4.5.1. La communauté des rêves : une rencontre dans et de la diversité

Le rêve cité précédemment me permet aussi de mettre en valeur la façon dont je conçois le travail avec les familles expatriées et le dispositif mis en place avec elles où je me centre plus particulièrement sur le niveau transpsychique - association avec le conte dans le cas du rêve - puisqu’il ne s’agit pas nécessairement dans tous les cas d’un travail d’élaboration psychothérapeutique sinon d’un travail d’élaboration de l’expérience de l’expatriation. Imaginons, par exemple, une situation de rencontre dans mon cabinet entre cet ami et son petit cousin après un certain temps où ils se mettraient à échanger des souvenirs stimulés par mes interventions. Au cours de la séance, mon ami pourrait être amené à raconter son rêve et cela pourrait déclencher chez son cousin des associations avec ses propres rêves ou avec son vécu de la situation d’alors. La résonance fantasmatique qui pourrait se créer entre eux s’établirait sur les éléments communs ou reconnaissables par chacun d’eux. Mais cet échange serait aussi l’occasion d’accéder à une nouvelle dimension de ces souvenirs. En effet, chacun apporterait aussi une lecture et une expérience propre et singulière. C’est dans ces similitudes et dans ces différences qu’ils se constitueront en une possible communauté des rêves où circulerait une nouvelle rencontre qui permettrait que leur lien entre en polyphonie.

Cette image permet de penser la communauté des rêves comme une construction commune où le commun est ce qui produit la différence et ce qui pourra en être intégré. Cette notion est ce que je cherche à mettre en travail dans ma pratique, lorsque cette polyphonie est soutenue pour le plaisir à penser et à rêver ensemble où les différentes pensées donnent lieu à une nouvelle pensée.

Pour mieux concevoir cette idée, revenons à la communauté de frères instaurée après le parricide dans la horde primitive. Même si les frères ont accès à une groupalité qui confère une certaine sécurité à partir de l’établissement de règles pour se protéger, ce seul interdit est insuffisant pour créer une cohésion et une mise en mouvement d’un tel groupe. Cet espace de paix néanmoins est celui qui laissera la place à la découverte de quelque chose de nouveau dans leurs liens des frères. Ainsi si un ordre s’est établit par leur renoncement respectif au pouvoir et à toutes les femmes, le statu quo les poussera probablement à se tourner vers d’autres pensées et à se rendre disponibles pour d’autres échanges. C’est au travers de ces échanges qu’ils vont pouvoir partager leurs rêves différents de leur aspiration commune de départ et produire des sens et des initiatives créés à partir de l’assemblage de leurs rêves.

Je mets l’accent sur la rencontre du lien entre eux qui éveille le désir d’être ensemble et d’être différents. C’est pour cela que l’on peut parler de communauté et c’est pour cela que l’on peut aussi parler de pluralité. Cette diversité assimilée par la communauté devient ce qui rend partageable leurs rêves en dévoilant l’inconnu qui était pour eux leurs différences et en cherchant à dépasser les obstacles qu’elles pourraient engendrer.

Un témoignage utile pour illustrer la construction de cette communauté des rêves pourrait être celui de « Che Guevara » qui pendant ces années de jeunesse a écrit le livre « Diarios de una motocicleta » (en français « Journal d’une motocyclette, « Carnets de voyage »). Au départ, cette communauté le concerne lui et son ami Alberto Granados avec qui, il a « rêvé » puis réalisé ce voyage en Amérique Latine. A partir de ce projet et de ce lien à deux, le livre laisse entrevoir comment ce rapport s’étend aux indiens et á la rencontre avec la population de chaque pays et c’est ainsi que Ernesto Guevara de la Serna devient progressivement une figure mythique d’Amérique Latine qu’il incarnera comme « Le Che ».

Issu d'une famille de la petite-bourgeoise argentine, Ernesto Guevara de la Serna est né en 1928. A l’âge de 23 ans, peu de temps avant d’obtenir son diplôme de médecin, il décide avec son ami Alberto Granados de connaître l’Amérique Latine en motocyclette (ils se sont rendus au Chili, au Pérou, en Colombie et au Venezuela, de décembre 1951 à juillet 1952). Cette expérience poétiquement décrite dans son livre, est un modèle paradigmatique au niveau social d’une rencontre singulière de la diversité qui peut marquer la vie d’un sujet ainsi que toute l’histoire d’une société. Ernesto, le futur Che, l’exprime d’une manière très particulière dans l’introduction explicative de ce que son livre représente pour lui :

‘«C’est un morceau de deux vies prises à un moment où elles parcoururent ensemble un trajet déterminé, dans une identité d’aspirations et la rencontre de nos rêveries. Un homme peut pendant neuf mois de sa vie, penser à beaucoup de choses qui vont de la spéculation philosophique la plus élevée au banal désir d’un plat de soupe. (…) Le personnage qui a écrit ces notes est mort au moment de fouler de nouveau le sol argentin, celui qui ordonne et polit ces mots, “moi”, ce n’est pas moi, au moins, je ne suis pas le même moi intérieur. Ce vagabondage sans but à travers notre “Amérique Majuscule” m’a changé plus que je ne l’ai cru ». 156

Cette expérience nous plonge dans une histoire née d’un rêve à deux et qui aboutit à une communauté de rêves. Ce journal se fait l’histoire de ce passage.

Le rêve a pour caractéristique de mobiliser un repli du monde extérieur vers le monde interne, ce Moi intérieur dont parle Che Guevara. Dans ce récit, il y a un premier passage du rêve personnel au rêve partagé dans un lien d’amitié dont le « véhicule » est la motocyclette (il s’agit du Journal de la motocyclette et non du Che ou de son ami). Nous pouvons penser que ce voyage a débuté dans une groupalité psychique qui se renforce au fur et à mesure des étapes et constitue un monde propre au-delà des espaces traversés. Pour que cet univers puisse se constituer, il fallait d’abord que Che Guevara renonce à un désir personnel au début du périple, il doit quitter sa fiancée. Libérés de toute attache, Ernesto et Alberto créent une intimité toute à eux. Le rêve est alors de pouvoir réaliser toutes les étapes qu’ils se sont fixées en moto et dans des délais précis. Un second passage s’opère lorsqu’ils doivent renoncer à l’engin qui ne marchait plus. Ils doivent alors se resituer dans une autre dimension de l’espace et du temps et reformuler l’objectif qu’ils poursuivent (renoncer à l’aventure du voyage ou la vivre autrement).

C’est dans ce changement de parcours que s’opère la transformation du rêve à la communauté des rêves. La nouvelle situation les pousse à un nouveau déploiement sur le monde extérieur car il fallait chercher des moyens de transport, des liens, du travail.

Il est frappant de remarquer que ce processus de métamorphose ait pris neuf mois pour qu’Ernesto Guevara de la Serna remette à jour ce journal en évoquant sa mort, qui serait en fait la naissance du futur « Che ».

« Le Che » représenterait à mon avis l’assemblage entre l’espace psychique onirique partagé (produit de la résonance fantasmatique des rêves d’Ernesto et d’Alberto), l’espace du groupe qui s’ouvre dans les investissements des nouveaux liens (ouverture à la dimension sociale du lien), le monde extérieur (des nouvelles conditions physiques, géographiques, climatiques et culturelles du voyage) et ce qui reste impossible à métaboliser par la psyché (ce que le « Che »  n’a jamais pu écrire: le « non sens » de cette expérience).

Nous citerons un passage où ils rencontrent un couple de mineurs, passage qui illustre en partie cet assemblage :

‘« Le couple transi, dans la nuit du désert recroquevillé l’un contre l’autre, était une représentation vivante du prolétariat de n’importe quelle partie du monde. Il n’avait même pas une misérable couverture avec laquelle se couvrir, aussi leur avons-nous donné une des nôtres et nous sommes-nous blottis dans l’autre comme nous avons pu, Alberto et moi. Ce fut la fois où nous avons eu le plus froid mais aussi où je me suis senti un peu plus frère de cette « étrange » espèce humaine…. » 157

Au fur et à mesure que les deux amis vont à la rencontre des membres de populations qui leur étaient étrangères - nationalité et conditions de vie différentes -, ils accèdent à la communauté des rêves où la construction du commun est le produit de leur différence et de leur intégration dans la pluralité.

Le paroxysme de cette construction qui se réalise petit à petit (rencontre avec le couple, avec une vieille femme malade, avec des mineurs au chômage, etc.) se situe au moment du « contact » des deux amis dans une colonie de lépreux, où malades et soignants apprennent à vivre ensemble à partir de l’initiative d’Ernesto et Alberto (avant leur arrivée le contact avec les malades était limité au stricte minimum avec des gants et les lépreux vivaient seuls dans une île). Dans une telle expérience se conforme une communauté de frères, ce qui fait surgir chez l’auteur la possibilité d’une communauté des rêves, celui d’être un même peuple humain dans toute l’Amérique Latine :

‘« Avec les conditions précaires dans lesquelles nous voyageons, ils ne nous reste que la parole comme seul recours de l’expression de notre affection, et s’est l’employant que je vais exprimer ma reconnaissance et celle de mon compagnon de voyage à tout le personnel de la colonie qui nous a donné sans pratiquement nous connaître, la magnifique démonstration d’affection que signifie pour nous l’honneur de fêter notre anniversaire comme si c’était la fête intime de l’un d’entre vous (…) Nous croyons notamment après ce voyage, que la division de l’Amérique en nationalités incertaines et illusoires est totalement fictive. Nous constituons une seule race métisse qui depuis le Mexique jusqu’au détroit de Magellan, présente de notables similitudes ethnographiques. C’est pourquoi, essayant de me défaire de toute charge de provincialisme étroit, je trinque pour le Pérou et pour l’Amérique Unie. » 158

C’est sur la base de ce discours que la communauté des rêves commence à se constituer autour du « Che » qui deviendra au fil du temps une figure emblématique de l’histoire d’Amérique. Cependant, nous risquons de croire que l’esprit qui caractérise Ernesto serait suffisant pour le métamorphoser en « Che Guevara ». Cet esprit est condition nécessaire mais pas suffisante. André Malraux dans son livre « La tentation de l’Occident » pose l’idée d’une figure devient capable de capturer les rêves d’une société pour instituer un mythe fondateur et devenir figure mythique lorsqu’une force supplémentaire s’y ajoute:

‘« L’esprit donne l’idée d’une nation, mais ce qui fait sa force sentimentale, c’est la communauté de rêve » ’

Dans le groupe thérapeutique, cette figure est personnifiée par ce que j’ai dénommé le « porte-parole social », fonction phorique qui conduit au groupe à la prise de conscience des aspects refoulés ou scotomisés du social. Pour que ce rôle puisse se mettre en place, j’ai détecté que le sujet doit avoir l’aptitude de représenter l’Idéal du Moi du groupe. Le porte-parole social capture les effets de l’imaginaire social et doit être capable de mettre en paroles les émotions de ce transfert au monde externe exprimant les effets de l’impact de l’environnement sur le groupe.

Lorsque le porte-parole social agit sur la dimension onirique du groupe, la communauté des frères peut devenir communauté des rêves.

Revenons à la figure du « Che » et aux conditions potentielles pour qu’Ernesto accède à cette position. Quels sont les exigences et besoins culturels qu’il a dû remplir pour devenir une figure mythique ? « Le Che » à mon avis, a su canaliser des questions de l’imaginaire social sur les sens de la vie auxquels répondent tous les mythes : d’où venons-nous ? Qui sommes-nous ?

Lorsque B. Duez met en travail le lien entre le mythe, le groupe et le rêve, en termes de figurabilité, il nous montre que pour pouvoir prendre cette place, le héros doit capter des fantasmes originaires du groupe. Dans le cas du « Che », il s’agirait peut-être d’un fantasme d’union fusionnelle qu’il a su incarner pour réaliser ce désir et rêve collectif :

‘« Le mythe collectif est également source de réalisation de désirs ou de faits qui transcendent les capacités habituelles de l'homme. Le héros mythique peut renaître par delà sa mort, être tout à la fois homme et femme, dépassant ainsi les deux limitations radicales du sujet. Le héros mythique est celui qui réalise magiquement ces transformations». 159

« Le Che » a tissé à travers l’interaction avec les autres, des enjeux psychiques dans chacune de ses rencontres. Ce « tissage » s’est noué en lui et l’a converti en symbole de la mutation opérée dans ces collectivités d’Amérique.

Quelle place occupe-t-il encore dans l’actualité ? Quelles sont les traces qu’il laisse? Qu’est-ce que son personnage iconographique a de contemporain et quel rôle joue t-il ? Qu’emblématise-t-il aujourd’hui? Un autre travail de thèse serait nécessaire pour répondre à ces questions. Cependant, j’esquisserai une pensée qui peut se lier aux derniers événements dans mon pays. A plus de cinquante ans de ce voyage, les problématiques sur lesquelles s’interrogeait le Che sont toujours en vigueur en Argentine. Nous retrouvons ses traces aussi dans tout le mouvement vers le socialisme qui gagne du terrain dans toute l’Amérique du Sud ces derniers temps (Venezuela, Brésil, Chili et même en Bolivie, où un indien est élu Président pour la première fois) Quant à l’Argentine, après une période de promesses et d’illusion de faire partie des pays développés - pendant les deux présidences de Carlos Menem -, est à présent dans la quête de son identité latino-américaine.

En dehors de cette digression, nous continuerons à approfondir ce que le mythe interroge. Le lien entre le mythe et rêve et communauté des rêves me semble important parce que pour devenir tel, le groupe aurait besoin que s’instaure un mythe fondateur en même temps et au sein du rêve.

De la même façon que le rêve pour un individu construit des figures symboliques de ses désirs et mouvements psychiques, la communauté des rêves tendra à créer ses propres figures pour représenter l’imaginaire social de ce groupe. Freud lui-même constate que les symboles des rêves se retrouvent aussi dans les mythes et les légendes.

Pour ma part, je reprendrai une définition du mythe et du héros mythique donnée par B. Duez, qui à mon avis nous apporte une vision bien adaptée au parcours du « Che »  et à sa capacité de figurer les rêves d’une communauté :

‘« Essentiellement, il (le mythe) a pour fonction de figurer collectivement les liens d'appartenance. Les liens symboliques opérés par le mythe entre le sujet et la collectivité d'appartenance permettant au sujet de demeurer suffisamment lui-même, tout en étant l'élément d'un ensemble qui le dépasse. Le mythe est tout à la fois intérieur et extérieur au sujet, intime et universel, car le mythe figure à travers la figure emblématique du héros mythique, le dépassement des limitations structurelles du sujet que sont la différence des sexes et la limitation de la vie par la mort. (...).construction collective symbolique qui transcende le sujet et le co-étaye sur l'appareillage psychique sociétal ». 160

Il est important pour moi de remarquer que cette définition offre une pensée caractéristique de B. Duez et que j’ai cherché à mon tour à développer dans mon travail : la possibilité de trouver une articulation entre « l’intime et l’universel » dans une construction complexe qui dépasse le possible risque de psychologiser le social ou de sociologiser la psyché.

Nous comptons donc jusqu’à maintenant sur l’échafaudage de la notion d’interface et d’assemblage entre l’extérieur et l’intérieur pour penser la clinique. Je tenterai d’approfondir par la suite cette idée.

Notes
156.

Guevara de la Serna, E., 2004, Diarios de Motocicleta - Notas de un viaje por América Latina, Edit. Planeta, Buenos Aires, Argentina , (la traduction est à moi) p..52

157.

Op. Cit.Guevara de la Serna, E., 2004, Diarios de Motocicleta - Notas de un viaje por América Latina, Edit. Planeta, Buenos Aires p. p.114 (la traduction est à moi)

158.

Op. Cit. Guevara de la Serna, E., 2004, Diarios de Motocicleta - Notas de un viaje por América Latina, Edit. Planeta, Buenos Aires, p. 195 à 196, (la traduction est à moi)

159.

Duez, B , 2005, « Destins du transfert les infinies transformations des fantasmes originaires » , Mythe, Groupe et Rêve, Funzionn Gamma in http://www.funzionegamma.edu/italiano/journal/numero9/francese/duez.asp

160.

Duez, B , 2005, « Destins du transfert les infinies transformations des fantasmes originaires », Op. Cit.