4.6.1. Le phénomène de « rêves partagés » : « transmission d’inconscient à inconscient »? Le rôle d’une transmission transpsychique ?

A la lumière de tout ce que nous venons d’approfondir sur la mise en figurabilité, j’ai besoin de reprendre le phénomène de rêves partagés pour le mettre en relation avec une possible transmission entre les inconscients qui semblerait se manifester sous certaines conditions. Je serai plus particulièrement vigilante à cette question dans les groupes où je vais poser l’hypothèse suivante :

L’espace psychique transubjectif y aura un rôle fondamental pour attirer vers le carrefour des autres espaces (intra et interpsychique). Cela va assurer la circulation de ces transmissions potentielles entre les inconscients en jeu.

Nous avons commencé par nous demander si la capacité de rêverie ou de résonance de l’analyste ne répondait pas à une sorte de « communication » inconsciente avec ses patients considérant que l’analyste met à disposition son appareil psychique pour leur permettre la mise en figurabilité de leur non symbolisable. Comme j’ai déjà expliqué dans le premier chapitre, il y a actuellement des cas où le psychanalyste ne peut pas réaliser un travail analytique sans que cette capacité se mette en jeu.

Je considère que ce type de communication ne passe pas par la voie verbale mais par le non verbal ou l’extra verbal, soit tout ce qui concerne le sensoriel expérimenté plus intensément dans les groupes thérapeutiques et dans certains rêves.

A ce propos, un retour à Freud (1900) nous permettra d’avancer un peu plus lorsqu’il écrit:

‘«… La puissance divinatoire attribuée aux rêves est une cause de discussion où des assurances obstinées et répétées se heurtent à des doutes difficiles à dissiper. Il convient de ne pas refuser toute réalité à ce fait, parce que, pour toute une série de cas, la possibilité d’une explication psychologique naturelle est peut-être très proche » 174

J’essaierai de trouver cette explication dans ce chapitre.

Freud avait déjà signalé que l’inconscient est un “instrument par lequel on peut interpréter les expressions de l’inconscient d’une autre personne” 175 .Cependant, il nous pousse à rechercher comment l’inconscient peut « instrumentaliser » cette activité d’interprétation d’un autre inconscient.

Dans son essai « L’Inconscient » S. Freud (1915) affirme aussi que le processus de transmission inconsciente et d’élaboration de signifiants implique que l’inconscient d’un sujet peut réagir en accord avec celui d’une autre personne sans passer au travers de la conscience.

Cette proposition de Freud nous mène sur le sentier du processus primaire - régression, identification aux aspects inconscients de l’autre…- et sur le fait que cette transmission ne passe pas par la conscience sans qu’elle soit de l’ordre surnaturel. Nous pouvons donc nous interroger sur la façon dont le processus primaire organise ces perceptions sensorielles et les décodifie sans l’intervention de la conscience dispensant aussi les contenus verbaux.

Reprenant les articles où S. Freud aborde ce phénomène (1921, Psychanalyse et télépathie, 1922, Rêve et télépathie, 1925, La Signification occulte des rêves. 1932, Rêve et occultisme) nous remarquons sa réticence à risquer le crédit que la psychanalyse avait obtenu dans le milieu scientifique à cette époque, ce qui explique les précautions prises pour traiter les rêves télépathiques comme une « transmission de pensée »:

‘« Les pensées latentes du rêve peuvent souvent avoir été préparées pendant toute la journée, jusqu'au moment où elles trouvent pendant la nuit leur jonction avec le désir inconscient, qui les refaçonne en rêve. Mais si le phénomène télépathique n'est qu'une activité de l'inconscient, aucun nouveau problème ne se présente. L'application des lois de la vie psychique inconsciente irait alors de soi pour la télépathie » 176

Il est frappant que S. Freud accepte la télépathie comme faisant partie de l’activité de l’inconscient et ne donne plus d’importance à l’intervention de cette transmission. Freud refusait évidemment toute association du rêve à tout ce qui appartenait à l’ordre de l’occulte. Cependant, même si la télépathie était toujours associée à l’occultisme, et cela pouvait menacer l’avenir de la psychanalyse, il ose affirmer que « le transfert des pensées » est détectable dans le lien analytique ainsi que dans la communication humaine en général.

Dans une lettre à son ami Fliess, il l’exprime comme suit :

‘"Le plaisir que m'a donné ta lettre n'a pas été le moindre, sauf en ce qui concerne la partie sur la magie, que je considère comme un replâtrage superflu tenté pour compenser tes doutes au sujet de la transmission de pensée. Je crois en la transmission de pensée et continue à douter de la magie." 177

Dans une autre lettre à H. Carrington, explique aussi son désir de se submerger dans le domaine de l’occulte ainsi que sa peur qui l’amenait à « occulter » ce désir auprès du monde intellectuel :

‘« Je ne suis pas de ceux qui refusent dès l’abord l’étude des phénomènes psychiques dits occultes parce qu’elle est anti-scientifique, indigne d’un savant, voire dangereuse. Si je me trouvais au début de ma carrière scientifique au lieu d’être à sa fin, je ne choisirais peut-être pas d’autre domaine de recherches en dépits de toutes les difficultés qu’il présente. Je vous demanderai néanmoins de renoncer à mentionner mon nom dans vos travaux et cela pour plusieurs raisons. Premièrement, parce que je suis totalement profane et novice dans le domaine de l’occultisme et que je n’ai pas le droit de prétendre à la moindre autorité en cette matière. Deuxièmement, parce que j’ai de bonnes raisons de vouloir établir une ligne de démarcation très nette entre la psychanalyse – qui n’a rien d’occulte – et ce champ de connaissance inexploré, et de ne pas donner occasion à des malentendus à ce sujet.
Enfin, parce que je ne puis me débarrasser de certains préjugés de matérialisme sceptique que j’apporterais avec moi dans la recherche  des faits occultes » 178

Il est évident que Freud  voulait effacer toute relation entre rêve et occultisme pour ne pas pencher sur le champ de la métaphysique. Il voulait par là se distinguer aussi de C. Jung, entre autres, qui mettait en valeur par exemple les rêves prémonitoires:

Un autre paragraphe où Freud exprime son ambivalence face à ce sujet :

‘« … Je ne pense pas vous surprendre beaucoup en vous parlant des relations du rêve avec l’occultisme. Le rêve a souvent été considéré comme la porte qui donne accès au monde de la mystique et, aujourd’hui encore, beaucoup y voient un phénomène occulte » 179

L’analyse faite par Kaës dans son livre « La Polyphonie des rêves » de ce dernier article (Rêve et télépathie) dénote cette résistance de Freud et souligne à la fois, ce qu’il nous laisse entendre :

‘« …. Retenons ce qu’il nous montre sans le nommer : un espace interpsychique dans lequel la transmission de pensée, communication archaïque, prend appui sur l’identification et, dans la situation psychanalytique sur le transfert. A partir de là, il est nécessaire et possible de réintroduire le rêve dans l’espace de la transmission de pensée et du transfert » 180

Cette proposition de Kaës sera étudiée dans ce chapitre ainsi que l’importante mission que nous a léguée Freud :

‘"Il n'y a pas de doute qu'un travail sur les phénomènes occultes aura comme résultat de voir confirmée la factualité de nombre d'entre eux ; il est à supposer que beaucoup de temps passera avant que l'on ne parvienne à une théorie admissible de ces faits nouveaux." 181

Je vais prendre appui sur divers auteurs qui ont suivi cette recherche avec la même inquiétude et le même désir de Freud.

Ils se sont consacrés au sujet de la transmission psychique notamment à la transmission transgénérationnelle constatée sur la clinique familiale.

R. Kaës admet que la transmission psychique se révèle à travers la chaîne générationnelle véhiculée par les alliances, les pactes, les contrats inconscients, tel que nous l’avons déjà travaillé à propos du trauma dans le chapitre 3. Il a aussi construit sa théorie de l’espace onirique partagé, étudiant les rêves de l’analyste par rapport aux rêves du patient : il raconte ainsi un rêve d’une patiente et un autre qu’il a fait lui-même après la séance. Il remarque que grâce à l’analyse de ces rêves, le lien thérapeutique a évolué ainsi que la névrose de transfert. Il postule alors que cet espace intersubjectif serait l’ombilic de ces rêves partagés puisqu’il organise l’espace du champ transféro-transférentiel. C’est pourquoi ces rêves contiennent des figures identiques et permettent après-coup le travail de la pensée et la réactivation du processus thérapeutique.

R. Kaës reprend aussi le récit d’un rêve raconté à A. Missenard (1987) par un collège. L’analyse de ce rêve le conduit à établir l’hypothèse suivante : l’analyste peut fonctionner comme une partie de la psyché du patient, il peut rêver à sa place, octroyer figurabilité aux désirs du patient et exprimer aussi le transfert de l’analyste. Le rêve implique et symbolise le lien de ces deux partenaires.

R. Kaës remarque que S. Freud (1932, Rêves et Occultisme) admet l’existence d’une transmission de pensée liée au transfert, D. Meltzer (1993) fait une articulation entre rêve et transfert et C. Bollas définit le rêve transformationnel comme un produit de l’introjection de l’analyste en tant qu’objet transformationnel faisant partie de l’activité onirique du patient. L’analyste ainsi reçoit et transforme dans son espace interne les émotions et les pensées de son patient ainsi qu les éléments de l’espace commun et partagé.

Après avoir parcouru ces auteurs et ses expériences personnelles, il les articulera à sa théorie de l’espace onirique commun et partagé.

R. Kaës définit ces rêves croisés comme « rêve contre-transférentiel »:

‘“(…) Il est organisé par des opérations de transmission ou de transfert des pensées, d’induction réciproque, de dépôt et d’identification projective » 182

Je considère à mon tour que les rêves partagés témoignent de la mise en jeu d’une transmission dans le champ transféro-transférentiel à partir de la capacité de figurabilité offerte par le rêve au couple thérapeutique.

J’essayerai de rendre compte de la modalité de cette transmission dans un groupe thérapeutique composé de transferts croisés. Pouvons-nous considérer que ces transferts et cette conjugaison d’inconscients suffise à produire un « transfert des pensées » entre les membres d’un groupe ?

Pour y répondre, je ferai appel à une autre clé que donne M. Bernard (1993) 183 , lorsqu’il travaille l’axe de la dramatique et de la résonance fantasmatique entre les membres d’un groupe affirmant que:ce qui est partagé n’est pas un fantasme – qui est toujours intrapsychique et donc intransférable comme tel - sinon une scène.

Nous pouvons en déduire que pour qu’il y ait une transmission, il faut un travail de transformation de la matière intrapsychique « intransférable comme tel ».

C’est par cette “dramatique” comme l’appelle M Bernard que d’après moi peut se produire cette transformation. En effet, le montage d’une scène facilite l’attribution et l’acceptation inconsciente des rôles par les identifications projectives de chaque membre du groupe qui se croisent. Cette configuration de rôles est « muette » ; cette poussée à fusionner le groupe interne avec le groupe externe se produit dans le registre du non verbal et de cette figurabilité scénique.

Au dire de M. Bernard :

‘« … La mise en scènes des fantasmes inconscients constitue l’essentiel de ce qui doit être perçu dans un ensemble. Ce déploiement fantasmatique, ce canal d’expression de l’inconscient des patients en situation de couple ou de groupe constitue ce que nous appelons la dramatique. Nous utilisons ce terme dans le sens défini par Aristote dans sa Poétique. Le Dictionnaire de l’Académie Espagnole (1956) ajoute, en suivant la définition d’Aristote : « Composition littéraire dans laquelle une action de la vie se trouve représentée uniquement à travers les dialogues des personnages qui interviennent et sans que l’auteur parle ou apparaisse. Evidemment, l’auteur dans le drame de la séance psychanalytique n’apparaît pas, du moins pas de façon manifeste ; puisqu’il s’agit de l’inconscient des intégrants de l’ensemble. D’autre part, le dialogue ne s’exprime pas seulement à travers les mots : nous devons être attentifs aux scènes qu’il détermine ». 184

Si nous faisons une articulation entre ce que formule R. Kaës et M. Bernard, nous pouvons formuler que pour que se produisent les opérations impliquées dans la transmission des pensées - induction réciproque, dépôt et identification projective -, il faut que s’établissent des alliances inconscientes pour la mise en scène des fantasmes de chaque intégrant du groupe.

B. Duez a contribué à la compréhension de cette mise en scène avec la notion de scénalité où :

‘« …les situations de crise sub­jective, groupale, institutionnelle, collective ou sociétale se traduisent par l'obscénalisation de la scénalité latente et discrète qui constitue les fondements des rapports humains ». 185

Cette scénalité ou potentialité scénique comme l’appelle B. Duez, conforme le fond discret d’où émerge le rapport du sexuel dans le sujet - objets de désirs - l’intrus comme lien libidinal. Cette potentialité peut aussi devenir sous l’empire de la pulsion de mort, potentialité traumatique - obscénalité - l’intrus comme lien de destructivité. C’est ainsi que la scénalité stimulée par le psychodrame, confronte les sujets à différentes configurations dans leurs rapports aux autres. La fonction transformationnelle du psychodrame est primordiale dans les cas de carences ou excès de la présence de l’autre.

‘« Si la cure est l'ac­tualisation d'une configuration névrotique surdéterminant l'intrapsy­chique, les dispositifs groupaux et notamment le psychodrame sont des dispositifs de configuration état limite qui donne tout son poids sym­bolique au travail de l'environnement » 186

Le « poids symbolique » du psychodrame nous permet donc d’entreprendre la transmission psychique par le biais du sujet à la figure de l’intrus. Cette perspective de B. Duez représente un tournant complémentaire vis-à-vis des auteurs cités ci-dessus, car il vise à appréhender un modèle de transmission inconsciente dans le lien groupal allant de la scénalité à l’obscénalité

Nous sommes alors dans le noyau de la théâtralité des groupes. En effet, c’est la scène en soi qui va transmettre le niveau d’identification et de résonance inconsciente. Autrement dit, la scénalité développée serait l’arrière-fond instaurant un mode et un langage particulier de transmission psychique entre les sujets.

C. Parat (1995) nous offre à son tour l’hypothèse d’un mode de communication préverbal  qui se déroule avec le patient où l’affect de l’un entre en résonance avec l’affect de l’autre, c’est peut-être la seule voie qui permet l’abord la mobilisation du refoulé primaire.

L’auteur énonce que la régression de l’analyste est un état primordial pour que cette résonance et cette identification essentielle au processus analytique s’établissent sur l’instauration d’une « communication d’inconscient à inconscient », il s’agit de l’utilisation, à l’insu du préconscient d’une sensori-motricité dont l’importance dépasse parfois largement celle du contenu verbal.

Il est très intéressant de relier à cela ce qu’écrit C. Bollas (1992) sur cette communication, il donne une amplitude importante à ce terme et nous aide à mieux nous concentrer sur ce sujet :

‘« Communiquer avec l’autre c’est s’évoquer l’un à l’autre et, à ce moment là, être déformé par les lois du fonctionnement inconscient. Etre touché par l’inconscient de l’autre, c’est être dispersé aux quatre vents du processus primaires vers des associations et des élaborations improbables, atteintes par l’intermédiaire des liens privés de la subjectivité propre » 187

C. Bollas reprend Winnicott (1971) le rôle du miroir et Bion (1962) l’idée d’analyser « sans mémoire et sans désir » ce qui nous renvoie à la capacité de « rêverie » de la mère, pour proposer de nous submerger dans un état « d’absence de savoir » - état régressif - qui stimule la rencontre avec le plaisir de la créativité dans le lien analytique et amène à un processus de transformation. Comme je l’avais déjà remarqué plus avant dans ce chapitre, selon lui, la relation analytique est une relation « transformationnelle » au sens même de la fonction que la mère exerce en transformant les mouvements émotionnels du nourrisson. R. Roussillon (1991) travaille l’axe de l’intersubjectivité de ce lien mère /enfant, et reprenant la notion de « médium-maléable » développée par M. Milner, il met en relief le fait que cette transformation se produira à double sens, c’est-à-dire, chez les deux partenaires de façon mutuelle. Sur la base de cette «absence de savoir», l’interprétation va émerger de ce « médium-maléable ».

C. Bollas rapproche ce phénomène du plaisir de l'enfant à construire un château de sable, mais aussi de son plaisir à le détruire d'un coup. Selon lui, l’interprétation est créative tant qu’elle dépasse et détruit l’interprétation des histoires déjà construites par les patients:

‘"…une interprétation est un acte surdéterminé, construite sur des imbrications des multiples narrations, rêves, agir du patient dans le transfert, une fois livrée, elle se rompt par la force de la dissémination de ses constituants - car en élaborant l'une ou l'autre des vérités contenues dans l'interprétation - le patient la transforme en parlant." 188

Nous retrouvons ici un rapport avec la fonction transformationnelle du rêve, que nous avons travaillées dans les chapitres précédents, liée à la notion d’introjection de l’objet transformationnel dans le lien transférentiel.

A ce stade de ma recherche, j’ai pris connaissance d’un auteur A. Ciccone (2004), qui aborde ce sujet du point de vue de la transmission transgénérationnelle, dans son livre intitulé « La transmission psychique inconsciente ». Il apporte une importante contribution sur ce sujet en s’appuyant sur le concept d’identification comme point de départ pour après développer son hypothèse que la transmission psychique opère par la voie de l’identification projective. Il va parcourir ce concept partant de S. Freud afin d’analyser minutieusement les différentes modalités de l’identification (identification hystérique, narcissique, introjective, adhésive, dans les foules…) comme précurseurs de la notion d’identification projective.

Il énonce que la construction de l’Idéal du Moi se fonde sur « un double mouvement d’identification projective » comme transmission inter et transpsychique transgénérationnelle.

A.. Ciccone remarque trois processus de l’identification projective :

‘« (…) le premier consiste à communiquer des états affectifs, émotionnelles ; le second consiste à se débarrasser d’un contenu mental perturbant en le projetant dans un objet et à le contrôler en contrôlant cet objet ; le troisième consiste à pénétrer l’intérieur d’un objet pour en prendre possession ou pour le dégrader » 189

Selon lui, les objets externes ont la « fonction de l’hôte hébergeant des parties parasitiques du sujet ». Il distingue, à l’aide d’autres auteurs (M, Klein, 1947/55 ; W. Bion, 1959/62 ; D. Meltzer, 1989 ; A. Eiguer, 1983, 1986, 1987, 1991) une identification projective normale au service de la communication et de la subjectivation où l’objet incorporé se modifie par appropriation, d’une autre identification projective pathologique. Dans cette dernière, le sujet reste capturé par l’objet sans transformation, ce qui correspond aux liens symbiotiques et aliénants (transmission psychique violente et traumatique)

Il souligne qu’à partir de l’identification projective se produit la transmission des fantasmes d’un parent à un enfant et qu’il vise à étudier :

‘« (…) la manière dont le parent indique à l’enfant la place qu’il occupe dans le scénario fantasmatique qui organise les modalités de son investissement et de son lien à l’enfant, et le manière dont le parent permet ou ne permet pas l’appropriation subjectivant par l’enfant de l’expérience dans laquelle se joue le lien au parent et le fantasme qui l’organise. Cette appropriation s’organise en partie à travers le jeu, activité princeps de symbolisation chez l’enfant » 190

La symbolisation dans le jeu de l’enfant correspond à mon avis, à la dramatique repérable dans la mise en scène du groupe. Ainsi le « jeu » groupal peut-il être lu comme le montage du monde fantasmatique sur la structure de rôles des membres du groupe.

Ces conceptualisations, celles de Kaës sur la transmission et la négativité, la représentation d’objet transgénérationnel d’A. Eiguer (1983/86/87), de télescopage de générations de H. Faimberg (1987/88), celle d’identification endocryptique N. Abraham et N. Torok (1975) ainsi que d’autres mentionnées par A. Ciccone, démontrent que la transmission psychique transgénérationnelle opère à un niveau inter et transubjectif laissant des traces traumatiques observables dans certaines psychopathologies.

Ciccone souligne que dans l’identification endocryptique :

‘« On a là la description de une théâtralité interne, avec une véritable groupe interne, avec des acteurs internes vivant des émotions infléchissant les liens qui les unissent ». 191

Cette théâtralité interne résulte de la mise en figurabilité particulière qui amalgame les trois espaces psychiques, tout comme le jeu organise les fantasmes de l’enfant et le lien avec ses parents. Je suis tout à fait d’accord avec ces théorisations qui sont complémentaires à mon hypothèse selon laquelle l’activité constructale du groupe et du rêve organise un « dessin » d’images, de pensées, d’émotions et de fantasmes qui se transmettent entre les membres du groupe et par le rêve. J’ajoute de surcroît que cette transmission familiale de génération en génération est la base des autres transmissions qui se produisent dans d’autres liens, non seulement entre analyste et patient mais aussi par exemple, entre les membres d’un groupe thérapeutique y compris l’analyste.

Dans ce sens, les groupes et les rêves à mes yeux, ont la particularité de se caractériser par cette activité constructale qui donne forme à leur figurabilité et que véhicule cette transmission inconsciente contribuant au développement de notre psyché.

Le concept de fantasme de transmission est fort intéressant. A. Ciccone pose que la transmission commence à advenir lors des premiers contacts entre l’enfant et ses parents. Il définit le fantasme de transmission comme le scénario dans lequel le sujet va devenir l’héritier « d’un contenu psychique transmis par un autre » 192 dans un lien inter ou transubjectif ou transgénérationnel.

Fondé sur son travail clinique, Ciccone illustre ses hypothèses sur l’identification projective par des cas où la transmission est traumatique et relève de l’ordre de la répétition. Et d’autres cas où se produit une rupture de la filiation avec des enfants handicapés.

Je ne m’arrêterai pas sur la transmission traumatique dans la famille puisque cela dépasse le propos de cette thèse. Je voudrais plutôt travailler cette transmission par rapport à la créativité en jeu dans le dispositif groupal et dans le rêve.

Reprenons alors la notion de fantasme de transmission. Ciccone postule que l’enfant prendra la place assignée par le scénario fantasmatique parental transmis essentiellement par des effets non verbaux - gestes, attitudes, comportements…-, infra verbaux - silence, hésitations, intonation, mimiques…- et dans le message paradoxal - où le message non verbal contredit le message verbal:

‘« La transmission de contenus inconscients s’observe alors par les paradoxes qu’elle génère et les symptômes qu’elle produit » 193

J’ajouterai que dans les groupes et dans les rêves, nous pouvons aussi « observer » l’effet d’une transmission inconsciente par l’activité constructale qui fait circuler des images et des scènes qui « relient » les différents espaces psychiques d’un sujet. Cette dynamique structure les fantasmes.

Ciccone contemple cet effet du groupe, lorsqu’il affirme que:

‘« Le groupe a la particularité de représenter une sorte de caisse de résonance de la conflictualité qui amplifie les processus psychiques et les rend souvent plus facilement observables. Par ailleurs, le dispositif groupal se prête à l’observation des interactions intersubjectives réalisatrices de transactions » 194

Je considère que ces transactions opérées dans le groupe, entre les groupes internes de chaque membre, lui permettent aussi le déploiement de la conflictualité existant entre répétition et création des nouveaux liens et de nouveaux investissements.

Désormais, nous pouvons reprendre tout ce qu’impliquent les rêves partagés dans les dispositifs pluripersonnels, et risquer l’hypothèse suivante : ce phénomène se produit par une transmission d’inconscient à inconscient à la manière régressive du lien primaire mère/enfant moyennant des opérations d’induction et d’identification projective produites dans le transfert. Cette transmission s’offre à nos yeux au sein du dispositif groupal, par le biais de « scénalité » et de la « dramatique » installée et sous-tendue par l’activité constructale du groupe.

Tel que l’a souligné J. Bleger à propos de la symbiose comme lien primaire qui me semble être l’origine de cette transmission, le lien symbiotique est muet nonobstant il s’exprime, il se « voit », il « parle », il se fait « écouter ». Il apporte l’exemple d’un bébé qui ne semble pas se communiquer avec sa mère, chacun ayant ses propres activités. Néanmoins, lorsque la mère bouge et sort de la chambre, le bébé pleure immédiatement tout en la cherchant. Ce comportement nous montre qu’il y avait en fait un autre type de « contact  interpsychique » qui jusqu’à ce moment-là n’apparaissait pas comme évident. Cette communication primaire et muette entre les partenaires établit l’étayage fondateur de la constitution de la réalité psychique tout avec le langage. Cette scène n’est observable que hors scène.

Cependant, pour développer cette hypothèse, certaines questions s’avèrent importantes : comment cette communication primaire agit dans le groupe ? Comment cette « dramatique » s’étend-elle dans le processus groupal ? Comment cette mise en images de la potentialité scénique et de la construction du sens peut-elle intervenir dans la production de rêves partagés ?

Suivant la notion de l’activité constructale, nous pouvons déduire que les rêves partagés en sont le résultat. Cette dynamique rassemble les trois espaces intra, inter et transpsychique, où se tissent et se nouent « des pierres et des ondes » entre les inconscients, retrouvés dans l’espace onirique et dans un état régressif partagé. Ainsi une nouvelle dimension s’ouvre-t-elle par l’effet du groupe et du rêve que l’on peut désigner par le terme « trans-onirique » : transversal à tous les sujets rencontrés dans un espace onirique commun et partagé où font nœud ces trois espaces psychiques

Pour que cet assemblage se matérialise chez les membres d’un groupe il doit y avoir une profonde identification produisant une résonance entre eux afin d’agir dans la dimension trans-onirique.

La transmission transpsychique inconsciente dans un groupe, s’observe dans l’entrecroisement de ces identifications entre les intégrants d’un groupe, où chacun peut « dramatiser » être à la place d’un ou plusieurs objets internes de l’autre. Cette « dramatique » observée par M. Bernard et structurée par la figure de l’intrus, selon la notion de scénalité de B. Duez, permet d’agencer différentes configurations de liens dans les groupes.

Le groupe s’organise donc autour d’une disposition particulière, et ce que nous observons sont les arborescences produites par la dramatique groupale et la scénalité qui suscite la mise en scène de fantasmes et d’images. C’est aussi pour cette caractéristique théâtrale que les rêves partagés en groupes sont un phénomène très fréquent et que le psychodrame démontre être l’un des instruments producteurs de cette mise en figurabilité du groupe. Une fois établie cette mise en figurabilité groupale, la transmission transpsychique des membres qui agit à un niveau inconscient, peut s’exprimer dans les rêves partagés et faire partie d’un travail d’élaboration groupale dans la dimension que j’ai dénommé trans-onirique dont ce première modèle est à l’origine du lien mère enfant.

Pour illustrer cette hypothèse :

Cette dimension trans-onirique s’écarte de la conceptualisation d’un inconscient collectif, résultat de la recherche de C. Jung :

‘« J’appelle inconscient collectif tout contenu psychique propre, non à un seul individu, mais à un grand nombre à la fois : société, peuple ou même l’humanité toute entière ». « (...) on trouve dans le rêve des éléments qui ne sont pas individuels, et ne peuvent être tirés de l’expérience personnelle du rêveur. » 195

Il considère que les « les résidus archaïques » ou « archétypes » sont un héritage inné de l’être humain. Les rêves sont liés à l’inconscient individuel et collectif qui se fondent sur la mémoire universelle cosmique, mythique de toute l’humanité au-delà du culturel et des différences raciales :

‘«Il convient de noter que, tout comme le corps humain révèle une anatomie commune par delà toutes les différences raciales, la psyché possède de son côté, au delà de toutes les distinctions culturelles et conscientes, un substrat commun que j'ai désigné du nom d'inconscient collectif. Cette psyché inconsciente, qui est commune à l'humanité tout entière, ne se compose pas de contenus susceptibles de devenir conscients, mais de dispositions latentes à certaines réactions identiques. Le fait de l'inconscient collectif est simplement l'expression psychique de l'identité de la structure du cerveau par-delà toutes les différences raciales. C'est ainsi que s'explique l'analogie, voire l'identité, des thèmes mythiques et des symboles, de même que, d'une façon générale, la possibilité pour les hommes de se comprendre entre eux. Les différentes lignes de développement psychique partent d'un stock commun dont les racines plongent dans toutes les strates du passé.» 196

Nous pourrions donc interpréter les rêves individuels de manière universelle. Même si je conçois aussi que le langage des rêves est archaïque, ces symboles doivent être interprétés à mon avis par rapport à l’état de régression nécessaire au sommeil qui entraîne des imagos et des fantasmes primaires et non pas comme des symboles universels. Je considère que chaque culture forme ses propres symboles et mythes, et que la psyché les sémantisera de façon singulière dans un processus inconscient.

Dans mon approche, le processus est dynamique et non prédéterminé selon un code symbolique commun, car c’est à partir du rêve et du lien que se trame ce que j’appelle l’effet ricochet où l’ingérence culturelle et raciale est fondamentale.

Chaque culture et chaque groupe marque son empreinte particulière. Or, le rêve a aussi une signification imprimée dans et par le champ transféro-transferentiel. En effet, la polysémie qu’il contient et qui se dévoile dans de multiples dimensions pourrait se voir réduite à un sens universel, perdant alors la richesse de son message.

Notes
174.

Op. Cit. Freud, S., 1900, L’interprétation des rêves, PUF, 1967, Op. Cit. p.64

175.

Freud, S., 1913, “La disposición a la neurosis obsesiva”, p. 320 (la traduction est à moi)

176.

Freud, S., 1922, Rêve et Télépathie, in http://www.megapsy.com/Textes/Freud/biblio089.htm

177.

S. Freud, 1969, Lettre à W. Fliess, du 8 mai 1901, in Correspondance avec W. Fliess, Freud S., La naissance de la psychanalyse, Paris, P.U.F

178.

Freud, S. 1966, Lettre à H. Carrington du 24 juillet 1921, in Freud S, Correspondance 1873-1939, Gallimard, Paris

179.

Freud, S, 1922, Lección XXX, Nuevas lecciones introductorias al psicoanálisis, « Sueño y ocultismo”, Vol. III, , Obras Completas, Edit. Biblioteca Nueva, Madrid, España, p. 3116 (la traduction est à moi)

180.

Op. Cit., Kaës, R. La Polyphonie des rêves, p. 73

181.

Freud, S., 1921, “Psicoanálisis y telepatía”, Vol. III, Obras Completas, Edit Biblioteca Nueva, Madrid, p. 2649/50 (la traduction est à moi)

182.

Kaës, R., 2001, “El espacio onírico común y compartido en la situación analítica”, in Revista Asociación Escuela Argentina de Psicoterapia para Graduados” Nro 27– Traduction à l’espagnol de Graciela Bar de Jones, p. 81 (la traduction est à moi)

183.

Bernard, M., 1993, “Lectura e interpretación de los fenómenos grupales”, Travail Paru dans le V Congreso Nacional de la Asociación Mexicana de Psicoterapia Analítica de Grupo, México, junio

184.

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