II. 2. Les espaces intérieurs, ou les lieux de l'attente.

L'attention portée par l'œuvre de Gracq aux paysages ou aux décors extérieurs ne donne pas seulement lieu à de nombreuses descriptions directement assignables au narrateur lui-même, ou à l'auteur. Cette attention aux paysages constitue aussi une attitude aisément observable chez les personnages, le plus souvent postés à l'intérieur d'un édifice. Mais, avant d'être le lieu où s'ancre l'observation du monde environnant, les espaces intérieurs délimités par les bâtiments présentent, dans les trois récits, différents traits communs qui en font des lieux de l'attente. La première caractéristique, immédiatement reconnue aux espaces architecturaux privilégiés dans les trois récits, c'est d'être des lieux fortifiés offrant l'aspect de sentinelles en faction. Sans qu'il soit nécessaire de répertorier tous les indices qui renvoient à la réalité d'une forteresse féodale, le décor mis en place au début du Roi pêcheur et la mention faite des remparts, d'où parvient le cri des veilleurs et par où ces derniers descendent après avoir été relevés, suffisent à rappeler combien l'espace du château de Montsalvage est singulièrement organisé en système de garde et de défense fortifié. De même, l'Amirauté apparaît, dès l'abord, aux yeux d'Aldo, "comme une puissante et lourde masse grise, aux murs lisses percés seulement de quelques archères, et des rares embrasures des canons" 92 . Et si, de cette "forteresse ruineuse", se dégage une impression de délabrement, le narrateur n'en est pas moins sensible à "l'épaisseur formidable des murailles" et au "souffle d'antique puissance" 93 qui circule sous ses voûtes basses et monumentales. Autre forteresse du Rivage des Syrtes, le palais Aldobrandi se souvient toujours du château fort avec son "étroit chenal qu'enjambait un pont de bois", en guise de pont-levis et ses "tours de guet rectangulaires, étroites et élevées" 94 . Quant à la maison-forte des Hautes Falizes, elle apparaît d'autant plus manifestement dans sa fonction militaire que "l'avant du blockhaus [est] troué de deux embrasures, l'une, étroite, pour une mitrailleuse, l'autre, un peu plus large, pour un canon anti-char" 95 . Mais cette fonction défensive de la forteresse n'est pas seulement perceptible de l'extérieur. Elle est aussi ressentie intérieurement par ses occupants comme un espace matriciel qui tend à créer, autour d'eux, une sorte de milieu protecteur continu et fermé. Malgré le caractère "violemment inhabitable" 96 que présente, aux yeux de Grange, le réduit de béton qui constitue le rez-de-chaussée de la maison-forte, l'aspirant aime à s'y réfugier à la chute du jour, pour y sentir le "bloc étanche, soudé autour de [lui]". C'est ce même sentiment de sécurité qu'éprouve souvent Aldo dans la "chambre des cartes" qualifiée par le narrateur de "lieu attirant, un lieu où il convient sans plus de discussion de se tenir" 97 . Le périmètre de protection que délimitent les fortifications des bâtiments ne présentant pas toujours, à leurs yeux, une sécurité suffisante, les protagonistes tendent à élargir ce périmètre au dehors en annexant, au besoin, l'environnement immédiat jusqu'à des limites quelquefois repoussées assez loin. C'est ainsi qu'Amfortas semble avoir laissé intentionnellement la forêt qui entoure Montsalvage "pouss[er] ses branches" 98 , au point que les fenêtres du château sont "murées par les feuilles" 99 . Pareillement, alors que "les branches de la forêt venaient toucher ses vitres" 100 , Grange se représente le paysage qui l'entoure comme un surcroît de défense s'étendant bien au-delà du territoire exigu du fortin:

‘"Devant soi, on avait les bois jusqu'à l'horizon, et au-delà ce coin de Belgique protecteur qui retombait en pan de rideau…" 101

Mais l'espace architectural interne fait également fonction de lieu de vie et sert aux déplacements des personnages. Aussi se matérialise-t-il en multiples salles, antichambres et voies de passage. Ces espaces de mobilité et de traversée intérieures prennent diverses formes selon le contexte, mais la plupart contribue à renforcer l'atmosphère de vide de l'espace et, plus généralement, de l'existence qui s'y déroule et, partant, à fournir de nouvelles occasions ou raisons d'attente. Des corridors vides du Château de Montsalvage, "comme les rues d'une ville aspirée par une fête" 102 dans lesquels Perceval se plaint d'errer ou de faire antichambre au "dédale de cours et de casemates" de l'Amirauté que parcourt secrètement Aldo, sans oublier le"long couloir voûté" 103 ni les escaliers disjoints qui le séparent de la chambre des cartes, tout en le conduisant à ce même lieu qualifié de "réduit intérieur de la forteresse", ce sont de nombreuses voies d'accès ou autres galeries que le lecteur ne cesse de parcourir dans l'itinéraire textuel. Ces différents passages semblent n'avoir d'autres fonctions que celle d'accroître l'impression de vacuité générale, ou celle de tenir certains protagonistes à distance de quelques rares lieux surdéterminés 104 . La surdétermination qui affecte certains lieux privilégiés ne concerne pas seulement les espaces intérieurs, quasi sacrés, telle la salle où se déroule la cérémonie du Graal à laquelle n'ont accès que les seuls chevaliers, ou telle la chambre des cartes qui retient si souvent Aldo.

Un tel surinvestissement de sens et de valeur touche aussi les espaces du dehors appréhendés depuis ces lieux fortifiés. Situés en hauteur ou présentant une haute bâtisse, ceux-ci ne manquent pas, d'ailleurs, d'offrir, grâce à leur position surplombante, une vue imprenable sur les environs. Aussi impressionné qu'il soit par l'aspect ruiné de l'Amirauté, Aldo est loin d'être indifférent à la vue panoramique que lui découvre le surplomb des fortifications:

‘"Assis sur un des créneaux de la forteresse, par une de ces matinées sans rides qui font la beauté de l'automne des Syrtes, je pouvais observer d'un côté la mer vide et le port désert, comme rongé sous le soleil par la lèpre de ses vasières, et de l'autre Marino chevauchant dans la campagne à la tête de quelque détachement de bergers de louage" 105 . ’

De même, si, avec sa "grande baie allongée à gauche […] donnant sur la forêt et sur le lac" 106 , la salle où se déroule le premier acte du Roi pêcheur peut apparaître, d'emblée, comme un champ essentiellement ouvert à la perception du monde, à plus forte raison encore, le fortin des Hautes Falizes va-t-il offrir un point de vue exceptionnel sur la forêt des Ardennes s'il est vrai que, dès l'Éclaterie, située pourtant en contrebas, "le coup d'œil en vaut la peine" 107 , comme le signale le capitaine Vignaud au moment où il accompagne Grange au lieu de son affectation. Que les embrasures sur l'avant du blockhaus n'aient pas pour finalité la contemplation panoramique des attraits de la nature environnante, n'empêche pas un usage détourné de ces ouvertures, pratique qu'encourage, en l'occurrence, le contexte de la "drôle de guerre":

‘"Grange faisait quelques pas vers le brutal trou de lumière qui éveillait cette chambre noire, et s'allongeait quelques secondes à la place du pointeur, le long du canon anti-char. Par l'embrasure resserrée, on voyait seulement l'enfilade de la laie qui montait vers l'horizon en pente très douce…" 108

Ainsi les espaces intérieurs n'ont pas pour seule fonction de défendre un territoire contre l'irruption éventuelle d'une force hostile. Tout en facilitant l'observation, la surveillance, ou le guet des abords de la forteresse, tournés qu'ils sont vers la réalité extérieure, ils ont aussi, pour ainsi dire, une disposition extravertie. Cette fonction extéroceptive est assurée par les diverses ouvertures qui sollicitent et entretiennent la posture de guet chez les protagonistes. Un autre bon exemple de cette extraversion des espaces intérieurs qui sollicite et déclenche celle des acteurs est fourni par la fenêtre de la maison forte où Grange s'installe "souvent quand il attend […] Mona l'après-midi à la maison forte" 109 : cette fenêtre n'a-t-elle pas pour principal avantage de "découvrir la perspective du chemin"? Un troisième exemple est donné par l'appartement de Vanessa au palais Aldobrandi, "immense pièce aux murs nus que les fenêtres ouvertes sur trois côtés emplissaient tout entière du léger froissement d'eaux de la lagune" 110 : sans doute est-ce la perspective de cette vacuité envahissante qui fait qu'un "étang de vide [semble s'être creusé] au milieu de la pièce". Une vacuité si débordante n'a-t-elle pas pour effet de communiquer à Vanessa elle-même l'état de fascination et d'attente alanguie qui la caractérise? Un tout autre mode d'ouverture sur le monde et sur les espaces extérieurs, voire inconnus, est constitué par les représentations cartographiques et les mappemondes de la "chambre des cartes" où Aldo découvre, étalées devant ses yeux, non seulement "les terres stériles des Syrtes, piquées des mouchetures de leurs rares fermes isolées", mais surtout, "à quelque distance, sur la mer, une ligne pointillée noire: la limite de la zone des patrouilles"et, plus fascinante encore, "une ligne continue d'un rouge vif: c'était celle qu'on avait acceptée d'un accord tacite pour ligne frontière, et que les instructions nautiques interdisaient de franchir en quelque cas que ce fût." 111 Nul doute que la représentation cartographiée des espaces maritimes ou terrestres, situés aux confins du territoire d'Orsenna et au-delà des limites marquées par la "ligne rouge", ne forme, pour Aldo, une incitation forte à en faire un itinéraire…

Ainsi l'observation des différents espaces de l'œuvre fait-elle ressortir une vision singulière liée à un double paradoxe. Alors que les paysages naturels environnants, et spécialement le milieu forestier, apparaissent tout à la fois sombres et lumineux et qu'aux yeux des protagonistes, ces mêmes paysages, tout en étant par nature des espaces ouverts, s'inscrivent dans des limites qui ne sont pas pour autant clôtures, les espaces architecturaux ou intérieurs, pour ce qui les concerne, bien qu'ils représentent, à l'évidence, des lieux fortifiés organisés en système de défense, semblent paradoxalement ouverts à l'extérieur et orientés vers le dehors. La configuration des espaces, si propice à l'attente, et le paradoxe redoublé que nous venons de constater sont-ils une figure ou une structure particulière à cet "espace de l'attente" ou trouvent-il un écho et un prolongement dans la manière dont s'organise le temps de l'attente dans les trois œuvres du corpus?

Notes
92.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 21.

93.

Ibid. p. 21.

94.

Ibid. p. 84.

95.

Gracq (Julien), Un Balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, p. 21.

96.

Ibid. p. 34.

97.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 30.

98.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 30.

99.

Ibid. p. 90.

100.

Gracq (Julien), Un Balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, p. 23.

101.

Ibid. p. 24.

102.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 90.

103.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 29.

104.

Il est, en effet, certains lieux dotés d'une valeur toute particulière et exerçant sur les acteurs une force d'attraction et d'aimantation, sur laquelle nous reviendrons ultérieurement.

105.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 26.

106.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 19.

107.

Gracq (Julien), Un Balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, p. 17.

108.

Ibid. pp. 34-35.

109.

Ibid. p. 91.

110.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 99.

111.

Ibid. p. 32.