e) Fantasme intra-utérin fusionnel ou autoengendrement ?

J’ai choisi cet extrait de la séance pour trois raisons. D’une part, les rôles de chacun sont bien définis au début et nous pouvons observer au fil du travail, les mouvements de décalage de ces rôles. D’autre part, ce qui m’a beaucoup frappée fut la difficulté que j’avais á intervenir et être écoutée par la famille dont les murmures entre eux pendant presque toutes les séances ne permettait pas la circulation de la communication entre nous créant un bruit de fond (ce qui est impossible à reproduire dans la transcription de la séance) Enfin, il me semble que dans cette séance, au niveau de la « dramatique familiale», nous assistons à une scène chargée de théâtralité, ce qui suscitera le début d’une élaboration à partir d’une scène transformationnelle.

Je me demande si la configuration fusionnelle que nous venons de montrer, est due à la situation de changements culturels comme une manière de convoquer la permanence de « l’union nécessaire » pour s’expatrier. Le fantasme originaire en jeu dans cette famille est-il un fantasme intra-utérin ?

Les alliances inconscientes pour entretenir cet état, semblaient être la forteresse de cette famille qui avait pour terreur de devenir vulnérable une fois dépourvue de ses alliances mortifères. Dans ce sens, au niveau du transfert, l’analyste représentait celle qui « impose » un conflit à l’intérieur de la famille tout en étant celle qui ouvre un espace à l’excès pulsionnel afin qu’il trouve un autre destin au travers la verbalisation des émotions (et non par la voie des actes).

Il semble que le fantasme intra-utérin dans cette famille soit inoculé dans le cadre de leurs vies qui est devenu un cadre commun « obligatoire » (pas de choix, pas d’option, pas de discussion) où l’expression de l’agressivité menace directement les individus. Aussi ne peuvent-ils pas « lâcher » les paroles. La permanence de l’objet n’est pas assurée, l’hostilité du sujet risque donc de les détruire. L’échange n’est pas en termes de paroles mais en termes de dommages et de mort. En ce qui concerne l’économie psychique, la pulsion est maintenue constante dans un cadre permanent où l’objet reste inclus systématiquement et cristallisé. Mais à l’intérieur de ce cadre ils déposent aussi la mort et finissent par en être débordés. On pourrait faire une comparaison entre le fonctionnement de cette famille et celui de la mafia dans les familles italiennes par exemple, où toute velléité d’initiative personnelle ou de prise de distance d’avec le groupe familial est punie.

A propos des murmures qui généraient un bruit de fond en permanence dans la plupart des séances, on peut se demander s’ils répondaient à une enveloppe sonore ou s’ils étaient au service de la censure. (*)

E. Lecourt a étudié en profondeur ce sujet, elle reprend le concept de D. Anzieu d’enveloppe sonore où la construction psychique du sonore par la mère opère comme la première limite et filtre pour l’enfant.

Elle souligne que devant une décharge sonore on ne peut rien faire pour se défendre, à la différence du registre visuel où l’on peut fermer les yeux.

E. Lecourt nous rappelle que selon Freud le mutisme apparaît comme la configuration de la mort et les murmures dans les rêves sont liés à la censure.

Elle remarque que les murmures dans le rêve opèrent comme censure des idées refoulées et que cette idée est bien expliqué dans « Introduction à la psychanalyse » où Freud raconte le rêve des « services d’amour » Mme H.v. Hugh-Hellmuth.

Selon l’auteur :

‘« Il y a toutefois des allusions, comme celles impliquées dans les mots services d’amour, qui autorisent certaines conclusions, et surtout les fragments du discours qui précèdent immédiatement le murmure ont besoin d’être complétés, ce qui ne peut être fait que dans un seul sens déterminé. En faisant les restitutions nécessaires, nous constatons que, pour remplir un devoir patriotique, la rêveuse est prête à mettre sa personne à la disposition des soldats et des officiers pour la satisfaction de leurs besoins amoureux. Idées des plus scabreuses, modèle d’une invention audacieusement libidineuse : seulement cette idée, ce fantasme ne s’exprime pas dans le rêve. Là précisément où le contexte semble impliquer cette confession, celle-ci est remplacé dans le rêve manifeste par un murmure indistinct, se trouve effacée ou supprimée  (...) Nous parlons directement d’une censure du rêve à laquelle on doit attribuer un certain rôle dans la déformation des rêves. Toutes les fois que le rêve manifeste présente des lacunes, il faut incriminer l’intervention de la censure du rêve » 116

Elle en déduit que la censure s’attaque aux représentations de mot et non à l’affect, ce qu’elle illustre par son exemple des murmures.

Si je m’appuie sur le développement de E. Lecourt, nous pouvons inférer que dans cette famille la fonction des murmures répond autant à la censure indispensable pour conserver la haine refoulée qu’à l’enveloppe sonore nécessaire à la recherche d’une « refusionalisation » (A. Eiguer). Cela m’évoque la figure du serpent qui se mord la queue, où les bruissements familiaux tendent à reconstituer la bulle qui les tient ensemble hors de portée de l’extérieur et qui parasite de l’intérieur l’émission d’agressivité. Mais c’est cette même bulle qui empêche toute discrimination puisqu’elle augmente le niveau d’hostilité qui menace l’unité familiale.

Cette image de fonctionnement familial me permet de revenir sur mon acte à la fin de la séance. Pourquoi n’ai-je pas pu verbaliser une interprétation qui aurait métabolisé mon transfert ? Je pourrais avoir exprimé: « je me sens obligée de vous retenir, je ne peux pas vous laisser partir comme ça, il me semble que maintenant on peut parler… ».Tout d’abord ma tentative de formuler une interprétation était totalement annulée par l’invasion sonore des cris de la famille qui s’est soudainement arrêtée après mon intervention.

Nous pourrions avoir deux lectures simultanées de ce moment de la séance. L’une serait plutôt du côté d’un passage à l’acte contre-transférentiel où je serais sortie de mon rôle d’analyste. L’autre lecture serait que ma dernière intervention avec Anne pourrait avoir limité un jeu de surenchère entre les membres de la famille autour de la question : « qui a moins peur de disparaître ou de mourir » ?

Alex et son père menaçant de disparaître des séances, Anne par ses actes suicidaires et sa démission de la séance et de sa place, Céline disparaissant de son propre corps qui se vide (anorexique) et Aline disparaissant derrière son corps qui se remplit (boulimie). Le fait de ne pas avoir rencontré la peur et la paralysie dans mon regard aurait-il déclenché l’ouverture vers la possibilité de mettre les actes en paroles? 117 (*)

J’ajouterai enfin une lecture complémentaire aux deux précédentes. J’ai ressenti ma façon d’agir à la fois comme une manifestation de tendresse et comme la marque d’une certaine violence à travers mon imposition de s’asseoir et de reprendre sa place.

Nous pourrions interpréter que l’antagonisme présent dans mon geste a pu condenser la contention et l’agressivité par le marquage de limites et des différences (des places, des rôles et des désirs). Il s’agissait dans cette famille ou de se fusionner ou de disparaître. Mes mots ont agit comme une limite empêchant un nouveau passage à l’acte et invitant à une réflexion qui les impliquerait tous, d’où le silence qui s’en suivit : s’il y a silence il y a connexion, regards, écoute sans bruit de distraction.

Mon attitude a peut-être eu dans ce sens valeur d’étayage, fournissant un modèle de fonctionnement « étranger » à cette famille, ouvrant ainsi la porte à une retranscription possible de sa situation.

Cette séance semble donc marquer le début d’une voie d’accès pour cette famille à une autre forme de figurabilité du trauma des multiples déplacements et du déracinement qui ne cessait de menacer de les faire disparaître.

En effet, nous pourrions penser que le jeu de « cache-cache » de chacun était une tentative jamais aboutie de figurer cette situation de migrations qui enfermait la famille et ses membres dans une répétition mortifère. Bien qu’ils manifestaient une vraie capacité d’adaptation et de construction dans chaque installation, la perspective d’avoir à détruire cette élaboration à chaque fois serait le point non assimilable par eux qui entraînerait l’entrée de la menace dans leur cadre de vie quotidienne.

Au niveau contre-transférentiel, l’état d’ambiguïté se manifeste dans la réaction qu’Anne a déclenchée lorsqu’elle essaie de faire un passage à l’acte en séance. Comme nous l’avons déjà évoqué, elle suscita en moi une action de double valence : d’une part, une certaine charge d’agressivité (la prendre fortement par le bras) et d’autre part la contention affective (le regard tendre). Anne prend sur elle la charge d’affection et de violence du reste de la famille. Elle prétend me laisser sa place et que je porte son fardeau, ce dont je me suis en partie défendue pour préserver ma place et lui restituer la sienne.

Un autre niveau d’interprétation nous permet de repenser cette scène en séance comme un état d’éveil sous le primat du processus primaire, hors de la censure, hors de la réalité, comme le rêve qui accomplit le désir. Ce sont les mêmes processus que l’on retrouve dans l’espace onirique où la réalité n’est pas prise en considération.

Il m’a donc fallu réaffirmer le principe de réalité pour que personne, moi y compris, ne disparaisse dans cette nébuleuse cauchemardesque.

Notes
116.

Lecourt, E., 1992, Freud et le sonore, le tic-tac du désir, Colect. « Psychanalyse et civilisations » dirigée par Jean Nadal, Edic. L’Harmattan, Paris, p. 45 à 46

117.

(*) Communication personnelle en supervision avec Dr. Bernard Duez