I. 2. D’une attente l’autre: approche lexicographique.

Le premier sens que retiennent les dictionnaires modernes de langue française consultés est "l’action" ou "le fait d’attendre", soit le fait de "demeurer en un lieu jusqu’à ce que quelqu’un ou quelque chose arrive" 49 . Dans ce sens, l’attente suppose un intervalle de temps séparant le moment actuel où s’inscrit le sujet qui attend et celui où une personne ou un fait doit arriver. Parmi les multiples exemples de ce premier sens que fournissent les trois œuvres, on peut penser, pour Le roi pêcheur, à la situation de Perceval au début du troisième acte, introduit par le chevalier Ilinot dans "une salle du château de Montsalvage" et invité à attendre la visite annoncée du maître des lieux: "Le roi Amfortas vous fait prévenir qu’il veut vous visiter lui-même, et vous faire les honneurs de son château." Acceptant cette perspective, Perceval répond à son interlocuteur: "Je l’attendrai donc ici." 50 De même, sans que le passage qui termine le chapitre VIII du Rivage des Syrtes ne mentionne le substantif ou le verbe correspondant, Giovanni, Roberto et les hommes de troupe de l’Amirauté, rassemblés sur le quai d’embarquement auprès du Redoutable, présentent les comportements de l’attente, dans "un va et vient de petites lumières" 51 , jusqu’à la venue d’Aldo. C'est dans la même situation expectante que se trouve l'aspirant Grange, après qu'il a rejoint le poste de commandement régimentaire de Moriarmé situé sur les bords de Meuse, dans l'attente d'être reçu par un responsable: "Grange attendit assez longtemps dans une pièce poussiéreuse où une machine à écrire cliquetait dans la pénombre des volets à demi rabattus: de temps en temps, le fourrier, sans lever la tête, écrasait un mégot sur le coin de la table à épures…" 52

Le deuxième sens du mot "attente" que les lexicographes mettent en évidence se centre sur la relation entre le sujet et l’objet. Il correspond à "l’état d’esprit d[e la] personne qui attend" 53 , la conscience de ce sujet étant plus ou moins assurée de la venue de l’objet attendu. On peut, de ce point de vue, distinguer le cas où le sujet compte fermement sur la venue de la personne ou de l’événement qui peut être qualifiée de certaine, au moins de probable, du cas où cette même venue est plus incertaine, voire improbable. Dans la première situation envisagée, le sujet ne doute pas de la venue de ce qu’il attend. La situation décrite dans le passage qui suit, extrait de Lettrines 2, où Julien Gracq se remémore le voyage en chemin de fer qui le conduisait vers la mer, constituerait un bon exemple de cette occurrence du mot "attente":

‘"les stations du train enchanté qu’était pour moi chaque année le wagon qui nous emmenait à Pornichet, leur liste connue par cœur, immuable comme une litanie, donnaient à ce chemin de plaisir, dans la gradation de l’attente progressivement comblée, une solennité qui n’était guère inférieure pour l’enfance à ce que peut être, dans la gradation de l’angoisse, celle des stations d’un chemin de croix."54

Comme on peut l'observer, en effet, dans la citation précédente, les faits attendus sont à ce point certains aux yeux du sujet, quant à leur réalité propre et quant à leur succession, qu'ils en ont pris, de ce fait, une immutabilité rituelle. Dans le deuxième cas, l’attente met en jeu une certaine part d’incertitude qui peut faire naître diverses attitudes chez le sujet. L’arrivée de l’événement ou de la personne attendue étant plus hypothétique, l’attente elle-même devient, dès lors, synonyme d’espoir, avec ce que ce sentiment implique de confiance personnelle et de projection dans l'avenir. Une telle attente, dans son caractère subjectif et optimiste, peut être illustrée par la situation des personnages d'Au château d'Argol, assimilés à des acteurs sur le point d'entrer en scène, éprouvant une émotion singulière au contact d'une nuit décrite comme un décor de théâtre:

‘"Et lorsque Heide et Albert arrivent au bord des parapets de pierre, voici qu'une émotion bizarre les étreint au même instant. Comme baignées de la lueur d'une rampe, les têtes rondes des arbres émergent partout des abîmes, serrées en silence, venues des abîmes du silence autour du château comme un peuple qui s'est rassemblé, conjuré dans l'ombre, et attend que les trois coups résonnent sur les tours du manoir. Cette attente muette, obstinée, immobile, étreint l'âme qui ne peut pas ne pas répondre à cet insensé, ce merveilleux espoir." 55

Avec le troisième sens, qui constitue un développement partiel du sens précédent, "l’accent est mis sur le sentiment d’impatience ou l’état d’inquiétude qui accompagne l’attente" 56 . Lorsque l’objet attendu et espéré tarde à venir, peut naître un sentiment d’impatience qui, sur un mode plus réactif que raisonné, "tente d’en accélérer la venue" 57 . L’attente peut, dès lors, devenir source d’irritation, de souffrance, voire d’exaspération, telle celle manifestée par le chevalier Bohort dès la première scène du Roi pêcheur: "Rien à faire! Attendre – espérer – implorer – comme une vieille femme agenouillée sur son prie-Dieu." 58 L’attente peut aussi s’exercer dans une perspective moins rassurante, quand l’arrivée de l’objet que le sujet attend n’est plus absolument souhaitée, mais partiellement redoutée. L’attente s’identifie alors à un état plus ambigu où se mêle de l'appréhension, laquelle résulte tout autant de l’incertitude où se trouve le sujet dans son rapport à l’objet que de la crainte qu’il éprouve de son éventuelle venue. À une telle définition de l’attente correspondent les sentiments plus que mêlés éprouvés par Albert, dans Au château d’Argol, lorsqu’il visite la Chapelle des Abîmes et qu’il est au contact de faits on ne plus énigmatiques:

‘"Les rayons du soleil descendant au milieu de l’autel vide et désolé, le son des lourdes gouttes d’eau sur les dalles, l’obscurité humide du lieu, le chant de l'oiseau par la brèche de la voûte, plus perçant que s'il eût éclaté dans l'oreille même, et comme le battement régulier de l’horloge de fer emplissaient son âme de visions glorieuses et mélancoliques, l’épuisaient d’une attente impérieuse qui le consumait tout entier […]"59

Avec le quatrième et dernier sens important que relèvent les auteurs de dictionnaires, "l’accent est mis sur le laps de temps plus ou moins grand pendant lequel toute action ou décision est suspendue". 60 L’attente devient, dès lors, une sorte de délai ou de sursis qui diffère à une date ultérieure la réalisation d’une action ou la survenue d’un événement. Même sans l'emploi du mot dans le texte, la situation vécue par l’équipage du fortin des Hautes Falizes isolé du reste du monde et du poste de commandement de Moriarmé par la récente chute de neige s’identifie tout à fait à cette définition de l’attente, conçue comme tenant en suspens une action projetée ou un fait prévu:

‘"Quand Grange se réveilla, un jour blanc et sans âge qui suintait de la terre cotonnait sur le plafond l'ombre des croisées; mais sa première impression fut moins celle de l'éclairage insolite que d'un suspens anormal du temps: il crut d'abord que son réveil s'était arrêté; la chambre, la maison entière semblaient planer sur une longue glissade de silence – un silence douillet et sapide de cloître, qui ne s'arrêtait plus" 61 .’

Notes
49.

Trésor de la langue française, article "Attente", Paris, Gallimard/Klincksieck, 1971-1992.

50.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 89.

51.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 193.

52.

Gracq (Julien), Un balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, pp. 12-13.

53.

Grand Larousse de la langue française (sous la direction de Louis Guilbert, René Lagane et Georges Niobey), Paris, Larousse, vol. 1, p. 297.

54.

Gracq (Julien), Lettrines 2, in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 302.

55.

Gracq (Julien), Au château d'Argol, in Œuvres complètes, I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, p. 33.

56.

Trésor de la langue française, article "Attente", Paris, Gallimard/Klincksieck, 1971-1992.

57.

Challier (Catherine), La patience, passion de la durée consentie, Paris, Editions Autrement, 1992, p. 13

58.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 24.

59.

Gracq (Julien), Au château d'Argol, in Œuvres complètes, I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, p. 56.

60.

Trésor de la langue française, article "Attente", Paris, Gallimard/Klincksieck, 1971-1992.

61.

Gracq (Julien), Un balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, p. 104.