4.5. De la résonance des rêves à la communauté des rêves

Pour suivre cette idée d’une communauté des rêves, la notion de résonance utilisée précédemment pour mieux comprendre ce phénomène entre les participants d’un groupe familial, thérapeutique ou d’appartenance, rend compte de la circulation fantasmatique entre les membres d’un groupe et me semble profitable C’est Foulkes (1948) qui a repris le terme résonance de la physique pour expliquer cette manifestation inconsciente entre le membres d’un groupe suivant la règle de libre association. D.Anzieu (1971) a considéré par la suite la résonance fantasmatique comme le premier organisateur du groupe, organisateur qui mobilise les fantasmes des groupes internes en interjeu avec le groupe externe.

C. Neri reprend à ce sujet à I. D Yalom qui métaphorise la fonction de l’analyste moyennant des commentaires d’un de ses patients :

‘« Un de membres de mon groupe, un pianiste de jazz, avait fait des remarques sur le rôle du leader, en disant qu’auparavant, au début de sa carrière, il admirait les virtuoses de n’importe quel instrument. Ce n’est que longtemps après qu’il avait évolué et compris que les véritables grands musiciens de jazz sont ceux qui savent comment faire augmenter les sons des autres, qui savent rester silencieux et qui connaissent la manière de faire fonctionner tout l’ensemble » 152

Le patient de I. Yalom a perçu dans le groupe de musiciens la même polyphonie que remarque R. Kaës dans son ouvrage la « Polyphonie des Rêves », titre qui me renvoie à l’effet de résonance que peut promouvoir un rêve entre les membres d’un groupe. C. Neri poursuit à ce propos :

‘« La résonance entre deux ou plusieurs participants du groupe entraîne toujours une certaine élaboration. Un membre du groupe peut, par exemple, faire un rêve à la place d’un autre participant. De même qu’une « mamam-oiseau » prémétabolise la nourriture pour son petit, il assume comme étant la sienne la situation émotionnelle que l’autre membre du groupe n’est pas en mesure d’élaborer et il la représente dans des images oniriques qu’il raconte ensuite durant la séance. Kaës (1985, p. 15) exprime une idée semblable lorsqu’il écrit : «  Les transformations que certains membres du groupe ne parviennent pas à effectuer sont réalisées (par l’analyste, par un membre du groupe) de la même manière dont une mère réussit à désintoxiquer l’espace interne de son enfant grâce à sa fonction de contention et de transformation » 153

La résonance selon cette lecture aurait des points communs avec la conceptualisation de Bion sur « la capacité de rêverie » de la mère pour son enfant mais aussi du groupe et l’analyste qui se rend disponible pour capter les émotions de ses patients et les transformer. Le fait que R. Kaës n’admette pas cette fonction comme exclusive de l’analyste mais qu’elle soit aussi exercée par les membres du groupe est lié selon mon observation aux productions interprétatives des participants. En effet, ce travail de « pré-métabolisation » du groupe est préliminaire à l’interprétation de l’analyste.

Cependant, entre les membres d’un groupe, la résonance circule et provoque des effets dans chacun d’eux alors que c’est l’analyste anticipant ce phénomène et depuis sa capacité de rêverie caractéristique de sa position dans le groupe qui le signalera pour que celui-ci puisse travailler sur sa résonance par les biais des transferts latéraux en jeu.

Si nous reprenons le travail des rêves dans les tribus mentionnées ci-dessus on peut penser à un phénomène de résonance qui se produirait au moment du partage communautaire des rêves. La différence se situera alors en ce que dans ces tribus la production groupale est une production pour l’ensemble de la société tandis que dans des groupes isolés (thérapeutique, d’appartenance, etc.), cette production sera celle du groupe qui peut éventuellement répercuter sur les comportements socioculturels mais en aucun cas ne se constitue comme un organisateur global de la société, même si au niveau individuel il pourrait produire des effets comportementaux.

Poursuivant ce qu’expose, C. Neri nous montre ensuite comment opère la résonance:

‘« De plus, le fait d’entrer en résonance et de métaboliser les états d’esprit d’un autre participant est toujours utile pour la connaissance de soi. Cette fonction d’autoconnaissance est parfois prédominante. On peut parler « d’effet miroir ». L’effet miroir se manifeste « d’une manière caractéristique lorsqu’un certain nombre de personnes se rencontrent et interagissent. Un individu se voit – il voit en général la partie refoulée de lui-même – reflété dans l’interaction des autres membres du groupe. Il les voit réagir comme il le fait lui-même, ou de manière opposée. Il apprend ainsi à se connaître à travers l’action qu’il exerce sur les autres et à travers l’image que les autres ont de lui » 154

Pour illustrer ce que signale si bien C. Neri, un ami étranger qui habite en Argentine m’a raconté un rêve qu’il a fait avant son retour d’un voyage en visite à sa famille dans son pays d’origine. Ce rêve reflète au niveau personnel intrapsychique ce que peut être cet effet miroir, mis en jeu ici et qui mobilise les groupes internes :

«J’étais avec plusieurs membres de ma famille et nous discutions profitant des derniers moments avant de dire au revoir à mes cousins et à leurs enfants qui partaient chez eux à l’étranger. C’est dans ces circonstances que leur fils Sébastien auquel je suis très attaché entreprend une sorte de jeu de cache-cache. Je me solidarise alors avec son jeu qui consiste à descendre sous le plancher d’une cabane et à en ressortir sans fin. Je prends conscience, après un temps, du caractère pénible de ce jeu, de sa dimension claustrophobique et étouffante car l’espace entre le sol et le plancher est très étroit. Je veux convaincre Sébastien d’arrêter là le jeu, mais il s’entête. Je comprends qu’il fait cela parce qu’il est triste de partir et impuissant à le persuader, je le force à sortir de dessous la cabane. Je sens que mon geste le brutalise un peu et il est alors pris d’un hoquet et se met à vomir des petits cailloux compulsivement. Tout le monde se désole autour de lui, mais c’est moi qui me sens le plus touché car je réalise que ces petits cailloux étaient sous la cabane et que Sébastien en a avalé quelques-uns à chaque fois pour exprimer sa colère et son dépit face à son départ. Je me sens coupable de ne pas avoir compris cela plus tôt pour intervenir autrement. Je me suis réveillé angoissé par la sensation de tristesse et d’étouffement».

Mon ami m’a expliqué que ces cousins sont bien partis avant lui lors de son voyage et pour une destination étrangère. Sébastien s’est montré fuyant au moment des aux revoir, trop sensible et trop pudique pour exprimer sa tristesse dans cette situation. C’est un comportement qu’il répète dans chaque situation de départ.

J’observe dans ce rêve que cet ami a rêvé à la place de l’enfant qui ne pouvait pas contenir la situation avec les mêmes outils qu’un adulte. Il lui a prêté dans son rêve la métaphore de ce qu’il a ressenti (le jeu de cache-cache et les petits cailloux comme symbole de son malaise face au départ). Nous pouvons penser dans ce sens que ce rêve est un rêve pour l’autre. Mais le sentiment d’impuissance qui est aussi exprimé nous indique deux autres niveaux : celui du besoin d’élaborer pour soi ce que l’autre n’a pu métaboliser - l’effet du non élaboré de l’autre en soi - et celui de la résonance personnelle avec la situation de l’autre (cet ami allait partir à son tour) où mon ami a emprunté les émotions de l’autre pour exprimer les siennes.

Ces différents niveaux seraient comme autant de reflets de l’effet miroir. Nous pouvons imaginer que la mise en travail de ce rêve dans un groupe familial où les deux protagonistes seraient présents, permettrait un bénéfice mutuel et gagnerait en complexité, d’où l’intérêt du dispositif de partage des rêves. Par exemple, cet ami a pu associer l’image des petits cailloux et du retour à la maison avec le conte du « Petit Poucet », de Charles Perrault. Qu’aurait proposé l’enfant à partir de cette image s’il était présent dans une séance? Je proposerai ma propre interprétation de ce matériel qui me semble précieux pour analyser aussi l’effet de résonance et de simultanéité entre les niveaux intra, inter et transpsychique. Au niveau intrapsychique, le rêveur anticipe sa propre angoisse de séparation d’avec ses origines (pays de naissance), au niveau interpsychique, sa « solidarisation » avec le jeu de l’enfant exprime quelque chose de l’ordre du lien qui les unit et de son identification, moteurs de la résonance. Le sentiment de culpabilité par exemple, serait dû à plusieurs raisons : il a pu se sentir coupable d’abandonner Sébastien, sa famille et son pays, ou bien le sentiment serait de se sentir aussi vulnérable qu’un enfant face à la situation, ne pouvant donc lui procurer la contenance d’un adulte.

La dimension transpsychique pourrait être exprimée par l’association avec le conte comme produit culturel ainsi que par des éléments de l’ordre des codes sociaux, tel que le jeu de cache-cache ou encore, les catégories monde des adultes et monde de l’enfant. Dans le conte « Le Petit Poucet » les adultes et les parents, ne peuvent pas prendre en charge leurs enfants et ils décident de s’en défaire et de les abandonner dans la forêt pour ne pas les voir mourir de faim. Dans l’association de mon ami, Sébastien représenterait le personnage du Petit Poucet semant des cailloux sur le chemin pour retrouver sa maison, à travers le conte et dans cette association, mon ami étranger transformerait en son contraire son sentiment d’abandonner ses parents, puisque aller vivre dans un autre pays avait été un choix personnel pour lui.

Il est éloquent qu’il n’existe pas de mots pour désigner cette position dans les différentes situations d’émigration (libre choix d’une destination étrangère pour vivre). Le mot « expatriation » par exemple, a une connotation liée à ex-patrie - hors patrie -, et il est utilisé pour les gens qui partent de leur pays d’origine pour des raisons de travail envoyés par leur pays (mission de l’entreprise du pays), le mot « exilés » est lié à une décision prise pour des raisons politiques et le mot « émigré » pour des questions économiques et sociales. La possibilité de choisir délibérément et depuis d’autres critères subjectifs (union, goût, mode de vie…) un autre pays que notre pays d’origine ne se contemple pas dans nos langues et il me semble possible que cela puisse représenter une censure installée dans notre culture où le choix de changer ce qui nous vient avec la naissance et nos origines, semblerait être une transgression à « l’héritage ».

Dans le conte du « Petit Poucet » finalement le héros trouve les bottes magiques de l’ogre et offre ses services au roi comme messager. Grâce à ces bottes, il devient un excellent courrier et amasse une grande fortune pour subvenir aux besoins de toute sa famille. Cet ami par identification avec le Petit Poucet (Sébastien) se situe dans une position privilégiée dans sa famille : il est celui qui peut décoder les messages de sa famille, il a de grandes bottes magiques qui lui permettent d’écourter la distance avec elle et de lui rendre visite, tout en lui prodiguant la richesse de son expérience. Cette association avec le conte, si ce rêve était raconté lors d’une analyse, lui permettrait de pouvoir transformer son sentiment de culpabilité envers sa famille. L’abandon mutuel se transforme dans le conte en une communauté familiale.

Il y a sûrement plus d’interprétation à faire sur ce matériel mais comme il s’agit d’un ami et non pas d’un patient, je me limiterai à cette lecture qui m’a permis d’illustrer la fonction de la résonance dans le rêve. 155 (*)

Ce rêve illustre au niveau individuel comment opère la résonance, il nous faudra cependant nous plonger sur un autre type de matériel afin de reconsidérer la résonance comme le vecteur qui établit en simultanéité la communauté des frères et des rêves.

Nous pouvons par ailleurs à ce point de notre travail, affirmer que la résonance sera la clé du passage et de la mise en mouvement de la dynamique particulière de la communauté des frères et des rêves.

Pour nous ces deux notions sont différentes bien que nourrissant un rapport d’interdépendance, ce que nous allons chercher à mieux établir dans le chapitre suivant.

Notes
152.

Op. Cit. , Neri, C., 1997, Le Groupe – Manuel de Psychanalyse de Groupe, Dunod , Paris, p. 21

153.

Op. Cit, Neri, C., 1997, Le Groupe – Manuel de Psychanalyse de Groupe, Dunod, Paris, p. 21

154.

Op. Cit, Neri, C., 1997, Le Groupe – Manuel de Psychanalyse de Groupe, Dunod, Paris, p. 21

155.

(*) Je remercie cet ami de m’avoir « prêté » ce rêve.