4.4.1. Quelques hypothèses sur les « cultures dreams » : La Communauté des frères et des rêves

Le processus de socialisation du rêve dans ces différentes cultures m’amène à repenser les rêves selon une optique qui ouvrent plusieurs interrogations et diverses hypothèses sur le deuxième et troisième ombilic du rêve.

Le partage groupal des rêves a conduit ces sociétés à réaliser une création groupale et sociale du moment que la communauté dans sa totalité en tire des bénéfices pour le progrès social.

En fait, le rêve est la matière de la réalité quotidienne, source de son émergence, il fait partie de l’existence de façon globale. Nous pouvons penser que la réalité se conçoit, s’explique et se saisit en fonction de l’espace onirique individuel et groupal. Cette précision me semble indispensable pour mettre en relief l’importance de l’empreinte culturelle sur la perception de la réalité. Si un patient manifeste qu’il se communique avec les morts par les rêves ou qu’il a rêvé d’une personne ennemie ce qui provoquera qu’elle devienne un ami à l’état de veille, ou bien qu’une personne le poursuit dans les rêves et qu’il en a peur, nous pouvons diagnostiquer une psychose ou une paranoïa fondés sur le fait que sa relation à la réalité est absolument perturbée. Ce constat nous démontre combien nos catégories nosographiques se construisent sur le stigmate culturel et sur le consensus existant sur la signification de notre perception de « la réalité ».

Sous cet angle, je considère que la réalité est une construction conjointe qui essaie sans cesse d’octroyer des sens et d’occulter l’impossible à saisir et à signifier par la psyché, à savoir le Réel.

Le besoin de l’être humain d’avoir des énoncés de certitude pour investir le monde renforce cette hypothèse. Ces énoncés identificatoires du discours maternel sur ce qui est vrai ou faux d’après P. Aulagnier (1979), inscrit l’ordre symbolique de l’enfant du moment qu’ils portent un discours social.

Par ailleurs, si nous osons une lecture psychanalytique, le rêve se présenterait aussi dans ces sociétés comme un gestionnaire des aspects surmoïques et de I’idéal, y a-t-il une autre instance à inventer… ?. Dans les tribus senoïses les autorités interdisent de tuer un ennemi dans l’état de veille et posent un dictat indiquant qu’ils doivent les transformer en amis, néanmoins, ils prescrivent le meurtre de la figure de l’ennemi dans la vie onirique, monde qui est traité comme de l’ordre de la réalité. Le traitement occidental du rêve est en cela très éloigné : nous éprouvons de la pudeur, voire de la honte à raconter (même en analyse), un rêve où l’on tue quelqu’un ou encore un rêve incestueux. Notre société censure et interdit ces désirs qui sont refoulés, cependant l’être humain n’évite pas, malgré ce refoulement certains passages à l’acte liés à ces fantasmes.

Un majorité d’auteurs considèrent que le refoulement est à l’origine de l’instauration de la civilisation, or, y aurait-il « excès de refoulement » dans notre culture occidentale qui mènerait à potentialiser la pulsion de mort poussant à des passages à l’acte ?

La trame libidinale dans les familles senoïses, tel que je l’ai remarqué plus haut, semblerait être l’étayage de base qui favoriserait le « virage » des idéaux sociaux.

Nous pourrions mettre en parallèle les quatre premiers moments d’interprétation des rêves dans tribus aborigènes australiennes et le travail psychanalytique sur le rêve Ce que nous ne ferons pas pour le cinquième où le rêve apparaît comme potentiel révélateur et innovateur pour la mise en œuvre sociale. Je suis tout à fait d’accord avec S. Poirier en ce que ceci est probablement dû à la façon dont notre connaissance tend à la fragmentation. Par exemple, la dichotomie de notre monde occidental entre individu et société ou raison versus émotion, corps versus processus mentaux, sont des dissociations qui ne nous permettent pas d’accéder au cinquième moment du rêve au-delà d’une valeur individuelle de ce potentiel. Il nous semble pratiquement impensable notre activité onirique puisse faire partie du quotidien, cependant, nous reconnaissons parfois que quelques rêves peuvent provoquer un virement dans notre vie (tel est le cas de l’Homme au Loups précédemment étudié).

Arrivée à ce point de ma thèse et au vu de tout ce que nous avons considéré, je peux risquer les rêves seraient vraiment une nécessité pour que toute culture s’instaure comme telle, au-delà du traitement que chacune en fera. Nous pourrions aussi en déduire que les rêves d’une communauté pourraient être l’espace où se scelle un contrat narcissique sans passer nécessairement par l’intermédiaire familial. De même que l’enfant a besoin d’être rêvé par ses parents pour avoir une place dans leur désir et pour que son appareil psychique se construise, chaque culture a besoin des rêves de sa communauté pour que le contrat narcissique puisse se signer.

Dans sa conceptualisation du contrat narcissique, P. Aulagnier (1975) met l’accent sur le besoin du nouveau né d’être investi par le discours de l’ensemble des voix qui lui attribuera une place en consonance aux idéaux du clan ou du groupe en continuité avec ses mythes et ses ancêtres fondateurs. Cette idée d’un contrat narcissique directement réglementé par la communauté, nous la relevons par exemple dans la culture amérindienne où l’obtention d’une place et d’un rôle social est étroitement associée au « bon rêve attendu » des autres. Nous avons vu comment à partir de ce rêve, une récompense ou le prestige, garantissent cette place sociale qui scelle le contrat entre le sujet et l’ensemble. Dans le cas de cette tribu, l’exigence sociale de rêver apparaît aussi comme le destin qui marque chaque membre, par la matérialisation, la symbolisation et l’élaboration de ce rêve.

Dans les cultures dont nous avons parlé, l’idée qui s’impose est plutôt que les rêves d’une communauté deviennent une communauté des rêves qui semblerait être l’effet d’une résonance socialement établie et promue entre les membres. Cette résonance prend corps dans les rituels de partage où les résonances de ces rêves forment le fondement d’une pratique sociale légitimée.

Nous mettrons en rapport cette hypothèse de la fondation d’une communauté des rêves pour que s’établisse une culture avec la notion de communauté des frères de S. Freud (1912). Dans « Totem et Tabou », il pose son hypothèse sur l’origine de l’organisation sociale : le passage de la horde primitive à la culture à l’occasion de la prise de conscience du besoin de se constituer et de remplacer l’autorité du père par une communauté de frères. Cette prise de conscience d’après S. Freud, prend sa source dans l’union des frères contre le père puis dans la culpabilité de leur crime et enfin dans la peur de la répétition d’un pouvoir qui les détruirait les uns les autres. En d’autres termes, cette communauté se fonde sur la construction du Surmoi qui donne lieu à la constitution du lien social et à l’alliance fraternelle dans une articulation entre le renoncement à posséder toutes les femmes - comme le faisait le père - et l’interdit du meurtre et de l’inceste.

D’après R. Roussillon (R.Roussillon, 1989 /1991), ce mythe originaire sert à figurer la « vérité du psychisme », au-delà de la « vérité historique » sur la naissance du totémisme. Il remet en question que l’union fraternelle puisse être fondée sur l’assassinat du père originaire, et s’interroge sur l’excès pulsionnel des frères, lequel n’est apprivoisé qu’en fonction de la dévoration du totem comme représentant du père car la jalousie, l’envie et le désir d’occuper la place du père, d’un « macho » qui domine les autres pourrait se répéter à l’infini. Roussillon réécrit le mythe en interprétant cette union comme un « pacte dénégatif » entre les frères, « ex-corporé dans un animal vivant » ; or ce n’est pas une vraie solution, du fait que le groupe peut vivre menacé par le retour du démenti. En effet, dévorer le père est une façon d’incorporer sa force et ses interdictions afin de le rendre immortel. Selon lui, ce mythe sera réélaboré par la suite par Freud, à travers le mythe du héros de l’écriture, lorsque Moise détruira le veau d’or et l’offrira à boire aux fils d’Israël :

‘« L’histoire et sa trajectoire se rendront donc représentables, elles deviendront objet de l’écriture : une autre forme de répartition sera pensable » 149

Cette relecture que Roussillon fait de Freud est fort intéressante car il examine l’écriture de Freud qui, selon lui, réinterprète Moise pour réécrire ainsi un fragment de sa propre histoire : lorsqu’il a dû dominer son excès pulsionnel afin d’élaborer la jalousie de sa sœur Anna et le sentiment de culpabilité pour la mort de son frère Julio.

Freud écrit à cet égard dans « Malaise dans la civilisation » :

‘« L’homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité Pour lui, par conséquent, le prochain n’est pas seulement un auxiliaire et un objet sexuel possible, mais aussi un objet de tentation. L’homme est, en effet, tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagement, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer » 150

En 1923 dans « Le Moi et le Ça », il affirme que l’être humain dépasse cette « somme d’agressivité » de ses « données instinctives » grâce à l’Idéal du Moi ou au Surmoi (l’Idéal du Moi à cette époque de sa théorisation était pour Freud assimilé au Surmoi), héritiers du Complexe d’Œdipe.

L’idée de communauté des rêves tel que nous l’avons proposée jusqu’à maintenant, pourrait être simultanément une construction communautaire depuis la logique du Surmoi et une construction communautaire depuis la logique de l’Idéal. En effet, pouvons-nous penser qu’une culture se soutiendrait seulement à partir de l’interdiction du meurtre et de l’inceste ? Ne devrions-nous pas plutôt tenir compte que pour que se constitue la civilisation, la sublimation de ces pulsions est indispensable afin de dépasser le niveau du simple statut quo de l’interdit ?

La définition que donne C. Neri de la communauté des frères, qui pour lui est une phase évoluée de la groupalité, pourrait marquer ce passage d’une communauté caractérisée par l’acceptation de règles construites sur un interdit accordé ou bien plutôt imposé, à une groupalité où la circulation de l’Idéal permet la consolidation du lien entre les pairs. Il en donne la définition suivante :

‘« La communauté de frères (ou clan fraternel) exerce plusieurs fonctions (…) (une des) fonctions s’insère dans une relation triangulaire (analyste, communauté des frères, patrimoine affectif du groupe), fondé sur un nomos : un droit fondamental, qui ne relève pas des règles du setting et n’est pas présent au début du travail, mais qui naît au moment où les membres participants prennent conscience d’être en groupe (communauté des frères) et commencent à agir en conséquence, en devenant un « sujet collectif » 151

Il ajoute que ce sujet collectif forme une unité capable de penser où l’analyste s’efface pour laisser la place et respecter le groupe comme collectif afin que les membres du groupe puissent élaborer ce qui se passe entre eux et s’en sentir responsables.

Il nous semble que la constitution de cette unité telle que la définit C. Neri, n’est accessible au groupe que si sa prise de conscience de sa groupalité est accompagnée par l’idéal de créer et de promouvoir la dynamique de ce collectif. Il est aussi condition primordiale pour l’établissement de cette «unité capable de penser » qu’il existe le plaisir à penser et à rêver ensemble. Comment est-elle installée au sein du groupe ?

La psychanalyse a bien étudié la souffrance engendrée par l’activité de penser. La théorie psychanalytique envisage que grâce au manque radical la naissance de la pensée est possible, ce qui permet au nourrisson de représenter la mère pour pouvoir supporter son absence et chercher la satisfaction dans le monde extérieur. L’enfant est au début « obligé » de penser car la modification du principe de plaisir par le principe de réalité s’impose. La transformation de l’énergie libre en énergie liée aux représentations requiert de la participation du préconscient (de l’identité de perception à l’identité de pensées). Néanmoins, j’oserai dire que dans la communauté des rêves, l’emprise du principe de réalité n’a pas la suprématie. Ce plaisir est procuré dans la rencontre de la dimension onirique partagée pour le groupe et il s’inscrit, du point de vue topique sur la frontière Préconscient / Inconscient. D’une part, sur l’espace onirique partagé où prédomine la régrédience - la régression topique du rêve - qui apparaît au niveau non verbal, et d’autre part, sur le système Préconscient en sens progrédient exprimé par les représentations et la mise en paroles.

Même si l’enfant trouve du plaisir à garder ses pensées de l’autre pour l’acquisition de son autonomie, il apprend petit à petit à s’approprier du plaisir de préserver ces pensées mais aussi à les partager avec un autre ou d’autres, afin de découvrir de nouvelles formes de pensées produites par cet échange.

Le plaisir à penser et à rêver ensemble en ce qui concerne l’économie psychique résulte donc d’un travail psychique face au mouvement produit par la modification de la décharge immédiate de la pulsion : celle-ci doit subir un détour pour la quête des représentations, ce qui retarde cette décharge.

Dans le groupe, le fait de lier le quantum d’affect des émotions aux représentations associées grâce à ceux qui partagent cette même activité de pensée, procure du plaisir dû aux investissements distribués chez les membres d’un groupe et à la circulation de l’énergie.

Du point de vue dynamique, la communauté des rêves peut se maintenir dans la tension du conflit de la libido narcissique (repli libidinal de l’état de sommeil) et de la libido objectale (investissement de l’autre et de ces représentations pour nourrir les propres pensées).

La communauté des rêves sollicite à l’appareil psychique groupal l’investissement de la pensée du groupe comme objet pour parvenir à la découverte d’une pensée autre qui mènera à d’autres. Ce qui implique le profit de l’état onirique pour la quête de la satisfaction par le moyen de la sublimation.

Je ne néglige pas le risque d’extrapoler l’espace d’un groupe artificiel aux groupes sociaux mais cet aspect nous permet d’affirmer que la matière qui rend compte dans des groupes de l’établissement de l’Idéal du Moi, sera cette mise en circulation des rêves lorsque l’Idéal se noue au désir d’être ensemble. La communauté des frères deviendrait alors une communauté de frères qui rêvent ensemble.

Notes
149.

Kaes, R. et collab., Lo negativo, Roussillon, R., 1991,“El pacto denegativo originario, el domeñamiento de la pulsión y la supresión”, , Amorrortu Editores, Buenos Aires, P. 180 - (la traduction est à moi)

150.

Freud, S, 1920, Malaise dans la civilisation, Paris, Puf, 1971, p. 64-65.

151.

Op. Cit, Neri, C., 1997, Le Groupe – Manuel de Psychanalyse de Groupe, Dunod , Paris,., p. 144 (c’est moi qui souligne)