4.4. Rêve et réalité ou la réalité des rêves : Processus de socialisation du rêve dans d’autres cultures 

a) Le traitement du rêve dans la vie diurne selon différentes cultures

En poursuivant l’idée d’interface et sous une autre perspective, P.Garfield psychologue et anthropologue, relève certaines techniques des rêves développées par les Grecs, les Amérindiens, les Senoïs de Malaisie et les Tibétains pour travailler le traitement psychothérapeutique des « rêves lucides ». Je ne reprendrai pas cette approche, mais la synthèse de ces techniques qui concernent des époques, des lieux et des cultures différentes, me semble un apport intéressant à aborder dans ce chapitre à la lumière de ce que nous venons de considérer.

Les grecs, les égyptiens et les romains donnaient une place très importante au monde onirique et à l’interprétation de leurs rêves (lien avec les morts et résolution de conflits, combats, énigmes, etc.).

Dans les tribus Amérindiennes, Garfield expose que les rêves des adolescents dans cette culture font partie des épreuves initiatiques subies à cette époque de leur vie. En effet, ils sont soumis à l’isolement et au manque de nourriture afin de provoquer le rêve qui marquera leurs destins. Pour la communauté, trouver le sens des rêves sera aussi une aide à la collectivité dans la résolution de certaines maladies.

Il est frappant de remarquer comment les sociétés amérindiennes encouragent dès l’enfance la production de rêves, qui devient une sorte d’exigence sociale poussant à réussir un « bon rêve » qui apportera alors une récompense (prestige, richesse, santé…) De ce fait, l’obtention d’une place sociale est liée à ce rêve révélateur. Par exemple, pour devenir sorcier, il fallait se souvenir de quatre rêves aux personnages particuliers, ou encore pour être un guerrier, le rêve devait décrire une expédition guerrière avec certaines spécificités à exposer aux juges afin d’être admis en tant que tel.

Les Indiens qui ne parvenaient pas à faire ces rêves attendus par la société, devaient l’avouer. Sans cela et malgré la honte que cet aveu supposait, ils seraient jugés charlatan et définitivement exclus. Ce fonctionnement témoigne de l’institutionnalisation du monde onirique au sein du monde culturel.

Pour les Senoïs, tribu de 12.000 à 15.000 membres environ qui habitent dans les montagnes malaises, le rêve est plus présent encore que pour les Amérindiens:

‘« De la naissance à la mort, toutes les activités sont largement déterminées par les rêves individuels » 139

Chez les Senoïs, les membres d’une même famille se réunissent tous les matins au petit-déjeuner pour se raconter leurs rêves et discuter ensemble de leurs significations : apprendre à faire face au danger, libérer les sensations agréables (allant jusqu’à parvenir à un orgasme afin de prolonger le plaisir, etc). Ensuite, chacun est invité à créer un poème, une chanson ou une danse autour de son rêve. Au-delà de ce rituel quotidien de décryptage des messages individuels, le peuple partage aussi une cérémonie où le Conseil du Village regroupe ses membres pour mettre en commun leurs récits de rêves en groupe, cérémonie hautement importante dans la vie sociale :

‘“On discute du sens de tous les symboles et événements. Chaque membre du Conseil donne son avis. Ceux qui s’accordent sur la signification d’un rêve l’adoptent comme projet de groupe. La plupart des activités quotidiennes sont ainsi définies à partir des interprétations et conclusions résultants de ces discussions (…) Des adultes aident les enfants à réaliser les objets artistiques ou fonctionnels apparus dans leurs rêves (…) Ces activités communautaires d’inspiration onirique occupent l’essentiel de la journée. Le soir, tous se retirent pour dormir et rêver ce que sera demain » 140

Nous constatons chez les Senoïs que le groupe familial et social semble offrir une trame représentationnelle qui faciliterait la liaison des aspects traumatiques du rêve. Cette trame rendrait possible la liaison et l’élaboration de ces aspects. Si nous reprenons la métaphore de la cicatrice mentionnée dans le chapitre sur les traumas, nous pouvons supposer que cette famille qui se retrouve autour du rêveur, aurait une trame libidinale et représentationnelle permettant de lier et d’élaborer ainsi les aspects traumatiques du rêve.

Cette présence du rêve tout au long de la journée n’est pas sans nous évoquer le phénomène des restes diurnes travaillé par S. Freud en premier, et déjà défini en tant que souvenirs, images et pensées des jours précédents qui se noueront aux traces mnésiques plus anciennes déguisant les désirs infantiles inconscients. Depuis cette perspective, les restes diurnes des rêves sont un des éléments qui servira à activer et à actualiser ces désirs tout en les masquant. Il est remarquable dans la culture des Senoïs que ces éléments repris des rêves de la nuit, ont un poids qui semble leur donner un statut plus vaste que celui du reste. En effet, les souvenirs du rêve font l’objet d’une véritable élaboration quotidienne qui entraîne une mise en acte et une production socialisée.

Dans ce sens, nous pouvons penser qu’il y a probablement un travail de liaison dans « ces restes » de désirs infantiles inconscients mais la production dont ils font l’objet m’amène à reformuler cette lecture où les souvenirs de l’actuel du sujet ne servent qu’à dissimuler et à déclencher les traces de désirs plus anciens.

Nous observons dans la description de l’organisation d’une journée chez les Senoïs qu’il existe un travail sur le rêve plus axé sur une dimension cathartique - aboutir à l’orgasme, résolution de tensions internes…- qui se rapprocherait plutôt de la recherche de la réalisation des désirs et de la décharge pulsionnelle. Or, il y a aussi tout un travail de création agissant directement sur la réalité matérielle liée aux productions symboliques et à l’imaginaire social de ce peuple. Le comportement des Senoïs laisse envisager une mise en équilibre entre des désirs, des fantasmes associés à l’histoire du sujet et des désirs actuels liés à la problématique de la réalité quotidienne.

Il ne s’agit donc pas seulement selon cette conception, de répéter sous des formes équivoques la recherche de la satisfaction d’une pulsion infantile mais plutôt de stimuler de nouveaux investissements qui à leur tour, créent de nouvelles traces mnésiques. Est-ce une conception qui semblerait aussi promouvoir la création de nouveaux espaces psychiques ou faut-il dire, de l’expansion de la psyché ?

Selon ces dernières considérations, je poserai deux questions qui attirent mon attention et s’ajoutent au besoin de repenser les restes diurnes.

Il est évident d’une part que pour cette culture, le monde onirique est aussi signifié comme réalité psychique de même que l’état de veille ; tandis que pour les occidentaux, la veille serait « la vie réelle ». D’autre part, les groupes et les rêves sont conçus comme le centre du monde social de cette culture et cette « réalité des rêves » et cette organisation « onirique-groupale » de cette société sont deux éléments qui expliquent d’eux-mêmes pourquoi les restes diurnes ne pourront être abordés uniquement selon le modèle freudien qui mettait en tension les désirs cachés des individus et les exigences et tabous de la société (désir versus défense)

Par ailleurs, ces deux aspects sont pour moi à la fois énigmatiques en ce qu’ils représentent une idiosyncrasie tout à fait étrangère à notre conception du monde mais il me semble aussi que ce sont des points clé dont nous avons besoin pour tirer des enseignements car nous parlons de cultures qui ont déjà deux et trois siècles et qui sont à la fois, anciennes et jeunes. Ces éléments peuvent donc constituer des repères primordiaux afin d’avancer dans notre analyse de la dimension sociale et culturelle des rêves et nous amener à élever ces « restes » à la catégorie d’une source actuelle d’élaboration psychique. Ces restes leur servent à mettre en travail ce qui pour la psyché concerne la réalité, même s’ils actualisent et enlacent à la fois, les désirs infantiles.

Afin de poursuivre cet objectif, j’apporterai encore quelques points concernant la culture Senoïse.

De même que Garfield qui a visité les Senoïs en Malaisie à l’hôpital des aborigènes de Gombak, en 1972, K. Stewart a habité avec eux en 1934 pendant quinze ans.

Elle y rencontra un peuple pacifique, exempté de crimes et de conflits armés, une société solidaire, créative et d’une santé psychique et mentale remarquable. Ni l’un ni l’autre ont observé des troubles et des perturbations parmi les indiens. Tous deux attribuent le pacifisme de ce peuple à la pratique rituelle du partage des rêves en famille et en groupes

C. Hardy remarque aussi cette paix sociale et explique ce phénomène selon les mêmes arguments:

‘«Pour les Senoïs, les images de rêves sont une reproduction internalisée de ce qui se passe dans le monde extérieur. Ainsi un conflit dans un rêve reproduit un conflit latent de veille, et les Senoïs travaillent alors à la résolution de ce conflit, d'une part dans le rêve lui-même, en changeant volontairement son cours, et d'autre part dans la réalité de veille, en agissant activement pour le transmuter. » 141

La vie diurne de la veille et la vie onirique semblent donc avoir selon Hardy une continuité pour eux.

A cet égard, Garfield raconte plus en détails que :

‘« Afin de répondre aux différentes formes d’agression onirique, les autorités senoïses conseillent de mener certaines actions au cours de la vie diurne. Si le rêveur est attaqué par un ami, il l’en avertira au réveil pour que celui-ci puisse corriger son image, s’il n’est pas défendu, il se résoudra à le faire dans ses prochains rêves, s’il a agressé ou refusé d’aider un de ses amis, il se montrera amical envers lui le jour suivant, si le rêveur constate que l’une de ses connaissances est agressée, il l’en préviendra et décidera de tuer l’ennemi dans un prochain rêve avant que celui-ci ne l’attaque. Il est possible que le transfert délibéré des comportements oniriques à l’état de veille, renforce le caractère pacifique et coopératif des Senoïs ». 142

Nous pouvons aussi remarquer que, le rêveur vainqueur doit faire un cadeau dans la vie diurne à son adversaire vaincu dans le rêve pour qu’il devienne après un guide ou un ami et pas plus un ennemi, ce qui va renverser la direction de la pulsion destructrice.

Ils sont en effet autorisés à tuer dans leurs rêves, ce qui semble être une stratégie pour maintenir la paix sociale puisqu’ils réussissent finalement à ne pas être une société violente.

Pourrions-nous penser que les préceptes Surmoïques dans cette culture favorisent l’amitié et la non-violence et que pour réussir ces objectifs, ils autorisent la satisfaction des pulsions agressives dans les rêves  inversant cette tendance en son contraire dans la veille ?

Ils poursuivraient en quelque sorte les mêmes objectifs que notre culture occidentale mais avec apparemment, plus de succès.

Dans ce sens, le rêve aurait la fonction que leur attribue Freud lorsqu’il signale que :

‘« La répression et le renversement sont utilisés dans la vie sociale pour déguiser nos sentiments, et nous avons vu quelles analogies profondes il y avait entre la vie sociale et la censure du rêve avant tout la dissimulation » 143

Dans ces sociétés, il existerait une tentative d’enlever la censure du rêve à l’état de veille pour que la décharge de l’excès pulsionnel soit « dissimulé » dans la vie sociale. Je me demande cependant si cette interprétation reste valable si l’on tient compte que l’état onirique semble constituer pour eux la réalité. Ainsi, et selon une telle perspective, le rêve ne serait pas un espace stratégique pour corriger les réalités dangereuses ou interdites de la veille mais la propre source d’émergence et de sémantisation de la réalité.

Faut-il parler d’un Surmoi aux contenus inter et transculturels différents du nôtre ou faut-il imaginer une autre instance psychique pour comprendre ces comportements? Nous avons aussi considéré plus haut que la notion de restes diurnes demandait à être révisée, puisque nous avons établi le rêve comme « source d’émergence de la réalité » et non pas seulement comme contenu résiduel mnésique.

Cela nous confirme que le traitement de la réalité dans différentes cultures a un sens distinct : ni les rêves, ni le concept de groupe ou de société ne sont les mêmes dans ces cultures que dans la culture occidentale. Si dans chaque culture subsistent différentes réalités et dans chaque psyché il y a « une » réalité psychique déterminée par chacun, quel est le traitement du réel dans ces sociétés ?

J. Lacan (1953/54) pose trois registres pour la captation du monde et la construction de la réalité, R.S.I. : le registre imaginaire, inauguré par l’état du miroir où le Moi se constitue à l’image spéculaire des identifications narcissiques ; le symbolique, l’accès au monde du langage où l’objet est remplacé par sa représentation, et le réel, ce qui reste exclu de l’ordre symbolique échappant à toute signification, ce qui manque de sens.

Les trois registres font partie d’un nœud (le nœud borroméen : la coupure d’une des ficelles, libère les deux autres qui forment le nœud)

J. Lacan affirme que :

‘"…la pulsion de mort c’est le réel. La mort en tant qu’elle ne peut être pensée comme impossible. C’est à chaque fois qu’il montre le bout du nez, il est impensable. C’est donc la mort dont c’est le fondement du Réel qu’elle ne peut s’être pensée" 144

Pour certaines sociétés même la mort comporte un traitement particulier faisant partie de la vie quotidienne et de l’espace onirique. Il semblerait donc que dans ces cultures ces trois registres se tissent d’une façon étrangère à la notre.

Je suis d’accord avec C. Castoriadis (1983) lorsqu’il définit la vérité comme le mouvement de la pensée à penser tout ce qui est pensable et affirme que qu’elle ne peut se définir comme l’adéquation de la pensée à la chose. Comment le Réel se noue-t-il donc dans ces cultures ?

J’estime que la limite que porte le réel est différente pour chaque culture, du moment que ce mouvement de la pensée est libéré de façon diverse dans chaque société.

Le « faisceau » des significations imaginaires sociales qui donnent des réponses et de l’identité à chaque culture, permet ou limite ce mouvement. Ces schémas de significations constituent la « réalité » de chaque société, celle sociale.

Si nous admettons une conception du monde radicalement différente de la nôtre, nous « butons » contre le Réel qui fait limite à nos paramètres de signification et tous nos outils de lecture peuvent être questionnables.

Notes
139.

Garfield, P., 1982, La créativité Onirique: du rêve ordinaire au rêve lucide, Editions La table Ronde, France p. 106

140.

Op. Cit., Garfield, P., 1982, La créativité Onirique: du rêve ordinaire au rêve lucide , P.106/107

141.

Hardy, C.., 1988. "La science et les états frontières ": Ed. du Rocher (Recherche psychologique, physiologique, et parapsychologique sur les Etats Modifiés de Conscience, Paris, p. 34

142.

Op. Cit, Garfield, P., 1982, La créativité Onirique: du rêve ordinaire au rêve lucide,. p. 113

143.

Freud, S., 1900, La interprétation des rêves, Chapitre, « La censure » Edition 1967, Edit. PEF, p. 402

144.

Girard, C. « Lacan et la faute dans le nœud » : http://aleph.asso.fr/Textes/giraud.htm