II. 1. Des espaces naturels en attente: eaux et forêts.

Parmi les espaces offerts par la nature qui sollicitent et retiennent l'imagination de Julien Gracq, figurent, en bonne place, les eaux et les forêts. Élément naturel tout à la fois étrange et familier, l'étendue liquide, (sous forme de mer, de lagune, de canal ou de lac) et la forêt à laquelle elle se trouve si fréquemment associée dans l'œuvre font partie de ces lieux qui, en raison même de leur commune récurrence, finissent par s'imposer au lecteur comme signes de reconnaissance d'un environnement gracquien. Même si n'est pas égale la place que les trois récits accordent respectivement à ces étendues d'eaux ou aux paysages forestiers, l'élément liquide et le végétal n'y sont jamais, dans son œuvre, très éloignés l'un de l'autre. C'est en premier lieu, en effet, sur le mode de la juxtaposition que se tisse une relation de simple proximité entre ces territoires des abords immédiats que sont les espaces forestiers et liquides. Au cœur d'une Bretagne de légende, la forêt médiévale du Roi pêcheur et les rives du lac de Brumbâne, significativement réunies dès la première mention du décor 64 , entourent le château de Montsalvage et constituent l'environnement naturel de toutes les scènes extérieures de la pièce. Les bois du Plimizel (lesquels portent précisément le nom d'une rivière) jouxtent les eaux du lac de Brumbâne. Quant aux contours de ce lac, dans les eaux duquel se jette le ruisseau évoqué à l'instant, ils ne sont pas seulement bordés d'une végétation lacustre de roseaux, mais se trouvent aussi, par le fait même de cette contiguïté, "ombragés de très vieux arbres" 65 . Plus discret et moins dense que dans Le roi pêcheur, le domaine forestier présent dans Le Rivage des Syrtes offre différentes variations qui n'en sont pas moins significatives. Des "forêts qui cernent la ville" 66 d'Orsenna et où aime à chevaucher le jeune Aldo aux pentes boisées du Tängri, telles qu'elles apparaissent en toile de fond du tableau représentant le portrait de Piero Aldobrandi, en passant par les arbres de Sagra, ou par ceux des jardins Selvaggi, les espaces sylvestres, ou simplement arborés, sont objets de représentations figuratives. Sans être autant perçue ou signalée dans la proximité constante des étendues d'eau que dans Le roi pêcheur, la forêt du Rivage des Syrtes est néanmoins "plus souvent colorée de reflets lumineux, parce qu'elle est immédiatement ouverte sur la mer et vue dans la dépendance de l'élément liquide" 67 . Dans Un balcon où la forêt, plus profuse et plus prégnante, borde la maison forte des Hautes Falizes et va jusqu'à imposer sa présence au sein même du titre du récit, la relation de proximité avec les eaux n'est pas, pour autant absente, l'étendue liquide prenant, dans ce récit, les formes méandreuses de la Meuse qui s'écoule, lente et sombre, "entre ses deux rideaux de forêt" 68 .

Les deux espaces "eaux et forêts" peuvent être aussi l'objet de rapprochements plus imagés ou plus analogiques. C'est ainsi que le bois des jardins de Selvaggi venant "mordre en festonnements de vagues la falaise opposée de forêts sombres qui clôt de ce côté Orsenna comme un mur" 69 semble, dans sa représentation métaphorique, mêler et confondre, en un même espace tout à la fois ouvert et fermé, le monde de la mer et celui de la forêt gracquiennes. La même métaphore, assimilant la forêt des Ardennes à une mer, parcourt le récit du Balcon à tel point que l'on a pu voir la maison forte des Hautes Falizes "perdue dans la forêt comme un navire ou une île isolée de la terre par la surface des eaux" 70 . Et, si Jean Bellemin-Noël n'a pas hésité à titrer l'ouvrage qu'il a consacré à ce récit Une ballade en galère avec Julien Gracq 71 , c'est qu'en effet le massif forestier des Ardennes ne cesse d'être confondu avec un paysage marin ou lacustre. Qu'on en juge plutôt par le texte. La maison forte des Hautes Falizes y est, d'emblée, assimilée à une manière d'embarcation ("il était libre, seul maître à son bord dans cette maisonnette" 72 , songeant "avec un frisson de plaisir incrédule qu'il allait vivre ici – que la guerre avait peut-être ses îles désertes" 73 ). C'est sur un mode très discret que les événements à l'écart desquels le protagoniste, s'assimilant sans doute à Noé, se considère abrité dans cette sorte d'arche, viennent se rappeler à lui, entre autres "les circulaires des états-majors, dont l'écho venait mourir sur ces lisières somnolentes aussi paresseusement qu'une vaguelette au bord du sable" 74 . La même métaphore filée de la navigation plus ou moins aventureuse se poursuit quelques pages plus loin, au moment où Grange, à la terrasse du Café des Platanes, savoure les dernières beautés de l'automne finissant:

‘"Derrière cette beauté timide et encore dorée, cette paix fileuse d'arrière-saison, on sentait le froid monter et gagner la terre, un froid mordant qui n'était pas celui de l'hiver; la clairière était comme une île au milieu de la menace vague qui semblait monter de ses bois noirs." 75

Une telle proximité physique entre les forêts et les eaux dans les trois récits, renforcée par les multiples rapprochements analogiques, invite à observer dans quelle mesure ces deux espaces présentent des propriétés aspectuelles communes. Une particularité essentielle qui ressort de la forêt médiévale du Roi pêcheur, ainsi que des étendues d'eaux qu'elle borde, c'est d'imposer à un regard extérieur l'image d'un monde manifestement paradoxal, un univers habité d'ombres et de lumière. Espace tout à la fois clos et ouvert, les bois du Plimizel n'apparaissent, en effet, pas seulement comme "la forêt la plus obscure" 76 , comme un monde envahissant qui enserre, de sa végétation sombre et tentaculaire, le château du roi pêcheur en le rendant inaccessible. Ils sont aussi décrits dans les formes de la clairière ensoleillée où peut surgir un chevalier "sorti de dessous les arbres" 77 . Ce même espace fournit pareillement à Perceval une métaphore où il assimile sa quête errante à une voie d'accès bordée d'embûches qu'il se doit d'écarter au-devant de lui, "comme un bûcheron s'ouvre un chemin dans la forêt" 78 . On retrouve, dans la forêt décrite par le narrateur du Rivage des Syrtes, les principales caractéristiques ou propriétés aspectuelles que présente celle du Roi pêcheur. "Tantôt, comme l'a remarqué Marc Eigeldinger, elle dessine à l'horizon une sombre barrière, tantôt sa lisière communique avec la clarté projetée par le miroir des eaux" 79 . C'est selon la même logique paradoxale que l'arbre, représentant allégoriquement l'existence d'Orsenna, dans les propos d'Orlando, concentre en une seule vision le double aspect des régimes solaire et nocturne de la vie:

‘"La feuille est la beauté de l'arbre, me répétait-il, et la dépense profuse et éclatante de sa vie – elle respire dans le jour et connaît les moindres souffles du vent, elle oriente la croissance du tronc selon les impressions subtiles qu'elle reçoit à chaque instant de la lumière et de l'air. Et pourtant la vérité de l'arbre repose peut-être plus profondément dans la succion aveugle de sa racine et sa nuit nourrissante" 80 . ’

Quant à la mer des Syrtes, pour ne retenir ici que cette étendue liquide, si elle offre un espace ouvert et offert à la contemplation de l'observateur posté dans son "réduit suspendu en plein ciel" 81 , et si elle représente un espace accessible, dans les conditions que l'on sait, à la navigation du Redoutable, elle est aussi définie paradoxalement comme une "mer fermée" dont les rivages finissent par accourir "au devant de notre proue" 82 . De la même façon, les proliférations végétales de la forêt des Ardennes n'en font pas pour autant une masse tout à fait compacte et dont l'opacité soit totale. "La nuit de la forêt [n'étant] jamais tout à fait noire" 83 y demeure, en effet, ouverte, par les trouées des arbres, au passage de la lumière. Par ailleurs, tout en suscitant, en particulier chez Grange, un sentiment de sûreté et de protection ("visiblement on ne s'attendait ici à rien de sérieux" 84 ), la forêt des Ardennes s'avère, en définitive, plus perméable aux incursions que ne l'avait laissé supposer un premier regard. Espace tout à la fois rassurant et inquiétant, elle fait surtout penser, dans le contexte de la guerre attendue, à un être immense toujours avide d'étendre son espace et d'accroître son ampleur.

Un autre trait singularise la forêt et les eaux dans l'univers imaginaire gracquien: c'est la merveille, la fascination, ou la magie dont sont conjointement dotés ces deux espaces. Si le paysage d'eaux dormantes et de forêts observable dans Le Roi pêcheur apparaît enveloppé de brumes, c'est sans doute qu'il est encore tout peuplé de mystères celtiques. Telle est, du moins, la vision qu'en a le chevalier Perceval, lorsqu'il arrive aux abords du château de Montsalvage: "Un autre soleil éclaire ce pays! Les bois rêvent, les eaux sont silencieuses, les herbes profondes…" 85 Et le lac de Brumbâne qui offre à l'ermite Trévrizent une ligne de fuite propice à la méditation n'est-il pas aussi l'espace où le roi Amfortas exerce son activité favorite, activité qui lui vaut le surnom de "roi pêcheur"? Si cet espace n'apparaît pas, en tant que tel, visible au spectateur dans la scène où Perceval se porte au secours des pêcheurs en difficulté – la scène se passe, en effet, "derrière l'éminence de la rive" 86 qui en masque la vue et n'est perceptible qu'à travers un ensemble de sensations auditives – il n'en est pas moins présent dans l'imaginaire de l'œuvre et dans celui des hôtes du château de Montsalvage, comme le montre la première réplique de Kingrival: "Le brouillard descend déjà sur Brumbâne…" 87 Cet espace est, d'évidence, aussi celui de la merveille, d'où le jeune Perceval qui "escalade la berge, tenant par les ouïes un gros poisson", ramène au rivage sa prise plus que remarquable. De même, la mer des Syrtes, dévisagée depuis l'embrasure de l'Amirauté où aime à se poster Aldo, apparaît au narrateur, dans sa fascinante nudité ou vacuité, comme un espace sollicitant l'attente:

‘"Je rivais mes yeux à cette mer vide, où chaque vague, en glissant sans bruit comme une langue, semblait s'obstiner à creuser encore l'absence de toute trace, dans le geste toujours inachevé de l'effacement pur. J'attendais, sans me le dire, un signal qui puiserait dans cette attente démesurée la confirmation d'un prodige." 88

Concernant Un balcon en forêt, si la place des étendues liquides tend à s'y réduire aux méandres alanguis de la Meuse, l'eau n'en réapparaît pas moins sous des traits plus verticaux comme l'agent qui métamorphose la forêt en territoire de magie. Qu'il s'agisse de l'averse faisant "frire la forêt à perte de vue" 89 , (averse à l'occasion de laquelle Grange rencontre Mona, semblant d'ailleurs née avec la pluie) 90 , ou qu'il s'agisse de la neige prêtant "à cette forêt basse et rustaude de l'Ardenne un charme que n'ont pas même les futaies de montagne" 91 , c'est bien l'eau qui modifie l'aspect extérieur du décor, comme sous l'effet d'un sortilège, et qui, par cette modification, crée, de toute évidence, les conditions d'une nouvelle attente.

Ainsi d'essentiellement juxtaposées que sont les eaux et les forêts dans Le roi pêcheur, leurs territoires deviennent, dans les deux autres œuvres, l'objet de rapprochements métaphoriques ou métamorphiques qui tendent à souligner leurs communes propriétés paradoxales. Ces deux espaces naturels retenus ici sont traités, dans leur proximité physique et dans les appariements analogiques auxquels ils donnent prise, comme des lieux ou des réalités sinon magiques, au moins énigmatiques, d'où peuvent surgir ou advenir l'événement et toutes sortes de faits insolites, que ceux-ci relèvent de la fiction littéraire ou de l'histoire réelle. Tout se passe, en réalité, comme si ces paysages décrits ou représentés, qui semblent, par eux-mêmes, en situation expectative, se trouvaient, de la sorte, instaurés comme décor, et comme si étaient ainsi créées, de fait, les conditions d'une attente préalable. Rien d'étonnant, dès lors, que ces mêmes espaces puissent être l'objet de l'observation attentive des protagonistes.

Notes
64.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 19: "Grande baie allongée à gauche […] donnant sur la forêt et sur le lac."

65.

Ibid. p. 55.

66.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 8.

67.

Eigeldinger (Marc), "La Mythologie de la forêt dans l'œuvre romanesque de Julien Gracq", in Leutrat (Jean-Louis) (sous la direction de), Julien Gracq, Éditionsde l'Herne, 1972, p. 240.

68.

Gracq (Julien), Un Balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, p. 10.

69.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 50.

70.

Eigeldinger (Marc), in Leutrat (Jean-Louis) (sous la direction de), Julien Gracq, Éditionsde l'Herne, 1972, p. 242.

71.

Bellemin-Noël (Jean), Une ballade en galère avec Julien Gracq, Toulouse, Presse universitaires du Mirail, 1995.

72.

Gracq (Julien), Un Balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, p. 22.

73.

Ibid. p. 23.

74.

Ibid. p. 26.

75.

Ibid. p. 31.

76.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 110.

77.

Ibid. p. 27.

78.

Ibid. p. 66.

79.

Eigeldinger (Marc), in Leutrat (Jean-Louis) (sous la direction de), Julien Gracq, Éditionsde l'Herne, 1972, p. 240.

80.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 133.

81.

Ibid. p. 36.

82.

Ibid. p. 199.

83.

Gracq (Julien), Un Balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, p. 38.

84.

Ibid. p. 50.

85.

Ibid. p. 65.

86.

Ibid. p. 72.

87.

Ibid. p. 20.

88.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 36.

89.

Gracq (Julien), Un Balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, p. 53.

90.

Cf. p. 53: "C'est une fille de la pluie, pensa Grange en souriant malgré lui derrière son col trempé, une fadette — une petite sorcière de la forêt".

91.

Ibid. p. 107.