IV. En guise de conclusion

« La bêtise consiste à vouloir conclure »
Gustave Flaubert
Correspondance, à Louis Bouilhet, 1850

Conclure cette recherche implique de réviser si les questions que j’avais au départ ont trouvé des réponses durant ce développement, de relancer d’autres questions mais aussi de parcourir les émotions mobilisées tout au long de ce travail. En effet, la façon dont j’ai vécu cette expérience fait partie de cette étude : l’objet de la psychanalyse concerne le chercheur puisqu’il le remet constamment en question.

A ce propos, Pichon Rivière a écrit dans la préface de son livre « Le processus groupal » :

‘« (…) le schéma de référence d’un auteur ne se structure pas sous la forme d’une organisation conceptuelle : il est basé sur le fondement motivationnel des expériences qu’il a vécues. C’est à travers ces expériences que le chercheur construira son monde interne, habité par des personnes, des lieux et des liens qui s’articulent avec un temps propre, dans un processus créatif, pour former ensemble la stratégie de la découverte »’

C’est sous l’esprit de ce que propose P. Rivière que j’ai pu démarrer la construction de mes hypothèses. Il m’a fallu en effet comme il l’indique, connaître comment mon monde interne est travaillé par les pratiques et les discours de la société dans laquelle je vis ainsi que mettre en jeu mes vécus pendant l’analyse des patients qui nous confrontent à notre aliénation à ces discours.

Mon but était au départ d’asseoir les fondements théoriques d’un dispositif que j’utilisais spontanément à partir des outils des groupes et des rêves. Or, à mesure que mon travail avançait, il a dépassé mes propres attentes. Le plaisir de relier mes intuitions à d’autres théorisations a contribué à soulever des problématiques spécifiques surgies au cours de ma clinique. Cependant, il y eut des moments de souffrance aussi, tel un labyrinthe qui offre le mirage d’une issue : lorsque je croyais avoir répondu à une de mes interrogations, d’autres nouvelles se présentaient comme inéluctables.

Mes hypothèses sont fondées et nourries en permanence par le travail clinique avec des patients argentins et étrangers grâce à qui cet apprentissage est possible. Le cadre interculturel - analyste et patients de différentes nationalités -, me demande une approche multidisciplinaire (sociologie, philosophie, anthropologie, ethnologie, écologie, psychologie du travail et institutionnelle…) ainsi qu’une prise en considération du niveau transpsychique et transubjectif afin de mieux comprendre le rapport entre le sujet et sa culture. Je me suis donc proposée d’approfondir cette dimension de l’inconscient tout en essayant de répondre à quelques questions qui m’ont interpellées d’emblée au sujet de la transubjectivité, de la diversité et de l’identité culturelle, ce que j’ai fait à partir de mon expérience. Résonnent en moi tous les récits des séances d’un groupe multiculturel de psychothérapeutes - dont brésiliens, colombiens, mexicains, vénézuéliens, indiens, japonais, américains…- réseau que j’ai recruté pour travailler avec des expatriés et que je supervise, qui m’a permis de travailler ces questions depuis différentes perspectives. Cette pratique m’a conduit à un décentrement pour pouvoir reconnaître dans chaque lien thérapeutique, la particularité que chaque culture imprime à ces échanges lors des séances. Comment le bilinguisme et la double appartenance à deux cultures jouent-ils dans un cadre thérapeutique? L’expatrié doit en effet continuer sa vie professionnelle familiale tout en essayant de s’adapter à de nouvelles normes, lois, langues, culture…, et l’analyste chevauche ces deux univers ayant vécu lui aussi une expérience d’expatriation préalable (ce qui a été l’une des conditions de son recrutement pour appartenir à mon équipe).

La création d’un dispositif de groupe, de rêve et de psychodrame, me permet de mettre en analyse une nouvelle dimension résultant de la rencontre en simultané des multiples espaces psychiques. Il sert à aborder le travail avec des expatriés ainsi que les psychopathologies actuelles. Dans les deux cas, nous pouvons reconnaître que la psyché est façonnée et constamment traversée par la culture. Aussi ai-je construit ce dispositif à l’aide de concepts précieux pour moi, tels que l’analogie entre le groupe et le rêve (Anzieu, 1978), le groupe comme espace transitionnel face aux crises sociales, la notion de dispositif (Kaës,1979) et le concept de significations imaginaires sociales (C. Castoriadis, 1983).

J’ai soutenu l’hypothèse que les nouvelles formes de souffrances psychiques sont l’un des effets de l’aliénation sociale sous-jacente dans certaines pratiques sociales, dans de nouvelles habitudes incorporées à notre style de vie et dans la perte de repères de la vie moderne (chômage, précarité, exclusion…). J’essaie en permanence de trouver un positionnement psychanalytique où les éléments de la psychogenèse et de la sociogenèse peuvent se conflictualiser. Il ne s’agit pas de chercher la causalité ni dans l’une ni dans l’autre, mais plutôt de localiser l’articulation de l’une et de l’autre dans chaque cas. Les divers facteurs étiologiques de la souffrance humaine dans laquelle le malaise de la civilisation produit des effets psychiques spécifiques importants, nous interpelle et nous demande d’autres réponses. En effet, ce malaise intervient dans la production et la constitution même de cette souffrance et de ses symptômes.

C’est la raison pour laquelle mon dispositif comprend le travail des significations imaginaires sociales qui le sous-tendent, tenant compte de la mise en tension entre aliénation primordiale et aliénation sociale ainsi qu’entre réalité psychique et réalité sociale.

C’est cette tension qui se met en place, à mes yeux, au sein des groupes et à travers les rêves qui dévoilent l’entrecroisement de l’histoire singulière du sujet et le rapport à sa réalité sociale. A mon avis, c’est un point souvent ignoré ou refoulé par certains psychanalystes. C’est pourquoi, je suis toujours attentive aux raisons du soi-disant « échec analytique » des patients qui viennent à la consultation après avoir quitté une autre analyse. Les réponses sont variées, néanmoins, elles ont quelques points en commun. Certains analystes scotomisent le social ou bien renvoient constamment au niveau intrapsychique et à l’histoire personnelle du sujet sans tenir compte des effets du réel. L’autre facteur souvent réitéré par les patients concerne le narcissisme de l’analyste - blocage au contact émotionnel, préjugés, utilisation de la théorie comme défense - ne favorisant pas l’analyse du transfert négatif.

J’ai remarqué aussi un phénomène fréquent chez certains patients qui « répètent » un discours psychanalytique et une interprétation de leur histoire qui les coince. Ce que nous pouvons lire comme une sorte d’aliénation au discours de l’analyste ainsi qu’au discours culturel. De fait, à Buenos Aires, la culture « psy » a une grosse influence dans la vie quotidienne sur l’art, le cinéma, le théâtre… Ce qui se met en évidence dans l’emploi de termes « psy » au quotidien : on entend souvent en effet, des phrases telles que « je n’arrête pas de somatiser » (dans le cas d’une grippe) ou bien la carte de présentation lors du premier rendez-vous amoureux peut être «gare à mon bipolarisme ». C’est justement pour cela qu’il faut, dans ce contexte, être attentif aux raisons énoncées par nos patients justifiant l’échec de leur analyse précédente.

L’analyste doit donc à mon sens prendre en charge les dimensions culturelles, transculturelles, idéologiques, philosophiques qui traversent le champ du transfert sans quoi il restera attrapé dans une bulle théorique sans pouvoir écouter les effets psychiques de ces dimensions sur le réel.

Le dispositif que je propose donc pour travailler dans le groupe permet d’aborder l’articulation des trois espaces psychiques qui se nouent dans le transfert tant pour approcher les psychopathologies actuelles que pour cerner l’expérience d’expatriation de manière plus ciblée que dans une cure individuelle. Ainsi j’ai démontré par des cas cliniques comment ce dispositif groupal, qui inclut le travail du rêve et du psychodrame pour certaines scènes, fournit l’étayage nécessaire manquant dans l’environnement pour signifier ce qui est devenu impensable dans le trauma.

La question du processus associatif groupal et de l’interprétation dans les cadres pluripersonnels, est étudiée à partir de différents auteurs, de même que les conditions de possibilités d’interprétation des rêves dans un groupe. Depuis différentes perspectives, des modifications à la technique d’interprétation classique des rêves dans la cure, s’imposent forcément dans ces cadres. La prise en compte du non verbal est essentielle faisant partie de la chaîne associative du groupe.

Il est aussi important de reconnaître que les « productions interprétatives » des membres du groupe, revêtent une valeur d’interprétation. Les moments où les patients adoptent une « attitude freudienne » sont fondamentaux dans les groupes pour décentrer l’analyste de la place du sujet supposé savoir, évitant par là que nos théories exercent une influence sur le matériel du groupe en se rattachant à un seul sens. Le savoir se distribue ainsi parmi les membres, ce qui mène à la découverte personnelle pour l’acquisition d’autres significations possibles.

Le groupe est un producteur de métaphores et de représentations groupales, et l’appareil psychique qui permet d’interpréter l’inconscient de l’autre, se met en marche entre les membres, comme produit de la résonance et du transfert. Il en est de même pour la chaîne associative du récit du rêve, laquelle n’est pas réservée au rêveur mais au groupe tout entier par des associations verbales et non verbales de tous les membres qui vont s’approprier du rêve. Les multiples transferts en jeu constituent une des sources du rêve qui est nourri du lien interpsychique des membres du groupe.

Les vignettes nous donnes l’occasion de voir que le rêve est une production groupale d’autant plus si l’on accède à dévoiler le nœud entre les multiples espaces qui s’y tissent ; par exemple, le rêve peut être travaillé comme un symptôme aussi bien que comme une figuration des fantasmes du groupe dans l’univers onirique –groupal où les espaces oniriques et partagés (Kaës, 2001) des membres du groupe entrent en consonance:

Lorsque nous utilisons la technique de psychodrame psychanalytique, nous observons que dans le choix de la scène elle-même faite par le groupe, il y a déjà le germe de l’interprétation. Cette idée modifie une approche plus classique du psychodrame psychanalytique où l’interprétation n’est accessible qu’après la dramatisation.

Cette scène acquiert souvent une valeur centrale dont le sens se déroulera pendant les séances suivantes en fonction des résonances, dans l’après-coup de la scène, qui activent chez les participants la capacité individuelle interprétante. Ce laps de temps permet à l’analyste de construire son interprétation, en sachant que les membres sont déjà en train de construire les bases pour parvenir à la symbolisation de l’autre scène. Ce timing de l’analyste est fondamental pour métaboliser les émotions, pour se situer dans le moment transférentiel du groupe et saisir de la sorte les mouvements du transfert entre les membres. Il s’agit de tout un travail de transformation chez l’analyste et de résignification des émotions qui le touchent.

Une autre modification suggérée à la technique interprétative en groupe consiste à la captation du moment transférentiel dans lequel les trois espaces font nœud et à la formulation d’une interprétation qui « embrasse » cette simultanéité, ce que j’ai dénommé « interprétation en simultané » pour plus de clarté dans mon exposition :

Ces interprétations en simultané sont indispensables pour travailler sur certains traumas et cette réflexion m’a amenée à mettre en rapport rêve et trauma, et à l’approfondir à partir des rêves traumatiques. Les différentes situations traumatiques tel que la dictature, la guerre, les attentats terroristes, la violence sociale et familiale, la maltraitance, l’inceste, … sont reproduites dans certains rêves qui tentent de rendre pensable l’impensable. Appuyée sur mon expérience, j’ai présenté des rêves qui manifestent le besoin de restituer à la psyché une destination aux pulsions débordantes par effet de ces événements traumatiques. Le rétablissement de l’économie psychique implique un travail de restitution de l’équilibre psychique perdu par l’excès pulsionnel qu’imposent ces situations traumatiques environnementales. Ce travail de reconstruction d’un équilibre passe à mes yeux par la possibilité de réaliser des interprétations en simultané à partir de ces rêves traumatiques ou des scènes psychodramatiques tenant compte que le groupe pourrait reproduire le trauma spontanément. Le cadre et le dispositif opèrent comme contention dans le groupe ce qui permet d’être le dépôt des angoisses primaires, qui n’ont pas lieu dans la situation traumatique ce qui permet cette reproduction dans la mise en scène du groupe.

La question du trauma m’a conduit à un parallèle avec mes patients expatriés pour qui la problématique des ruptures des habitudes peut être traumatique.

Je me suis penchée sur les effets psychiques que cette rupture peut produire. (déménagement, perte de points de repères…), considérant que cette situation oblige à faire face à une nouvelle figurabilité de l’habitat intérieur, de l’image corporelle où l’étayage familial manquant est fourni par un travail thérapeutique en groupe.

Suite à toutes ces réflexions, j’ai décrit les différentes fonctions du rêve et ai inclus une autre fonction étiologique présente dans quelques rêves qui inscrivent une nouvelle organisation psychique. Nous pouvons y reconstruire les traces d’une situation traumatique ou les causes de la constitution d’une psychopathologie. Cette fonction étiologique du rêve est constatée dans ma clinique et reflétée par les rêves des expatriés ainsi que par l’analyse du rêve de l’Homme aux Loups.

J’ai travaillé aussi l’importance du groupe - thérapeutique et familial - où le dispositif en soi et les rêves qui se présentent au cours de l’analyse, nous permet l’élaboration de ces vécus traumatiques. Le trauma engendré par les situations de crise sociale choque l’analyste du moment qu’il convoque le non figurable qui le concerne lui aussi, mais peut devenir accessible s’il met en jeu sa capacité à figurer et à conjuguer les dimensions déployées par notre dispositif. Par ailleurs, j’ai exposé que le trauma dans le cas d’une expatriation peut mieux se résoudre au sein du groupe familial ou thérapeutique car les différences avec la nouvelle culture et le sentiment d’étrangeté, projeté sur la figure d’un analyste étranger, sollicite la résolution dans et par le transfert. Autrement dit, l’identité culturelle peut s’amplifier par l’expérience d’une analyse interculturelle du fait que cette différence est installée dans le lien thérapeutique d’emblée et fait partie du même dispositif. Dans certains cas, le retentissement de la nouvelle culture vécue comme une contrainte face à la culture d’origine peut se faire entendre comme un trauma insurmontable ou bien il pourra être dépassé et ouvrir un chemin d’épanouissement personnel.

La question de l’expatriation et du besoin d’insérer le transculturel dans la clinique m’a poussée à faire un parcours et une recherche sur certaines « cultures dreams » car l’analyse du traitement des rêves dans ces tribus impose une approche différente où se matérialise l’articulation entre espace onirique, espace du groupe et imaginaire culturel.

La construction de l’imaginaire culturel par rapport à la perception de la réalité dans différentes cultures nous mène à nous questionner sur le sens de la réalité psychique. L’imaginaire culturel se construit sur des traditions, des habitudes et des codes spécifiques pour chaque société qui créé et interprète cet imaginaire suivant des significations inventées dans le collectif. Mais quelle est la marge d’autonomie du sujet dans la culture pour construire sa subjectivité ? Nous sommes donc sujets au désir d’autrui et cet assujettissement aux autres et à notre culture peut nous rendre « sujet objet de », ou bien, la prise de conscience de notre aliénation peut ouvrir un chemin vers l’autonomie pour aboutir à une subjectivation possible. C’est là où notre travail d’analystes est sollicité et que notre intervention acquiert un sens : délivrer le sujet de son aliénation primordiale et sociale tout en admettant la participation d’autrui.

Je propose donc un modèle pour rendre compte théoriquement des résultats de ma clinique qui comprend le travail sur les effets psychiques de l’imaginaire social et culturel. Certains rêves confirment aussi que la vie onirique est traversée par la culture et nous donne l’occasion d’étudier ces effets. L’analyse de ces rêves implique de travailler sur la pluralité et la transversalité, mais aussi sur ce qui est singulier à tout sujet inscrit dans une société qui conditionne les possibles et les impossibles à signifier par la psyché, autrement dit, le réel.

Par ailleurs, j’ai élargi le concept de monde extérieur en tenant compte non seulement des facteurs sociaux et culturels, mais aussi de tout ce qui est d’ordre naturel, écologique, climatique, ainsi que la manière singulière dont chaque sujet pourra signifier le monde. Par exemple, dans un cas d’expatriation où le climat est radicalement différent, le physique et le psychique du sujet en sera affecté ou encore, dans un pays qui n’a pas soin de son environnement, un expatrié, élevé dans le souci de l’écologie, vivra ce manque d’éducation comme une agression personnelle.

Cela confirme que le vécu du monde extérieur est imprégné des significations qu’on lui octroie. La psychanalyse ne peut donc qu’agir sur la réalité psychique. Or, il m’a fallu la redéfinir pour approfondir son rapport à la réalité sociale, c'est-à-dire aux significations du monde extérieur au sens large. J’ai établi que le monde extérieur ne pouvait être objectif pour l’homme, chaque culture essaiera de signifier ce monde comme une réalité qui dans sa globalité restera toujours inaccessible.

Tout au long de la vie, la réalité sociale formée de représentations culturelles du monde symbolique (langue, codes, habitudes, pratiques sociales) et de significations de l’imaginaire social, rétroalimente la matière de la réalité psychique laquelle articule au niveau transubjectif, l’intra et l’intersubjectif, conformant les trois dimensions solidaires de la subjectivité. Même si au niveau de la psyché, ces espaces sont hétérogènes - lois de fonctionnement et représentations propres - sa complexité réside dans l’osmose existant entre eux.

J’ai travaillé les effets sur la réalité psychique lorsque la réalité sociale est menaçante (crises sociales) ainsi que face au trauma, où le réel frappe. Mon dispositif travaille sur l’impact des événements du monde extérieur qui peuvent « cogner » et qui sont pris en compte dans l’intervention analytique.

Il est donc pour moi essentiel de considérer que le travail sur le réel part du nœud où se tisse l’imaginaire et le symbolique, sans négliger l’imaginaire social et culturel ainsi que la dimension onirique de chaque sujet.

A mon sens, la réalité psychique se constitue donc comme co-création humaine mère -enfant, puis c’est le tour de la fonction paternelle, des groupes et de la culture d’origine. Cette co-création implique un travail de métabolisation de la perception de la réalité sociale médiatisée par des systèmes de représentations de l’appareil psychique selon des processus d’affects et des fantasmes liés aux désirs inconscients de chaque sujet. Les rêves partagés font preuve de cette création et rendent compte aussi de l’espace onirique commun et partagé dans lequel se construit cette réalité intrapsychique en conjonction à l’espace inter et transpsychique.

Le Social Dreaming est une autre technique que j’ai introduite dans ma thèse, technique centrée sur les rêves qui met en travail cette interface entre le sujet et la dimension sociale. Elle nous démontre aussi comment une consigne qui vise à ce que les membres d’un groupe travaillent sur leurs rêves, définit un espace de travail où le désir du chercheur entre en jeu. Je me suis demandée si mes patients me font « cadeau » de leurs rêves, puisque mon désir est joué dans le dispositif offert. Ayant établi que l’observateur est impliqué, il prédétermine et modifie par là son champ de travail. Tout comme dans la lecture lacanienne, freudienne, kleinienne et d’autres, le traitement des rêves dans les cultures dreams imprègne le champ et l’objet de connaissance de sorte que les interprétations en seront prédéterminées. Par exemple, dans certaines tribus, nous avons vu l’existence de règles pour écouter ces rêves au sein du groupe familial et social qui portent une « pré interprétation » de chaque rêve.

L’espace onirique dans ces cultures fait partie du monde quotidien et de tout un travail de sémantisation de la réalité.

Une autre question s’est ouverte dans cette recherche concernant le besoin qu’a tout collectif anonyme de faire circuler ses rêves dans chaque société. Le développement de cette approche m’a finalement amené à construire d’autres hypothèses et métaphores auxquelles je ne m’attendais pas au début - communauté des rêves, effet ricochet, activité constructale parmi d’autres - , et m’a permis de répondre à d’autres questions survenues petit à petit.

L’idée de communauté des rêves m’est venue lorsque j’ai remarqué que les rêves sont une création sociale et un produit culturel.

La communauté des rêves est une des modalités dans laquelle prend forme l’assemblage des multiples espaces psychiques à différents niveaux - sujet, groupe et sociétés - et du contrat narcissique relatif à chaque société. C’est aussi un des effets de la résonance des désirs inconscients de l’ensemble qui sous-tend les pratiques sociales de chaque culture.

Je pars du mythe de la horde et du concept de communauté de frères fondée par l’instauration de l’interdiction du meurtre et de l’inceste. J’ai soutenu que même si ces interdictions incorporées par le Surmoi sont une de conditions pour l’union des frères, elles ne sont pas condition suffisante pour l’instauration d’une civilisation. Une autre condition essentielle est que les frères se rencontrent dans un espace onirique-groupal afin de conformer une communauté des rêves.

Depuis cette perspective, la création du lien social n’implique pas que les interdits du Surmoi, mais aussi la satisfaction pulsionnelle par la voie de la sublimation .La construction d’un espace commun et partagé entre frères et la constitution de l’Idéal du Moi, autorise le passage de la communauté des frères à la communauté des rêves (de la horde à la civilisation).

Dans le contexte socioculturel, nous avons retrouvé ce phénomène dans l’histoire du Che Guevara, dont la figure emblématique a saisi les rêves de l’imaginaire social pour les mettre en figurabilité. La communauté des rêves requiert donc l’intervention d’un leader. Au niveau du groupe thérapeutique, nous avons remarqué que ce rôle est incarné par le « porte-parole social ». Ce rôle sert au groupe à mobiliser la rencontre dans la dimension onirique, à capter et à mettre en paroles des effets refoulés du social dans le groupe.

L’autre déclencheur de la communauté des rêves est l’intensité du processus d’identification et de résonance fantasmatique entre les membres. En tant qu’analystes, j’ai remarqué que nous éprouvons cette communauté dans l’établissement d’un état de transfert particulier, où le groupe trouve du plaisir à penser et à rêver ensemble.

Dans un groupe familial, nous avons travaillé aussi ce phénomène dans les émotions et les scènes d’un rêve, par exemple, pour ceux qui partagent l’espace onirique-groupal. La dimension inter et transpsychique permet d’emprunter des émotions communes et des images quasiment identiques et leur analyse procure le plaisir de nouvelles pensées.

Au niveau du sujet, j’ai travaillé cette communauté des rêves à l’origine du lien mère-enfant dans la constitution de l’espace interpsychique qui permet la construction de la réalité psychique du nourrisson dans de multiples dimensions (« espace onirique partagé », « espace transitionnel », « énoncés partageables du discours maternel »). Ainsi, plusieurs psychanalystes ont démontré que l’impossible à signifier par la psyché de la mère se transmet au psychisme de l’enfant. J’en dirais autant dans le cas d’une culture déterminée : ce qui n’a pas de signification, n’en aura pas pour l’enfant non plus.

J’ai énoncé une autre hypothèse sur l’actualisation et l’activation de la mise en figurabilité propres à certains liens et rêves.

J’utilise l’image du ricochet qui correspond à une figure qui s’était déclenchée au cours de l’observation des groupes et de l’écoute de certains récits de rêves. Cette observation et cette écoute m’ont souvent amenées à déployer dans mon monde interne certaines images tel que celle du ricochet, mobilisée par la résonance avec le groupe, au moment où la communauté des rêves s’installe.

La communauté d’émotions et d’images qui donnera lieu dans certains groupes à la fondation de la communauté de rêves m’a permis de reconnaître un état d’esprit révélateur du moment où je me suis submergée dans un espace commun et partagé avec mes patients. C’est là, dans cet état de transfert en attention flottante, état qui par ailleurs doit être nécessairement partagé pour qu’il se produise - libre association de la part du groupe accompagnée de ce que j’appelle « plaisir à penser et à rêver ensemble » -, que le timing pour formuler l’interprétation en simultané surgit à l’analyste. J’ai déjà expliqué que cette interprétation vise à nouer l’intrapsychique de chaque sujet, l’interpsychique des liens entre les membres du groupe ou du couple thérapeutique et le transpsychique du groupe et de l’imaginaire culturel de la société à laquelle il appartient.

De même que l’image du ricochet sert à expliquer un des effets propres aux cadres multipersonnels et aux processus du travail du rêve, la communauté des rêves s’avère présente aussi au niveau microscopique dans la cure une fois qu’analyste et patient s’installent dans l’espace onirique partagé. J’ai exposé des vignettes qui illustrent ces phénomènes.

Partant de l’effet ricochet, j’ai réalisé un parallèle avec la théorie physique appelée théorie constructale qui explique cet effet du ricochet dans les flux hydrologiques et les formes qui s’y produisent avec des arborescences qui composent un « dessin ». J’ai repris cette conceptualisation pour comparer son processus et la dynamique qui est à la base de l’effet ricochet dans les groupes et dans les rêves. J’ai adopté le terme « constructale » qui condense et catégorise ce qui concerne la « structure » et la « construction » des liens dans le groupe et dans le rêve. Le terme « activité » sert à figurer un mouvement dynamique constant de l’appareil psychique qui s’active dans les liens.

L’appareil psychique relie les trois espaces dont la structure est fournie par les groupes internes et les fantasmes sous-jacents à travers cette activité. C’est aussi le moteur qui déclenche l’effet ricochet et c’est par cette « activité constructale » que chaque sujet construit une configuration de liens spécifiques dans le rapport à l’autre. Cette activité psychique inconsciente vise à structurer les fantasmes et la mise en figurabilité du groupe par rapport à la résonance entre les membres. Elle agit par la scénalité en construisant des images, du sens et des significations propres à chaque groupe impliquant les multiples espaces psychiques. C’est la raison pour laquelle la configuration ou « dessin » réalisé pour chaque groupe reste toujours de l’ordre de l’inédit, voire du hasard.

De même, cette activité agit dans la construction du rêve pour connecter la matière des espaces psychiques mettant en marche le travail de figurabilité d’images et de pensées du rêve. Le rêveur compose son rêve dans l’entrelacement des fantasmes, des objets internes et des désirs d’autres qui nourrissent la production de son rêve.

L’effet théâtral du scénario, des scènes du rêve et du groupe est aussi un produit de cette activité qui permet un éventail de possibilités, de la répétition à la création de nouvelles configurations de liens.

Dans un groupe familial, cette activité se manifeste par les effets de transmission transgénérationnelle ; ce qui est par exemple forclos dans la psyché de la mère affecte de façon différente chaque enfant d’une même famille, non seulement parce que les appareils psychiques sont distincts mais aussi parce que chacun a une dynamique particulière pour se lier à sa mère, ce qui donnera lieu à des modalités différentes de liens chez chacun.

Au fur et à mesure que ces nouvelles notions me sont apparues pour rétroalimenter le dispositif en question, j’ai parcouru des sentiers inconnus et peu explorés par la psychanalyse : l’appréhension de la transmission psychique dans les groupes et dans les rêves.

Je me suis demandé si les rêves partagés témoignent eux aussi d’une transmission psychique inconsciente entre les rêveurs.

J’ai été fort surprise de découvrir qu’il pouvait y avoir une explication possible à ce phénomène qui m’a toujours captivé et qui me semblait jusqu’alors inexplicable.

J’ai repris ce sujet de la transmission à partir de plusieurs auteurs qui ont étudié ce phénomène dans le lien mère-enfant et aussi entre générations d’une même famille, tel que je l’ai illustré dans le premier chapitre avec ma patiente « Carla », dont le trauma d’abandon s’était transmis trois générations durant.

J’ai constaté que cette transmission existe aussi entre les membres de certains groupes comme effet d’une profonde identification et de la concomitante résonance fantasmatique qui requiert un certain temps pour se déployer.

J’ai mis en relation les rêves partagés par rapport à la notion d’activité constructale qui sert à assembler et à entrelacer les multiples espaces psychiques de chaque sujet dans l’espace onirique d’autres rêveurs. Les images, les pensées et les émotions que le rêve met en figurabilité sont produites par cette activité qui rend compte du mouvement et du travail de l’appareil psychique face à de nouveaux liens qui créent de nouveaux investissements psychiques.

L’activité constructale commence au tout début de la vie psychique. J’ai expliqué la façon dont la communication interpsychique de la mère et son enfant commence à se développer. Cette communication requiert une activité psychique inconscient des deux partenaires qui construisent sur la base des scènes qui se « dramatisent » entre eux, une communication primaire. Nous pourrions dire que cette communication véhicule et révèle une transmission des émotions, des pensées et des messages inconscients entre les deux psychismes en jeu conformant l’ébauche d’une scénalité primaire. Cette activité rend compte aussi de la transmission psychique inconsciente entre les membres d’un groupe et dans les rêves partagés Dans les deux cas nous avons vérifié que la mise en figurabilité de la scénalité peut impliquer la configuration de nouveaux investissements dans l’éventail qui va de la répétition à la création de nouveaux liens. En effet, la « pierre » lancée par quelqu’un dans la direction d’une répétition provoquera peut-être la lancée d’une autre pierre de la part de quelqu’un d’autre, qui générera un détour des ondes qui avaient été présupposées inconsciemment.

J’ai expliqué que pour rêver à la place de l’autre, pour emprunter ses désirs dans un rêve, ou pour « personnifier » le rôle assigné d’un objet interne de l’autre, un « accord » inconscient –- sans intervention du préconscient qui circule par le registre non verbal - doit être mis en jeu dans le champ du transfert avec ceux qui partagent un état de régression commun.

La production de l’inconscient dans le groupe a des effets différents que dans la cure, car l’assemblage des espaces intra, inter et transpsychique s’observe d’emblée par des manifestations incontestables dans ces cadres multipersonnels. C’est ce qui permet l’ouverture d’une nouvelle dimension que je cherche à saisir dans ma pratique et à laquelle je tente de donner les fondements théoriques dans cette recherche Cette nouvelle dimension du groupe et du rêve que j’ai désignée sous le terme « trans-onirique » est transversale aux sujets qui font nœud dans cette assemblage des espaces psychiques qui part de la communication primaire qu’inaugure l’espace onirique et partagé entre la mère et son enfant.

Pour relancer cette recherche, ce dispositif peut être travaillé tel que je l’ai démontré dans des groupes familiaux provenant de différents pays et montre qu’ils peuvent se rencontrer dans la dimension « trans-onirique » tenant compte de leurs cultures propres.

Des nombreuses questions restent ouvertes relatives à la particularité de notre dispositif et pour avancer dans le développement de cette dimension, l serait intéressant de la valider dans d’autres types d’expériences et élargir cette étude á un champ plus vaste.

En effet, ce dispositif pourrait tout aussi bien s’appliquer à l’étude des groupes non seulement thérapeutiques mais aussi spontanément formés dans les domaines pédagogiques, sociologiques, de travail, institutionnels, etc. L’exploration de cette dimension pourrait-elle organiser d’autres parangons d’apprentissage en groupe ? Quelles nouvelles pistes et résultats pourraient nous apporter la mise en place de ce dispositif dans un autre cadre ?

La diversité des groupes peut concerner aussi différents ages, sexes et niveaux sociaux culturels pour travailler les différences de paramètres au sein d’une même culture. Par exemple, un adolescent de Buenos Aires qui a eu accès à l’éducation, à la culture et aux loisirs, a plus de points en commun avec un adolescent français qui habite dans un beau quartier parisien qu’avec un autre adolescent qui vit dans un village à l’intérieur de l’Argentine. Comment la dimension trans-onirique s’insère dans le transculturel ? Ces groupes permettraient-ils une remise en cause groupale des pratiques de la société où ils s’inscrivent ?

Pour relancer cette recherche et des nouveaux horizons de réflexion, il serait aussi fort captivant de retravailler mes hypothèses et mon dispositif par l’étude des groupes multiculturels. Nous pourrions nous demander si la dimension trans-onirique permettrait une analyse qui ouvre de nouvelles possibilités d’explorer ce qui est étranger en soi, ce qui est différent et ce qui pourrait unifier les participants.

Nous pourrions aussi envisager pour la formation des analystes de groupes, de réaliser un groupe multiculturel soutenu par ce dispositif où l’identité culturelle de chacun et la dimension trans-onirique pourrait être abordée. Cette mise en situation du psychanalyste de groupe me semble primordiale pour pouvoir appliquer ce même dispositif à d’autres groupes.

Afin d’enrichir cette formation, il serait intéressant aussi de partager certains modules avec des professionnels venant d’autres disciplines (anthropologues, ethnologues, éducateurs, philosophes…) et réaliser une approche transdisciplinaire utilisant notre dispositif. Quels sont les rêves et les rêveries que ce groupe pourrait partager par rapport à sa formation?

En ce qui me concerne, la dimension trans-onirique était présente au long de ma thèse dans mes échanges avec des enseignants d’autres cultures. C’est ce qui m’a permis de réaliser cette recherche impliquée émotionnellement, étant l’objet et le sujet de connaissance dans un rapport mobilisateur.

Les différences culturelles de théorisation dans le champ psy durant l’écriture de cette thèse ont été flagrantes. Même si je peux penser et écrire en français, j’ai été confrontée continuellement à la dualité des formes de penser françaises et argentines. Il m’a fallu travailler en moi ce basculement entre deux structures de la pensée et la mise en tension de deux langages différents pour parvenir à construire une pensée. Pour ce faire, j’ai subi des moments de solitude où mon activité de pensée se nourrissait de débats internes avec les auteurs qui ont accompagné ce travail. J’ai aussi vécu les rendez-vous avec mes enseignants - tout aussi bien les Psychologues et Professeurs français qui ont guidé cette recherche, que des Enseignantes de langue française, Psychologues à leur tour, français et argentins - avec lesquels s’est produit une sorte de communication primaire dans la dimension trans-onirique, au-delà du temps, de la langue, du pays et de la culture où ces rendez-vous avaient lieu. Cela m’a permis de développer mon activité constructale à partir de ces multiples ondes de ricochet et de parvenir à déployer de nouvelles idées grâce à ces différences tout en les intégrant

Le sentiment de souffrance solitaire s’est estompé petit à petit et a donné lieu au plaisir de penser ensemble. C’est ainsi que le mirage soutenant l’illusion de l’issue du labyrinthe est devenu une porte ouverte.