Dans un parallèle entre la culture Senoïse et Amérindienne, Garfield souligne que les amérindiens sont soumis à une exigence parfois torturante pour obtenir la pitié d’un grand père spirituel au moyen de leurs rêves, tandis que les Senoïs doivent affronter ces ennemis oniriques pour obtenir leur amitié. L’auteur interprète ce fait comme le facteur qui procure aux enfants Senoïs la base pour organiser une société axée sur les échanges pacifiques.
W. Y. Evans-Wentz qui a étudié pendant plusieurs années les tibétains en Inde et au Sikkim, ont des pratiques de rêves similaires - affronter le danger, par exemple - mais ils considèrent que leurs rêves sont des formes de pensées. Les Senoïs luttent contre les ennemis du rêve pour les transformer en alliés alors que les yogis les rejetteront pour transformer ces images oniriques en leur contraire (le feu deviendra l’eau dans le rêve). Les yogis sont guidés par un gourou qui le prépare au Bardo Tödhol - état après la mort d’une durée de 49 jours jusqu’à la Renaissance - où les visions oniriques qui apparaissent doivent être perçues comme des « images illusoires » qu’ils apprennent à ne pas craindre.
‘« Les yogis utilisent cet état libre de toute peur pour se détacher de leur propre vie onirique et se fondre dans le grand rêve de Bouddha » 145 ’D’après les tibétains, il n’existe pas de différence entre le rêve el la « réalité » mais une sorte de continuité entre l’état de sommeil et l’état de veille.
M. Nachez a réalisé une thèse dont la recherche est concentrée sur les « cultures dreams». Elle y remarque que pour chez aborigènes australiens les rêves sont un patrimoine commun du clan. Ceux-ci racontent leurs rêves aux membres du groupe et au chamane.
M. Nachez souligne que :
‘« Ainsi, on voit bien que le rêve influence tous les aspects matériels et spirituels dans la société aborigène traditionnelle : les déplacements, la communication, les décisions, l'art et la technique, la guérison, la géographie sacrée, la compréhension et les représentations du monde, l'initiation, les rites, la religion, la mort... » 146 ’À propos des aborigènes australiens, S. Poirier a habité dans la tribu Yagga Yagga dans la région de Balgo Hills (de 1980 à 1982, puis lors d’un deuxième séjour de 1987 à 1988). Cette société a été fondée en 1940 par des missionnaires catholiques. Elle a observé la nature « réelle » du rêve et analyse la construction d’un système culturel du rêve, du fait que la vie onirique se prolonge dans la vie quotidienne. Ce système comporte cinq moments : les théories locales du rêve, le récit onirique et son décodage, le partage en groupe, le sujet et l’interprétation et « le potentiel révélateur / innovateur » du rêve qui conduit à la mise en œuvre sociale du rêve. Nous pouvons retrouver ces cinq étapes dans la conceptualisation psychanalytique du rêve et dans son utilisation en séance. Cependant, quoique contribuant à une production et une pratique sociale, la psychanalyse, ces étapes n’ont pas le même poids que dans les exemples précédents où elles fonctionnent comme organisateur de toute la société. En psychanalyse le rêve garde une dimension intime et subjective jusque dans l’approche groupale, même si certaines conceptions analytiques admettent une dimension socioculturelle qui dépasse et traverse individus et groupes.
Il est aussi notable que bien que les aborigènes distinguent l’état de veille de l’état onirique, il y a pour eux une consubstantialité de ces deux niveaux. Dans ces deux états, ils peuvent « voir » leurs parents défunts et recevoir leurs messages, avertir la mort dans un rêve ou la grossesse d’une femme. Le rêve fonctionne comme un médiateur de l’ancestral et de l’actuel, et son récit du rêve est toujours vécu comme véridique.
S. Poirier l’explique de la façon suivante :
‘« Dans les sociétés aborigènes du désert occidental australien le rêve est une expérience vraie, partie intégrante du réel et du flot événementiel. La valeur épistémologique et pragmatique que ces sociétés accordent au rêve exprime une philosophie du réel qui englobe la totalité humaine, contrastant par le fait même avec les conceptions dominantes d’Occident qui tendent à fragmenter cette même totalité » 147 ’Cette totalité humaine, dont il est question ici, nous évoque l’idée de simultanéité que nous cherchons à capter dans les groupes et qui est si difficile à transcrire, du fait de la tendance à la fragmentation de nos conceptions occidentales, bien remarquée par S. Poirier.
Dans ces tribus tous les rêves sont de « bons rêves », même les cauchemars ; il est notoire qu’il n’existe pas un terme pour désigner le mot « cauchemar » dans ces tribus. Il semblerait que chaque langue conçoit les mots qui expriment les valeurs, les idées et les émotions de chaque culture et qui omet ceux qui ne la représentent pas. La valeur des rêves dans ces groupes est culturelle, c’est pourquoi tous sont « bons ». Ils peuvent le maintenir en secret ou partager sans chercher nécessairement sa signification qui restera ouverte et toujours associée aux événements de la vie diurne. Parfois, ils déclenchent des commentaires ou des récits d’autres rêveurs. S. Poirier souligne que l’activité onirique prédomine sur le contenu du rêve. Il serait intéressant de pouvoir réfléchir aux rêves depuis une telle mentalité les concernant. En effet, bien que dans notre société il soit admis que les rêves sont associés à la santé physique et mentale des individus - constat plus scientifique qu’ancré dans les mentalités -, nous ne concevons pas l’activité onirique comme faisant partie de nos emplois du temps quotidiens et de l’ordre du naturel. Nous serions par exemple amenés a nous poser la réflexion suivante : « je n’ai pas encore déjeuné » ou encore « je ne suis pas encore passé au bureau » mais il est peu probable que quelqu’un se dise : « tiens, il faudrait que je rêve aujourd’hui, je n’ai pas encore rêvé ».
Néanmoins si dans notre culture les rêves restent du domaine privé et ne semblent pas être l’objet d’un traitement social, nous pourrions penser qu’ils ressurgissent comme un patrimoine collectif et anonyme par l’importance des medias et de la publicité qui exploitent la dimension fantasmatique des rêves et des désirs pour influencer les pratiques de consommation.
S. Larsen remarque que les tribus comme celles des iroquois - qui habitaient au XVIème siècle aux actuels Etats-Unis et dans une partie de la Pennsylvanie - et celles des Senoïs, même s’ils vivent à deux extrêmes du globe et non pas acquis un langage écrit, ont anticipé à leur manière la découverte de la psychanalyse sur les rêves en ce que pour eux :
‘« … Le rêve est l’unique clef ou la seule façon d’accéder à la vie intérieure (…), les rêves ont une signification. Il faut aller au-delà de l’expérience pour capter le vrai signifiant (…) et (ils sont) la clef de plusieurs types de maladies physiques, des problèmes psychologiques, conflits personnels et malchance » 148 ’Par ailleurs, S. Larsen nous raconte que les iroquois se réunissent aussi pour interpréter les rêves plutôt centrés sur la résolution des maladies et la découverte de « désirs occultes » et pour s’encourager à les réaliser. Ils doivent payer d’un cadeau ou d’un service, celui qui leur donnera l’interprétation correcte de leur rêve, tel le paiement d’une séance psychanalytique.
L’expérience personnelle du rêve dans ces tribus est essentiellement mentionnée ici du côté du plaisir et du désir. Autrement dit, ces sociétés semblent travailler plus particulièrement sur le deuxième et troisième ombilic du rêve. Qu’en est-il du premier ? S’ils perçoivent le rêve comme la réalité, que penser du mécanisme de déformation onirique, des concepts de censure et de refoulement propres à la vie intrapsychique ?
Au regard de tout ce que nous venons de développer, je vais faire deux observations qui vont dans deux sens différents : d’une part, constater ce type de traitement du rêve dans deux cultures si éloignées l’une de l’autre et sans communication entre elles, nous semble aller dans le sens de la constitution de ces cultures sur une communauté de rêves. D’autre part, dans les exemples de ces tribus, la dimension communautaire est si forte qu’on peut se demander s’il existe dans ces cas-là une conception du privé et de l’intime.
A partir de cette réflexion, pourrait-on faire l’hypothèse que quelle que soit la qualité et le niveau d’implication des membres d’une société dans le traitement des rêves, ce dernier est un besoin dans toute culture ?
Existe-t-il une société où les rêves ne circulent pas ?
Sont-ils strictement du domaine privé ou existe-t-il un passage où ils seraient rattrapés par le collectif anonyme sans pour autant que chacun en prenne nécessairement conscience? Faut-il y penser comme une dimension communautaire des rêves ou comme les rêves d’une communauté ?
Op. Cit., Garfield, P., 1982,, La créativité Onirique: du rêve ordinaire au rêve lucide,. p. 185
Nachez, M., 1999, « Les états non ordinaire de conscience » Essai d'anthropologie expérimentale, Thèse de Doctorat de Sciences Humaines, Sous la direction de Pierre Erny Université de Strasbourg. http://florence.ghibellini.free.fr/revelucidea/thesemn.html
Poirier, S. 1994, « La mise en œuvre social du rêve » Anthropologie et sociétés, Vol. 18 Nro. 2, p. 105, in http://www.erudit.org/revue/as/1994/v18/n2/015316ar.pdf
Larsen, S., 2000” Sueños Representaciones de los Iroqueses y les Senoïs”, Extrait du Livre : La puerta del chamán, Edit. Martinez Roca, Barcelona (la traduction est à moi) in http://www.mind-surf.net/talleres/senois.htm