4.6. La mise en figurabilité rendue possible par la rencontre entre les espaces intra, inter et transpsychique

Le modèle de mise en figurabilité du rêve a été appliqué au groupe lors du développement de ma thèse pour interpréter certains enjeux pulsionnels et conflits entre instances psychiques. Nous avons ainsi constaté en passant par plusieurs auteurs que dans ce modèle la mise en images des fantasmes et des défenses pouvait se figurer au travers d’objets intermédiaires dans le groupe (porte-parole, porte-symptôme, porte-rêve…).

Dans le rêve, les groupes internes se diffractent pour rendre disponible les éléments nécessaires pour la mise en place d’un processus psychique, dans le groupe cette diffraction se fait parmi ses membres.

Au travers de ces observations et analyses, j’en ai déduit que les résonances psychiques entre deux ou plusieurs personnes donnent accès à la mise en figurabilité de contenus psychiques qui sembleraient n’avoir de symbolisation possible que par ce biais (notion de communauté de rêves). Autrement dit, certains contenus psychiques ne prendront forme pour un sujet que dans leur rencontre avec un ou des autres. De même que d’autres contenus psychiques bien qu’internalisables par un individu ne sont des figures qui n’existent que dans l’espace inter et transpsychique. Cela veut dire que seulement ces contenus peuvent s’activer dans la présence d’un lien déterminé ; si bien que chaque espace psychique trouve ses formes de figurabilité. Il y a donc un univers du figurable qui n’est accessible que par la concordance des trois espaces.

Imaginons notre psyché comme un lac au bord duquel se trouve soit une soit plusieurs personnes. Si je suis seule au bord du lac, je dispose de toutes les pierres (groupes internes) et toute la surface de l’eau pour faire des ricochets dans la direction que je veux, autrement dit à ma guise (figurabilité et créativité intrapsychique). Si nous sommes plusieurs, les ricochets des uns et des autres peuvent conditionner ceux que je pourrais moi-même réaliser, je n’ai plus accès à une libre circulation sur la surface du lac ; cependant, la présence des autres permet de réaliser sur le lac des « figures » plus complexes puisque ces autres apportent aussi leurs propres pierres (auxquelles je n’ai pas accès sinon). Les mouvements sur l’eau seront donc multidirectionnels et réuniront plus de force (figurabilité et créativité inter et transpsychique).

J’appellerai «effet ricochet » cette capacité du groupe et du rêve à lancer des déclencheurs d’images et de sens, et à les potentialiser dans un mouvement de réverbération multiplié.

La différence de cet effet entre le groupe et le rêve réside en ce que les membres d’un groupe sont eux-mêmes des facteurs déclencheurs, ils sont les « lanceur de pierres » - à travers les mots, les gestes, les regards,… - qui vont répercuter dans tout le mouvement groupal psychique tout en modifiant la relation avec leurs propres objets internes. Dans le rêve ces autres ne sont présents que comme objets internes (pôle régrédient intensifié), c’est le rêveur lui-même le « lanceur des pierres ». Cependant nous avons constaté que rêver un lien avec quelqu’un ou avec d’autres, exerçait une fonction transformationnelle sur ce lien au niveau intrapsychique. A la suite d’un tel rêve, nous pouvons parfois avec son élaboration, transformer le lien avec l’autre au niveau interpsychique. Le rêve peut redécouvrir un autre aspect inédit du lien qui une fois intégré modifie ce lien. Dans le groupe cette transformation de contenus psychiques est systématiquement construite avec la participation active de l’autre.

Nous allons revenir et développer l’idée récemment exposée d’une mise en figurabilité impossible dans la solitude, en considérant d’abord le lien patient / thérapeute mais ayant à l’esprit que le groupe multipliera et potentialisera ce phénomène.

J’avais déjà remarqué dans le chapitre 1 que dans notre pratique clinique nous sommes confrontés à des cas qui nous demandent la mise en place de nouveaux dispositifs afin de répondre au moment historique de notre époque et cherchant aussi à intégrer les trois espaces psychiques. Par exemple, lorsqu’un patient consulte avec la prétention de faire une psychothérapie brève visant à atteindre certains résultats en quelques séances, à mon sens, nous ne devrions ni escamoter la question temporelle que tout processus analytique requiert et non plus nier que malgré cela, le patient nous fait preuve de l’urgence qu’implique notre modernité. Notre époque est peu ou pas propice à contempler la dimension  temporelle engendrée par tout processus. En cela apparaît une réalité que l’on ne peut laisser de côté malgré ses propres théories sur la façon « idéale » de travailler. C’est pour cette raison que dernièrement dans mes consultations, j’essaie d’inclure cette dimension dans les séances en respectant la demande initiale du patient et en lui proposant l’évaluation de ses objectifs au terme de cette première période (quelques mois). A ce stade de notre travail, nous vérifions si ses objectifs ont été atteints ou bien s’ils ont changé pour alors repenser ensemble la nécessité de poursuivre la psychothérapie. Les deux effets que j’observe à partir de cette formulation de mon cadre de travail sont curieux. D’une part, les patients ressentent cette limite comme une sorte de soulagement que nous pouvons associer à ce que l’on a signalé sur la réalité et la construction des certitudes (il va de soi que nous admettons, patient et analyste, que la temporalité actuelle est régie par un autre rythme qui « pourrait éventuellement nous dépasser»). D’autre part, partant d’un cadre qui ne remet pas en question le manque de disponibilité de temps s’ouvre paradoxalement un espace de partage de cette certitude inabordable autrement, qui l’amène à écouter la voix du désir. Ainsi il va changer ce rythme vertigineux et créer un rythme qui lui est approprié. C’est en introduisant ce type d’accord sur le cadre que cette temporalité s’impose alors au patient et lui devient violente. Ce temps initial réduit et accéléré, qui était jusque là naturalisé, commence à se figurer comme un temps qui se dilue et fait émerger la demande d’un autre temps.

Par ailleurs, les patients peuvent reformuler leurs « objectifs » d’origine, ce qui leur permet de redécouvrir leur projet thérapeutique.

Nous pouvons alors mieux comprendre pourquoi cet effet ricochet dans le lien interpsychique patient-analyste peut changer des aspects intrapsychiques et des aspects du lien. C’est l’analyste qui reprend la première pierre lancée par le patient (« je suis pressé, je n’ai pas le temps de m’analyser pendant plusieurs années ») et qu’il relance par une nouvelle proposition («d ‘accord, on travaillera quelques mois au bout desquels on en reparlera et vous déciderez si vos objectifs se seront accomplis »).

Plusieurs auteurs vont dans ce sens. Ainsi, selon A. Green la vie psychique contient deux pôles: intrapsychique et intersubjectif. Il considère que le lien intersubjectif

‘“…crée une valeur ajoutée de signifiant comparé aux signifiants que cette relation acquiert pour chacun de ses participants” 168 “. ’

Cependant, même si je suis d’accord avec A. Green sur la valeur ajoutée et sur son concept d’un inconscient qui actualise dans la psyché des expériences du passé avec les liens actuels, je considère qu’il faut intégrer à cette conception le niveau transpsychique. C’est ce que j’essaie de faire lorsque je travaille sur la conjonction des trois espaces que je ne conçois pas comme des poupées russes mais plutôt comme des espaces corrélatifs et concordants, image qui se déploie clairement dans un dispositif groupal.

Pour mieux approfondir cette mise en figurabilité au niveau du groupe et du rêve, l’image de ricochet me semble représentative. Pour amplifier les fondements de cette notion, je ferai référence au champ de la physique afin de saisir les effets que peuvent provoquer les ondes de ricochet sur un lac. Pour ce faire, la théorie dénommée « constructale », terme inventé par association avec le mot « construire » par Adrian Bejan professeur de mécanique, rend compte de « l’émergence de nombreuses formes naturelles » qui se trouvent dans des réseaux hydrologiques qui s’appliquent aux systèmes microscopiques et macroscopiques. A. Bejan (1996) formule dans sa théorie que :

‘« L'idée constructale est que les architectures de flux naissent d'un principe de maximisation de l'accès aux flux, dans le temps, composée avec leur capacité à se transformer » 169

Il est significatif que du point de vue de la thermodynamique, il existe des architectures qui se transforment dans le flux. Par exemple, dans les systèmes de distribution de l’eau, se forment des arborescences produites par résistances internes. Pour ces résistances, ces formes sont imparfaites, « c'est précisément de cette distribution optimale des imperfections que la forme du système émerge spontanément ». 170 Nous pouvons comparer ces « imperfections » à la névrose de chacun, à son transfert dans le groupe et dans les rêves ; ces deux instruments nous permettent de distribuer autrement ces «imperfections ».

J’essayerai de faire un parallèle entre cette théorie « constructale » pour reprendre l’effet ricochet à partir des effets observés dans la thermodynamique. Suivant l’idée de la théorie constructale, le fait de lancer une seule pierre produira comme effet des ondes qui circuleront dans l’eau avec une forme déterminée. De toute évidence, s’il y a plusieurs lanceurs de pierres, cet effet se multipliera et certaines ondes ne se développeront pas, d’autres s’annuleront entre elles ou s’inhiberont lors de l’affrontement avec les autres ondes. Il peut aussi arriver que d’autres ondes puissent se renforcer ou se démultiplier et créer ainsi de nouvelles arborescences. Reprenant notre comparaison dans les groupes, les groupes internes des autres peuvent renforcer, annuler ou bien inhiber le déploiement de notre psyché et en conséquence inscrire une nouvelle configuration des liens. Ainsi dans les rêves, il est possible d’instaurer de nouvelles arborescences du figurable qui transforment notre psychisme. Cette démultiplication des ondes dans le groupe et dans le rêve pourrait conduire à une annulation, un renforcement ou une inhibition qui impliquera toujours une production inédite, donc une transformation. En conséquence, transformer implique forcément d’annuler, de renforcer, d’inhiber et donc de créer de nouvelles formes.

Ce point de vue nous amène à considérer que les éléments constituants des rêves et des groupes sont les groupes internes, les fantasmes, les images, les imagos singuliers pour chaque sujet (les pierres de notre métaphore). A mon critère, c’est toujours les groupes internes qui jouera un rôle structural et en même temps « constructale «  autant dans le groupe que dans le rêve. Conformément à cette idée, dans le flux du lac si tous jettent leurs pierres, il y aura de nouvelles arborescences, des ondes qui seront plus fortes, des ondes qui se transformeront en d'autres ondes et des ondes qui vont arrêter d'exister en composant différents dessins.

Comme analyste et observateur d’un groupe, d’un système macroscopique, nous pouvons « voir » la multiplication de ces ondes ainsi que leur démultiplication. Au niveau macro, l’on a l’impression que toutes ces se rejoignent tout le temps, or entre les membres d’un groupe les ondes de l’un peuvent annuler ou inhiber le parcours des ondes de l’autre et dans ce cas, ce groupe pourra avoir alors un effet inhibiteur.

Dans un traitement individuel, système microscopique, nous observons cette même activité de la psyché (le lac de notre métaphore) en suivant les effets des résonances fantasmatique (les ondes) produites par l’analysant ou membres du groupe dans la rencontre de nos propres fantasmes et groupes internes. En tant que psychanalystes, selon cette allégorie, il nous faut savoir plonger dans le lac tout en jetant nos pierres (implication émotionnelle) et pouvoir en sortir afin de poursuivre la direction des ondes de notre patient. La plongée est à mon sens la seule façon de saisir le mouvement des ondes du patient de même que la sortie du lac est nécessaire pour rétablir notre position abstinente.

En m’appuyant sur cette métaphore puisée dans la physique, je nommerai «activité constructale » - selon la théorie de Bejan - une dynamique particulière des groupes et des rêves qui prédispose à la construction d’un modèle inédit de configurations des liens intra, inter et transpsychique.

Cette « activité constructale » se déploiera dans les groupes à partir de toutes les « ondes » que nous avons à disposition et dépendra de nos désirs, de nos défenses, de nos rêves ainsi que des « ondes » de chaque membre du groupe et de la façon dont chaque participant jettera ses propres pierres. Même si chacun jette différemment ses pierres (groupes internes), les ondes formeront un dessin des arborescences qui connecteront les ondes entre elles (résonance inconsciente entre les uns et les autres).

Lorsque j’ai commencé à travailler sur les critères de sélection pour former un groupe thérapeutique 171 ., j’ai décidé de tenir compte non seulement de la psychopathologie de chaque candidat mais plutôt de la modalité subjective interne des liens de chacun. L’organisation de ces premiers entretiens d’admission était centré sur des scènes que nous nous « figurions » qui pourrait déployer le patient avec les autres intégrants du groupe. La proposition d’imaginer les configurations de liens que chaque membre pourrait agencer avec l’autre est une invitation aux analystes à utiliser l’espace des entretiens d’une façon différente. Je cherche à ne pas exclure certaines psychopathologies qui pourraient être considérées comme « non groupables » (états limites, psychotiques, psychopathes, etc.) plutôt de les inclure en fonction de la « fantasmatisation » et l’interaction qu’il pourrait y avoir entre les groupes internes de chaque candidat. Evidemment, cela nous incite à ce que notre capacité de figurabilité se mette en jeu pour pouvoir dans ces entretiens imaginer une « construction mentale » de ce groupe. A cette époque, je n’avais pas autant d’outils pour soutenir les fondements théoriques qui résultaient de ma pratique.

Le développement de ma thèse me procure au fur et à mesure que j’avance, quelques idées et concepts que je peux lier maintenant à ma clinique.

Si je reprends mon article sur l’indication d’analyse groupale, guidée par tout ce que je viens d’exposer, je m’aperçois que mon intuition consistait à me concentrer sur les « pierres » et les « ondes » que ce patient pourrait lancer aux autres : comment chaque candidat au groupe peut combiner le sort de ses pierres avec celles des autres ? Quels sont les possibles arborescences qui pourraient se dessiner dans ces liens ?

Je rappelle là, la proposition de P. Aulagnier qui pose une nouvelle forme de travailler sur les premiers entretiens et les mouvements d’ouverture que l’analyste pourra déployer afin de réaliser une indication d’analyse individuelle. Nous pouvons ici établir un rapport avec ce que je viens de formuler pour faire l’indication au groupe. Elle affirme que « l’étiquette nosographique » ne coïncide pas nécessairement aux critères d’analysabilité puisqu’en fait les récentes avancées de la psychanalyse ont permis l'accès de certains psychotiques au travail psychanalytique, même sous la forme de la cure.

De même que P. Aulagnier nous apprend que les entretiens préliminaires sont fondamentaux pour être assurés de l’analysabilité du patient et de garantir l’existence d’un désir mutuel afin de nous engager dans cette aventure, pour indiquer une analyse groupale, ces entretiens fonctionnent comme la boussole qui marquera la possibilité de sceller un compromis du patient et de l’analyste avec les autres membres du groupe.

Elle propose de faire un «autodiagnostic» sur notre capacité d’investir et de préserver ce lien transférentiel, au-delà des symptômes que présente ce patient et de tenir plutôt compte de la singularité de chacun pour construire ce lien. En ce qui concerne le groupe, notre travail est plus complexe parce que nous devons aussi « anticiper déductivement» si le candidat au groupe a la capacité d’investir l’objet groupe et de faire lien avec ses membres. Pour ce faire, je reprends la question que se pose P. Aulagnier pendant ces entretiens préliminaires:

‘“Puis-je me faire une idée de la destinée de ce sujet, au cours de l'expérience et postérieurement, vis-à-vis des découvertes, des révélations et constructions que doit lui apporter l'analyse? 172

Pour le comparer aux critères de groupalité, j’ajouterai une autre question : peut-on se figurer si la participation de ce patient dans un groupe préservera et fortifiera pour lui et pour l’ensemble des participants au groupe les conditions nécessaires d’analysabilité?

J’ai constaté que la durée et l’intensité du travail des groupes, les miens et ceux que j’ai supervisés, dépend d’une certaine manière de mettre en jeu notre figurabilité au service d’une sélection minutieuse et attentive visant à tenir compte de la possible place que chacun pourrait assumer et assigner aux autres. Cela crée et consolide les assises du processus à se dérouler dans le groupe. Dans ce sens, l’activité que je dénomme constructale est une activité dans laquelle l’analyste est aussi impliqué, source d’une créativité singulière dans chaque groupe où tous les « dessins » groupaux composés sont originaux, voire uniques, tel que nous montre le graphique suivant:

Nous pouvons élargir cette même activité constructale du groupe thérapeutique à d’autres types de groupes - institutionnels, de formation, familiaux…- puisqu’elle est identifiable sur différentes échelles et graduations ainsi qu’à l’activité de transmission inconsciente culturelle des sociétés. Dans le groupe familial par exemple on retrouve les effets de cette activité après-coup. En effet, les « ondes du ricochet » (résonance) d’une famille rebondissant depuis plusieurs générations laissent les traces d’un héritage psychique chez les sujets (secrets familiaux, non dits, le non inscrit ou refoulé dans la psyché maternelle…).

Dans les rêves, cette activité se déploie à partir des pierres que lance le rêveur mais aussi de la transmission inconsciente des ondes d’autres lanceurs de pierres qui peuvent être la source et la nourriture du rêve.

Ces ondes des autres véhiculées à différents niveaux (verbal, non verbal, sensoriel, des vécus corporels et émotionnels) peuvent toucher notre inconscient et engendrer le phénomène du rêve partagé et des rêves révélant une fonction transformationnelle profonde des liens (comme je l’ai déjà expliqué plus haut) 173 (1)

Notes
168.

Green, A., 1998, «L’intrapsychique et l’intersubjectif en psychanalyses”, Tremont, Lanctôt éditeur, p.21-22

169.
170.

Op. cit. Wikipedia Theorie Constructale

171.

Tesone, R.., 1997 - «Agrupabilidad : entre lo ideal y lo posible » (traduit comme “Groupabilité: entre l’idéal et le possible) inRevue Signes

172.

Aulagnier, P., 1986, El aprendiz de historiador y el maestro-brujo – Del discurso identificante al discurso delirante, Edit. Amorrortu , Buenos Aires, Argentina , p. 172 - (la traduction est à moi)

173.

(1) Je remercie à un ami, Ingénieur. François Scheerens, de l’échange des ondes transmises dans un dialogue prolifique pour m’apprendre cette théorie de la physique « constructale » et pour me lancer quelques pierres qui m’ont beaucoup aidées à lier les bases de cette théorie dans les arborescences de nos pensées.