III. 1. Le roi pêcheur, ou le temps continu.

Dans la mesure où, comme l'affirme Anne Ubersfeld, le théâtre ne se réalise que dans "l'ici-maintenant de la représentation" 114 , il semble, a priori, nier et exclure la présence du passé et du futur. Ce n'est, en effet, que par la médiation des figures et des discours de la représentation toujours actuelle que les réalités révolues ou attendues peuvent s'inscrire dans la durée et devenir signes du passage du temps pour les spectateurs. Le roi pêcheur, qui n'échappe pas à cette règle, est divisé en quatre actes. De toute évidence, le premier acte qui débute aux premières heures du jour finit dans la matinée, au moment où "le brouillard se lève" 115 , ainsi que l'observe Amfortas depuis la baie. Commencé vers le milieu de l'après-midi, le deuxième acte s'achève, après la "pêche miraculeuse", avec le déclin du jour: "le soir tombe soudain très rapidement et les personnages deviennent de moins en moins distincts, derrière les arbres." 116 Le troisième acte, se situe, quant à lui, dans la soirée, comme l'affirme Kundry après le premier départ de Perceval: "le jour tombe sur Montsalvage." 117 Et le dernier acte, commencé "dans une obscurité presque complète" 118 , se termine au cœur de la nuit, ce qu'attestent les voix des veilleurs au dehors. La durée représentée par la pièce ne dépasse donc pas, dans sa totalité, le temps d'une journée et, comme on peut le voir, l'intervalle de temps entre les actes est relativement réduit. Quelle que soit, du reste, la durée exacte de cet intervalle, on peut remarquer un enchaînement chronologique des épisodes qui renforce leur succession. Le texte s'ancre, dès l'ouverture, dans une réalité temporelle qui est celle de "l'aube" d'un jour faisant suite à d'autres jours, et d'une veille faisant suite à d'autres veilles, ce que confirme la première réplique d'Ilinot: "La troisième veille, déjà! Il est temps de se préparer." 119 Le deuxième acte s'inscrit, pareillement, dans une continuité temporelle par rapport à l'acte précédent que suffisent à assurer les premières répliques. Perceval se présente, en effet, à Trévrizent sous les traits d'"un chevalier en quête de son chemin et qui depuis ce matin n'a rencontré âme qui vive dans ces bois perdus" et celui que l'ermite invite à partager son frugal repas n'a "rien mangé non plus de tout le jour." 120 Cette liaison chronologique se trouve, plus loin, confirmée par la scène de pêche qu'avait annoncée la fin du premier acte 121 , scène qui restera "pour jamais le lieu de la rencontre" et que rappellera Perceval à l'acte suivant. On observe donc, entre les grandes unités temporelles de cette pièce, les signes d'une évidente continuité chronologique, les quatre actes correspondant à quatre moments successifs d'une même journée et l'enchaînement entre les actes étant nettement appuyé. On pourrait même déduire de ce bref aperçu la conformité de l'œuvre à la règle classique d'unité de temps, si Le roi pêcheur ne comptait pas quatre actes au lieu des cinq attendus.

Dans le cadre de cette continuité temporelle qui constitue, en quelque sorte, la règle du genre, on peut constater également combien le discours des protagonistes vise le plus souvent à "dire le temps". S'il est vrai que, dans leurs propos, les formes verbales du présent demeurent, à l'évidence, les plus nombreuses, ce qui rejoint la nature même du texte théâtral, fait d'une "écriture au présent" 122 , force est de constater l'importance du hors scène temporel. Les répliques ne sont pas rares, en effet, qui renvoient, sous forme de micro-récits, aux temps révolus des personnages, que ce temps soit personnel ou collectif. C'est ainsi que Clingsor, dans la scène qui l'oppose à Kundry, rappelle au passé sa propre exclusion du salut:

‘"Le Graal m'a rejeté. […] Le pain des forts, la lumière des anges, la substance et la joie de l'âme sont perdus pour moi à jamais. Mais j'ai eu ma revanche tu le sais, et ma revanche grâce à toi. La sainteté m'était refusée: il me restait la force de la haine et la pénétration de l'esprit." 123

Mais statistiquement plus importante encore paraît la présence du futur qui émaille le discours des acteurs et confère au texte du Roi pêcheur un rapport particulier à l'avenir attendu. Ce futur, récurrent dans le texte des répliques, finit même par instaurer une relation de forte sujétion du monde actuel à une Promesse ressentie comme quasi absolue. Dans la même scène qui place Kundry face au magicien Clingsor, c'est avec un "regard fixe et extatique" que celle-ci semble voir s'opérer sur Montsalvage les transformations qu'elle appelle de ses vœux:

‘"les ponts-levis s'abaisseront, et les femmes du château le laveront, le parfumeront et le vêtiront de samit, de soie d'Orient et de fourrures de Varangie et le roi le priera au soir dans la grand' salle." 124

La configuration temporelle du Roi pêcheur qui fait une large place à la perspective ultérieure, parvient même quelquefois à mêler les deux perspectives du hors scène temporel, comme en témoignent les deux premières et deux dernières répliques de la pièce par lesquelles les chevaliers veilleurs manifestent leur attente toujours fervente du salut: " PREMIER VEILLEUR: Espérance dans le Sauveur! DEUXIÈME VEILLEUR: Délivrance à Montsalvage" 125 devenant, sur la fin de la pièce: "VOIX DU PREMIER VEILLEUR Au dehors: Espérance dans le Sauveur! VOIX DU DEUXIÈME VEILLEUR: Rédemption à Montsalvage!" Observons, à cet égard, le caractère apparemment rétrospectif des deux dernières répliques: la quasi répétition des formules semble faire un simple retour à la position initiale. Mais la substitution du terme "délivrance" par celui de "rédemption", plus fortement connoté dans l'ordre du salut, indique l'aspect tout à la fois circulaire et non régressif de ce retour. Quelque chose se passe donc, dans Le roi pêcheur, comme si à un temps cyclique se superposait un temps progressif, et comme si, par le fait même, la continuité chronologique de la pièce dépassait le dénouement attendu. Quel sens faut-il donner à cette modification paradoxale et ultime de l'orientation temporelle, sinon celle d'une nécessaire continuité de la vie? De toute évidence, la nuit du dernier acte est sur le point de s'ouvrir à un nouveau jour.

Notes
114.

Ubersfeld (Anne), Lire le théâtre, Paris, Scandéditions/Éditions sociales, 1993, p. 198.

115.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 53.

116.

Ibid. p. 87.

117.

Ibid. p. 106.

118.

Ibid. p. 123.

119.

Ibid. p. 20.

120.

Ibid. pp. 55-56.

121.

Ibid. p. 53: "tout à l'heure j'irai au lac".

122.

Ubersfeld (Anne) Lire le théâtre, Paris, Scandéditions/Éditions sociales, 1993, p. 198.

123.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 29

124.

Ibid. p. 30.

125.

Ibid. p. 19.