4.5.2. La communauté des rêves : un assemblage entre l’espace psychique onirique, l’espace du groupe, l’espace transpsychique et l’impossible par rapport à la psyché ?

Dans l’ensemble du chapitre 4, je me suis fixée l’objectif de « proposer un modèle qui puisse rendre compte de la façon dont le psychisme et par conséquent, notre vie onirique, sont tramées par les expériences du monde extérieur et imprégnées par une culture déterminée qui lui octroient un sens » (chap. 4, p.196).

Cet objectif va de pair avec ce qui a fondé l’ensemble de ce travail de thèse à savoir, élaborer une pensée et des concepts qui puissent soutenir les fondements théoriques de ma pratique. Le dispositif que je propose cherche à saisir intuitivement un assemblage que nous allons ici définir et qui se présentait au départ pour moi sous forme d’énigme.

La communauté des rêves semble être notre point d’arrivée pour définir cet assemblage mais il me faut encore resituer plus en profondeur l’intervention du monde extérieur dans cette notion.

Revenant à l’origine de la formation de l’appareil psychique, je rappellerai l’interjeu entre le dedans et le dehors. La vulnérabilité du bébé humain pour survivre en l’absence de ses parents (il a besoin de plus de temps que les animaux pour acquérir son indépendance) est probablement le constat qui marque l’importance de l’environnement pour l’être humain. Je suis d’accord avec J. Bleger (1978) que la symbiose biologique pendant la grossesse qui se brise au moment de la naissance, est remplacée pour un état de symbiose psychologique où mère et enfant ne se perçoivent pas séparés au niveau de leurs investissements pulsionnels. Pour que l’enfant accède de plus à plus à son indépendance, mère et nourrisson devront traverser l’angoisse de séparation ce qui est selon P. Aulagnier (1975), le premier modèle de l’angoisse de castration, (pictogramme d’union/rejet). L’enfant essaiera de faire en sorte que les autres puissent combler le manque de cette union fusionnelle avec la mère pour soulager ses angoisses. Le monde intérieur est alors plus particulièrement rétroalimenté par les expériences vécues avec les autres, expériences qui appartiennent donc au monde extérieur ainsi qu’au monde intrapsychique de façon simultanée. L’appareil psychique administre les excitations qui viennent du dehors ainsi que le jeu pulsionnel du sujet.

Par ailleurs, si nous reprenons la conceptualisation de D. W. Winnicott sur la formation de la réalité psychique, nous pouvons mieux comprendre comment l’environnement intervient dès l’origine de la vie humaine.

C’est l’objet et l’espace transitionnel dans lequel l’enfant construit un « lieu de rencontre » entre le dedans et le dehors, qui permettra le développement de l’appareil psychique. C’est espace « entre », est un espace de jeu et donc de créativité. Winnicott approfondit cet interjeu intérieur / extérieur lorsqu’il explique que :

‘« L’objet est voué à un désinvestissement progressif et, les années passant, il n’est pas tant oublié que relégué aux limbes. Je veux dire par là que, dans un développement normal, l’objet « ne vas pas à l’intérieur » et que le sentiment qu’il suscite ne sera pas nécessairement soumis au refoulement. Il n’est pas oublié et on n’a pas non plus à en faire le deuil. S’il perd sa signification, c’est que les phénomènes transitionnels deviennent diffus et se répandent dans la zone intermédiaire qui se situe entre « la réalité psychique interne » et « le monde externe tel qu’il est perçu par deux personnes en commun » et, autrement dit ils se répandent dans le domaine culturel tout entier » 161

Je soulignerai quelques points fondamentaux de ce paragraphe : l’objet transitionnel est « relégué aux limbes » et se répand « dans le domaine culturel » dans une zone qui constitue le point de rencontre entre l’intérieur et l’extérieur, parce que les limbes représentent à mon sens une manière d’exprimer la porosité existant entre ces deux mondes. Il est aussi intéressant que dans ce même paragraphe, Winnicott évoque le monde externe, « tel qu’il est perçu par deux personnes », laissant ainsi entrevoir que la construction de cet espace est une fabrication conjointe entre la mère et l’enfant. Il semblerait qu’au début cet espace doit être partagé par tous les deux.

Sous un autre angle, lorsque P. Aulagnier (1994) 162 travaille la psychose, elle nous indique que la causalité délirante met en jeu des énoncés non partagés et non partageables pour l’ensemble. Comme je l’ai déjà remarqué, elle souligne le besoin de l’enfant d’avoir des énoncés de vérité et de certitudes qui garantissent l’existence d’une différence entre le vrai et le faux qui correspondent au discours culturel. Ces énoncés font partie eux aussi, tel que je l’ai dit plus haut de cet espace de « fabrication conjointe de la réalité » entre mère et enfant. Le discours maternel donc s’anticipe à l’entrée du sujet dans le monde et opère comme porte-voix du discours social.

Je considère que ces auteurs nous parlent tous deux de la nécessité pour l’être humaine que cette « réalité » soit une production « avec l’autre », qu’elle soit « partageable » et puisse par extension, se soumettre au consensus socioculturel.

L’idée qui renforce ce besoin de l’autre pour créer notre réalité au sein de l’intersubjectivité, nous la retrouvons dans l’interrogation de S. Ferenczi 163  : à qui raconte-t-on ses rêves ? , sujet repris par R. Kaës (2001). Son hypothèse considère que le/s destinataire/s du récit du rêve sont concernés par son contenu, ce qui permet à Kaës d’établir l’importance de l’intersubjectivité dans la construction du rêve.

Aussi la réalité psychique est-elle la construction complexe de la conflictualité et de l’assemblage entre plusieurs univers : intérieur et extérieur, l’inconscient des parents et de l’enfant, le groupe familial et les groupes sociaux, l’espace onirique individuel et l’espace onirique partagé, les espaces intra, inter et transubjectif. Nous pouvons rapprocher cette complexité à celle du fonctionnement onirique où les multiples sources du rêve fabriquées avec les restes diurnes et les désirs inconscients sont reliées à la réalité psychique du rêveur mais aussi à celle d’autres inconscients dans une culture qui les conditionne.

S. Freud admet la complexité de ce sujet lorsqu’il affirme :

‘«L’inconscient est le psychique lui-même et son essentielle réalité. Sa nature intime nous est aussi inconnue que la réalité du monde extérieur, et la conscience nous renseigne sur lui d’une manière aussi incomplète que les organes des sens sur le monde extérieur » 164

Cette incomplétude nous présente une limite et une possibilité d’accès à la réalité. En tant que psychanalystes, nous sommes penchés sur la réalité psychique parce que le sujet ne peut percevoir le monde qu’au travers sa propre réalité, il ne peut que re-présenter ses perceptions du monde extérieur. Cette question se retrouve aussi dans la littérature mise en paroles par Paul Auster :

‘« 1. Le monde est dans ma tête. Mon corps est dans le monde. 2. Le monde est mon idée. Je suis le monde. Le monde est votre idée, vous êtes le monde. Mon monde est le vôtre n’est pas le même monde.3. Il n’y a de monde que le monde humain (par humain, j’entends tout ce qui peut être vu, senti, entendu, pensé et imaginé) 4. Le monde n’a pas d’existence objective. Il n’existe que dans la mesure où nous pouvons le percevoir. Et nos perceptions sont nécessairement limitées. Ce qui signifie que le monde est limité, qu’il finit quelque part. Mais le lieu où il finit pour moi n’est pas nécessairement le lieu où il finit pour toi » 165

Cette citation fait ressortir la contradiction entre le monde de l’un et le monde de l’autre, qui est le monde « humain ». L’auteur laisse planer le mystère d’un univers limité et infini puisque la limite ne peut être fixée à priori, car elle est sans cesse remise en jeu par chacun et par tous.

Cette borne nous renvoie au nœud borroméen qu’utilise Lacan et que nous avons déjà évoqué pour aborder la perception de la réalité moyennant trois registres où chacun est lié aux autres. Cette interdépendance pour former le nœud est ce que je cherche à travailler dans les groupes lorsque le réel fait irruption dans la chaîne associative provoquant une simultanéité qui relie les trois espaces psychiques. En guise d’exemple, dans un groupe quelqu’un arrive en retard parce qu’il a du faire un détour pour éviter un quartier où il y avait eu un attentat, les autres membres font quelques commentaires sur cet événement violent survenu la veille et l’ambiance de la séance devient persécutrice et l’analyste se sent impuissante face à cette irruption du réel représenté spontanément par la violence naissante entre les membres du groupe. C’est sur ce point qu’il faut agir et saisir la simultanéité que nous offre le groupe pour formuler, à ce moment là, ce que je désigne par le terme « interprétation en simultané". C’est dans l’appréhension de ce moment précis que l’interprétation fait nœud, là où elle capture l’entrecroisement de l’histoire singulière du sujet, la situation groupale et la transubjectivité que le groupe tisse de ce réel dans et par le transfert avec l’analyste. C’est alors que la limite du réel devient nouable aux autres registres.

L’approche du réel d’après Lacan est bien définit lorsqu’il écrit :

‘"Le réel, c'est ce qui revient toujours à la même place, à cette place où le sujet en tant qu'il cogite, où la res cogitaris, ne le rencontre pas." 166

Le réel est donc ce qui manque parce qu’on ne peut pas le saisir pour tant que l’objet est toujours un objet retrouvé. Il n’est jamais à la même place parce que c’est un objet perdu (l’objet a de Lacan). Tout objet du désir est issu de ce manque radical.

En revanche, le symbolique n’est jamais à la même place parce qu’il représente la chose qu’il substitue (la langue, l’interdit de l’inceste, la culture, les codes communs avec les autres).

L’imaginaire reprend l’état du miroir où le Moi est aliéné à sa propre image. C’est de ce processus d’identification et d’aliénation primordiale à l’image de l’autre qu’adviendra le Moi. L’imaginaire social est fondé sur ce registre et sur l’imagination radicale du collectif anonyme (C. Castoriadis).

J. Lacan lors de son séminaire « L’Identification » (1961/62), inverse l’adjectif allemand « leer » / « réel » dans un jeu de mots pour reprendre, du livre « La critique de la raison pure » de Kant (1781) 167 , le terme leerer, le plus vide, vacant, inoccupé et connoter le « réel » comme vide de sens, innommable, inaccessible. Lacan (1964) souligne que le réel est « l’impossible ». Ce qui est impossible, c’est de connaître la réalité dans sa totalité. Le réel n’est pas la Chose (das Ding) mais son reste qui laisse des traces.

Kant dans son livre, considère que la raison est « impuissante » devant le das Ding (noumène ou chose en soi) et que c’est le sujet qui activement construit l’objet par sa sensibilité ou « intuition » et non par la raison, autrement dit, la connaissance des objets est toujours médiatisée par notre subjectivité, par nos systèmes de symbolisation et de significations. Aussi avons-nous plusieurs versions de la chose et de tout ce que nous concevons comme réalité. Nous pouvons créer notre propre réalité et nous inventons le monde par ce système.

A mon sens c’est l’inconscient qui crée cette réalité avec les autres inconscients dans une co-construction. Cette création est consensuelle dans la mesure où elle s’appuie sur les significations imaginaires sociales que institue chaque culture traversant la réalité psychique. Dans ce sens, les rêves expriment la pure « réalité » de notre inconscient et des inconscients des autres qui nous habitent parce que nous nous y sommes identifiés.

Le principe de réalité n’ouvre donc pas l’accès à la connaissance du monde tel qu’il est hors de notre perception. C’est l’intrication du réel au registre symbolique et imaginaire liés à nos fantasmes qui nous permet cette approche. Le monde a un sens à travers ceux-ci et n’en a aucun en dehors de la signification qu’on lui assigne.

A partir de ces considérations j’établis que la « réalité » du monde extérieur, quoique perçue de façon différente par chacun, ne peut être dissociée du monde interne. Nous ne pouvons non plus réduire intérieur / extérieur à un jeu d’opposés ni à une simple projection. Ces univers avec leurs propres lois de fonctionnement, sont en constante interrelation, conflictualisation et transformation.

La réalité psychique et ses représentations se confrontent en permanence à une épreuve de réalité : la chose représentée existe dans le monde externe ou bien, elle représente une motion pulsionnelle, autrement, la représentation doit être abandonnée. Dans cette confrontation, ce qui se révèle inconnu et nous échappe, c’est la totalité de la réalité et le point où celle-ci se noue aux différents espaces psychiques dans la psyché de chacun.

L’importance de l’impact social sur la psyché est rendue évidente dans la première partie de notre travail où nous avons abordé les névroses de guerre et les névroses traumatiques ainsi que les effets de catastrophes sociales et naturelles. Le réel se présente ici dans ces situations comme l’inaccessible à métaboliser par la psyché et dans ce sens, les éventements traumatiques qui nous confrontent à la mort ne sont pas représentables.

Lacan ajoute que « le réel c’est quand on se cogne » c’est-à-dire que la question n’est pas avec quoi on se cogne parce qu’on peut au moins le nommer mais c’est le fait lui-même de se cogner et de se battre contre le réel. C’est pourquoi dans une analyse faut-il travailler le rapport particulier du sujet au réel. Dans les cas psychopathologies « actuelles », par exemple, l’empreinte du réel se retrouve dans le symptôme où le vide, le non sens est relié aux carences primaires

Certains cas d’expatriation illustrent bien comment le réel est aussi « ce qui cogne ». Comme je l’ai déjà mentionné, la rupture des habitudes est l’une de questions qui « cogne » la psyché parce qu’il y a des habitudes, lesquelles une fois incorporées, facilitent l’adaptation à une culture déterminée et non pas à une autre. Par exemple, les exigences culturelles et politiques en Chine tendent à promouvoir la tuerie des filles à leur naissance. A ce propos, une expatriée française qui habitait la Chine, raconte avoir vu des milliards de bébés noyés dans la rivière, elle me dit : « c’est vrai, je l’ai vu, mais je n’ai pas de mots pour exprimer l’inexprimable, cette horreur est impossible à concevoir pour moi, ça me choque ».

Le monde extérieur ne peut pas se connaître tel qu’il est ; le réel ne correspond pas à la réalité, cette confusion est propre à certains patients psychotiques, convaincus qu’ils sont, que leur réalité psychique est la réalité même. La perception du réel est due à l’effet du symbolique et de l’imaginaire qui donne sens au perçu. Le réel reste inconnaissable comme tel parce que hors de cette invention du monde (imaginaire) et de l’ordre social et du langage (symbolique), il n’existe pas une réalité « objective » pour l’homme. Autrement dit, l’être humain invente des significations qui forme l’imaginaire social médiatisant notre accès à la réalité, Or, ces significations aussi bien consensuelles dans chaque culture que singulières, marqueront les frontières entre le correct ou l’incorrect, le réel et l’irréel, le normal et l’anormal, le pensable et l’impensable ; ce qui sera légitimé ou pas par les pratiques sociales.

Nous pouvons en déduire que la singularité dans laquelle chaque sujet va subjectiver les événements de son expérience de vie et la façon dont chacun « sémantiserait » sa propre réalité, constitue ce qui pour la psychanalyse est dénommé réalité psychique. Celle-ci est à mon avis traversée par l’impact de l’environnement et du réel. La réalité sociale en fait partie.

Dans notre exemple du Che Guevara, nous avons apprécié une dimension de l’espace onirique (intrapsychique) qui s’est noué à l’espace du groupe (interpsychique), ce qui a permis l’accès à l’espace de la communauté de rêves (transpsychique).

Cet assemblage, de même que l’inconscient, nous échappe en permanence dans la clinique, il faut donc à mon avis chercher à le capter en utilisant différents dispositifs. Pour saisir l’inconscient S. Freud a pris le chemin des rêves en faisant allonger ses patients sur un divan ; à notre tour pour saisir cet assemblage psychique, je propose un dispositif de groupe dont le fil conducteur est la communauté de rêves.

Certes, le développement de l’assemblage que je me suis proposé au début comme objectif principal est accompli mais certains de mes repères basculent et de nouvelles questions se posent.

Il semblerait, à partir de ce que je viens exposer, que l’on pourrait comprendre la réalité psychique comme une co-création groupale et culturelle et que la dissociation vie réelle / vie onirique que nos paramètres cultures nous imposent, commence à s’estomper.

Cela m’interpelle : en effet si nous admettons que la perception de la réalité, correspond à un univers crée par l’ensemble de nos inconscients déployés dans de multiples dimensions, ne ferait-elle donc pas partie d’un majestueux rêve partagé ? La vie ne serait-elle qu’un rêve tel que l’imaginent certains rêveurs et quelques poètes ?

Notes
161.

Winicott, D. W., 1981,  Jeu et réalité -L’espace potentiel, Edit. Gallimard, France, p. 13.

162.

Op. Cit., Aulagnier, P., 1994, », Los destinos del placer, « El doble principio de causalidad (o las convicciones compartidas)  Edit. Paidos, Buenos Aires –p. 65 à 82

163.

Ferenczi, S.. 1913, « A qui raconte-t-on ses rêves ? »,, Psychanalyse 2, Payot.

164.

Op. Cit., Freud, S., 1900,  L’interprétation des rêves, PUF, Paris, 1980, p. 520

165.

Auster, P., 2003, Constat d’accident et d’autres textes, Ed. Acte Sud, Paris, p. 29/30 (la traduction est à moi)

166.

Lacan, J. 1964, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Résumé du Séminaire, Livre XI, 1964, in Annuaire 1965, École Pratique des Hautes Études, p. 49

167.

Kant, E., 1781, Critique de la Raison Pure, Date de la première publication année1781, Editeur PUF, 2001