualisation de la pulsion de mort mise en paroles. La possibilité de métabolisation de la pulsion de mort et sa mise en sens peut empêcher que la destructivité s’actualise sous forme de passages à l’acte ou d’attaques sur le corps. En ce qui concerne l’analyse, il s’agit d’attaquer le cadre.

Lors d’une séance où les parents annoncèrent leur premier voyage en France après l’expatriation sans les enfants. Aline resta en silence mais se mit à crier juste avant la fin de la séance. Elle a fondu en larmes et s’est ensuite retirée du cabinet. La mère m’expliqua qu’elle ne pleurait jamais devant personne.

La séance suivante où les parents étaient absents, Aline dit : « je ne dirai jamais à ma mère ce que j’ai senti dans sa deuxième tentative de suicide, où j’ai enlevé le couteau de ses mains. Ce n’est pas la peine de lui dire mes sentiments, mais j’ai peur maintenant qu’elle recommence… ». L’absence de la mère due au voyage est vécue de manière insupportable parce qu’elle est toujours associée à sa mort.

Le transfert topique entre en jeu dans cette scène de la tentative de suicide d’Anne. Cet acte suicidaire se déroule devant ses filles et ses parents, comme témoins. L’effet d’obscénité pour toute la famille même pour le voisin médecin qui a été appelé pour porter secours, révèle la nécessité d’impliquer les autres de manière assourdissante.

Alex qui n’était pas présent à ce moment-là semble être moins choqué par l’acte de sa mère. Lors des premières séances, il prenait le rôle du clown familial, faisait des blagues et ajoutait des commentaires apparemment superficiels pour rester dans le rôle de fils cadet. Il ne comprenait pas pourquoi il « devait » participer aux séances. Je lui ai dit qu’il pouvait choisir d’y assister ou non, que ce n’était pas un « devoir », qu’il fallait qu’il trouve son besoin et son désir pour faire ce travail.

A partir de ce moment-là, toute la famille a commencé à se poser la question du désir et du choix de vie familiale et personnelle. Ils ont découvert qu’ils n’avaient jamais pu s’interroger sur leurs choix et que toutes les décisions étaient prises sans aucune réflexion préalable, sans aucun échange et accompagnées d’une sensation d’obligation. C’est pour cela que la vie semblait une prison pour eux, tel le sentiment chez les expatriés qui ne peuvent pas choisir (exil politique, pression économique, politique d’entreprise comme dans ce cas…).

Après cette séance et au retour des parents, j’ai laissé à chacun le choix de décider d’assister aux séances, Alex est venu malgré tout et commença par dire :

Alex  : Je ne sais pas encore pourquoi je dois venir…. Je crois que je me sens obligé pour aider ma mère… 

Anne  : Pour moi, ce n’est pas la peine de venir, je ne veux plus être la folle de la famille, je peux me soigner avec ma psychothérapie individuelle. (S’adressant à sa famille) J’aimerais que vous assistiez au traitement familial parce que je vous aime et parce que vous pourriez profiter de cet espace pour vous aider à améliorer notre communication, pour commencer à choisir. J’ai découvert que je me sentais toujours responsable de tout ce qui arrivait à ma famille, donc, je me défends ou je m’en casse.

(Je me suis dit : qu’est-ce qu’elle veut dire ? « se casser ou s’en aller ???? «  de quoi devait-elle se défendre ? Elle se sentait évidemment attaquée).

Céline  : C’est exactement ce qui m’énerve, tu t’en casses (soulignant le lapsus) ou tu te défends, donc, ta communication est basée sur ces extrémités !!! » (Sanglots)

Alex  : (il parle en criant) Tout ce que tu viens de dire est un grand mensonge. Tu t’en fous, tu te fous de nos désirs, tu décides tout, tu ne consultes jamais personne. Tu es toujours ailleurs et tu n’écoutes vraiment pas ce qu’on veut.

Aline (étonnée par l’attitude d’Alex) C’est vrai tout ce qu’il dit, tu n’écoutes pas, tu es présente mais absente et papa est toujours absent.

(Pierre qui avait les yeux fermés, au point qu’il semblait endormi, ouvre abruptement les yeux)

Pierre  : Pourquoi vous parlez comme ça ? Je pense qu’il faut de la rationalité, les choses de la vie sont plus simples… Je dois admettre que naturellement je n’assisterais pas non plus à ce type d’analyse, d’ailleurs j’aimerais me casser. Tout semble plus compliqué ici, si vous mettez un tapis d’amour dans vos mots, on peut mieux communiquer… 

Alex  : (en criant) Arrête papa, qu’est ce qu’il y a au-dessous du tapis d’amour ??? Ce n’est pas simple ni rationnel le sentiment, chaque séance on voit ça. Je ne sais pas pourquoi je suis là, je ne sais pas pourquoi, maman !

Analyste  : Je pense que maintenant tu as trouvé le pourquoi…

Alex  : Non !! Bon… oui, oui (il pleure).

(Alex reprend son discours chargé d’angoisse ; cette explosion émotionnelle au milieu de la séance était inattendue de sa part. Il ne pouvait cesser d’exprimer son hostilité envers sa mère qui essayait d’intervenir sans succès).

Analyste  : (A Alex) Je pense que tu as des reproches que tu retenais et que le reproche le plus fort c’est vis-à-vis de la décision de ta mère de se suicider.

(Jusqu’à ce moment, personne n’avait beaucoup parlé du suicide. Alex pleure à chaudes larmes et il reste en silence).

Anne  : (énervée) Je ne veux plus rien décider pour vous. J’en ai marre de tout prendre sur moi, je me retire de la séance (elle se lève hors d’elle), c’est pas la peine de rester ici, si ce que vous voulez c’est me récriminer chaque fois que je me sens impuissante… (Elle pleure).

Je ne sais plus quoi faire…,je n’en peux plus, je n’en peux plus, vous comprenez ?!!!!!! (Elle semble prête à sortir précipitamment, je la prends par les bras fermement et je la regarde tendrement dans les yeux)

Analyste  : Anne, chaque fois que tu te sens impuissante, tu quittes ton rôle de mère, tu te quittes, tu sens que tu ne peux pas affronter ce conflit autrement. C’est pour cela que tu « disparais » toujours de tes problèmes et de la vie.

Peux-tu reprendre ta place pour te démontrer que tu peux réagir d’une autre manière ? (Je la raccompagne à sa place)

L’ambiance de la séance s’est apaisée à partir du moment où j’ai formulé cette dernière interprétation. La famille a observé en profond silence jusque-là.