III. 2. Le rivage des Syrtes, ou les paradoxes du temps.

G. Genette a décrit avec précision la manière dont le texte romanesque, comme tout texte narratif, "n'a pas d'autre temporalité que celle qu'il emprunte, métonymiquement, à sa propre lecture" 126 . Or les conditions d'élaboration de cette temporalité se trouvent précisément orchestrées par le texte lui-même et, en particulier, par le jeu qu'y entretiennent le temps de l'histoire et celui du récit. L'observation du rapport entre ces deux temps suppose que soient pris en compte l'ordre chronologique et la durée des faits relatés. La durée diégétique, soit celle du temps représenté 127 , s'étend, dans Le Rivage des Syrtes, sur une période de plusieurs mois. Hormis le sommaire très synthétique par lequel le narrateur parcourt, en un seul paragraphe, toutes ses années passées depuis l'enfance, le récit commence véritablement au "petit matin" 128 d'un jour d'automne, avec le départ d'Orsenna et l'installation du jeune Aldo à son poste d'Observateur à l'Amirauté. Il s'achève une nuit d'hiver, soit quelques mois plus tard, dans les rues froides d'Orsenna qu'Aldo parcourt, après être sorti du palais du Conseil où il vient d'avoir son entretien avec Daniélo. Entre les deux extrémités délimitant cette durée, le récit se déroule selon une progression chronologique que rappellent, à intervalles réguliers, maints indices constitués, le plus souvent, par les signes météorologiques de l'écoulement temporel. Ainsi le quatrième chapitre intitulé "les ruines de Sagra" correspond à une journée que l'on peut raisonnablement situer vers la fin novembre et s'ouvre sur un "matin glacé" 129 annonciateur de l'hiver à venir, ce que confirme la fermeté de la route qui conduit Fabrizio et Aldo au cimetière de l'Amirauté, sonnant dure sous leurs pas en ce "matin de gel" 130 . Par exception, le texte vient renforcer cette logique successive des séquences en faisant référence à un repère plus daté, la nuit de Noël au cours de laquelle Aldo entend le sermon en l'église de Saint Damase.

On peut donc constater "une progression chronologique stricte, à peine troublée par quelques rares retours en arrière", 131 ou analepses. Ces insertions d'éléments rétrospectifs dans la continuité linéaire du récit peuvent se présenter sous deux formes distinctes. Elles doivent être qualifiées d'externes, selon la distinction établie par G. Genette, si "leur amplitude reste extérieure à celle du récit premier". 132 Tel est le cas de l'analepse rencontrée dès le premier chapitre et qui déborde largement le point de départ du roman, puisqu'elle évoque les "invasions qui ont balayé [le Farghestan] de façon presque continue depuis les temps antiques" 133 . Inversement l'épisode rétrospectif que le narrateur réserve à la rencontre de Vanessa dans les jardins Selvaggi 134 doit être tenu pour une analepse interne au récit premier, dans la mesure où la période considérée concerne, en l'occurrence, les années d'étude d'Orsenna. Dans l'un comme dans l'autre cas, les rétrospections narratives agissent comme autant de suspensions du récit cadre, créant les conditions effectives d'une attente chez le lecteur du roman. La progression chronologique qui constitue la norme du Rivage des Syrtes se trouve également rompue par une prolepse qui, par sa singularité, n'en est que plus significative:

‘"Quand le souvenir me ramène – en soulevant pour un moment le voile de cauchemar qui monte pour moi du rougeoiement de ma patrie détruite – à cette veille où tant de choses ont tenu en suspens, la fascination s'exerce encore de l'étonnante, de l'enivrante vitesse mentale […]" 135

Le moment sur lequel le narrateur anticipe étant largement postérieur au point d'arrivée du récit premier, cette prolepse peut être dite externe. Par l'emploi du présent, elle nous renvoie au moment supposé de l'instance narrative, sans désigner pour autant avec précision cet instant ni la distance qui le sépare du moment de l'histoire jusque là racontée. Quoiqu'il en soit, cette prolepse fonctionne comme une véritable opération narrative conditionnant l'acte de réception et de lecture, en instaurant un "suspens" du récit, opération que le narrateur ou l'auteur intègre, sans doute, parmi les multiples "choses [qui, associées au souvenir de cette veille] ont tenu en suspens" 136 . Une telle manipulation du temps de lecture et de ses effets par l'évocation de moments ultérieurs, peut être également assurée par le discours des protagonistes.

Sans qu'il soit question de confondre les paroles rapportées par le récit romanesque avec les répliques d'un texte de théâtre, les propos échangés par les personnages du Rivage rappellent étrangement ceux des acteurs du Roi pêcheur et ne sont pas moins qu'eux nourris de références aux temps futurs ou à l'avenir. Observons comment un tel discours au contenu prospectif évident s'inscrit souvent, et paradoxalement, dans un contexte lui-même fortement marqué par le passé. Les paroles, volontiers orientées vers des perspectives ultérieures, que Vanessa adresse au narrateur sont, par exemple, énoncées rêveusement alors qu'elle contemple un vieux tableau représentant le portrait de son ancêtre:

‘"On croit voir ce qui sera un jour, continua-t-elle dans une exaltation illuminée, quand il n'y aura plus de Maremma, plus d'Orsenna, plus même leurs ruines, plus rien que la lagune et le sable, et le vent du désert sous les étoiles." 137

Autre échantillon d'un discours d'orientation nettement prospective formulé dans une situation on ne peut plus traditionnelle, le sermon prononcé, lors de la veillée de Noël, en l'église Saint Damase contient, lui aussi, des accents prophétiques, voire apocalyptiques, qui ne sont pas absents, par exemple, des lignes qui pastichent le sermon évangélique des Béatitudes:

‘"Heureux qui sait se réjouir au cœur de la nuit, de cela seulement qu'il sait qu'elle est grosse, car les ténèbres lui porteront fruit, car la lumière lui sera prodiguée." 138

Qu'elles se présentent donc sous la forme d'un énoncé narratif, ou dans les termes d'un discours rapporté des personnages, qu'elles correspondent à des analepses ou à des prolepses, les différentes ruptures chronologiques, pour contradictoires qu'elles paraissent dans leur orientation respective, ont pour effet commun de constituer un même suspens narratif du récit, entretenant le lecteur dans une situation d'attente.

Après ce repérage des structures chronologiques et des écarts ou transgressions anachroniques du Rivage des Syrtes, dont nous venons de souligner certaines formes pour le moins paradoxales, il convient d'observer comment la configuration temporelle de la durée contribue, elle aussi, à faciliter et à entretenir la perceptibilité d'une certaine attente par le lecteur. Entre le temps de l'histoire et le temps du récit, les variations de durée sont particulièrement frappantes. Loin de correspondre, en effet, au "récit isochrone", imaginé par G. Genette comme hypothétique "récit à vitesse égale, […] où le rapport durée d'histoire/longueur de récit resterait toujours constant", Le Rivage des Syrtes, en imprimant à la narration différents rythmes, détermine tour à tour chez le lecteur une impression de ralentissement, de pause, voire d'attente ou, inversement un mouvement d'accélération concertée. En supposant que la totalité des 315 pages du roman corresponde, au plus, à une période diégétique de quatre mois 139 , soit 120 jours, la durée moyenne consacrée par chacun des douze chapitres du récit devrait être de 26 pages et quelque 140 , une telle section du texte étant, dans l'hypothèse envisagée d'un récit isochrone, l'équivalent d'une période de dix jours. Or, on peut observer que la plupart des chapitres, loin de correspondre à cette longueur moyenne, varie considérablement en étendue textuelle: de 14 à 45 pages. Notons, à cet égard, que les plus brefs sont les quatre premiers et qu'une alternance entre sections longues et sections relativement plus courtes est constatable à partir du septième chapitre. Cette ampleur inégale et globalement croissante des chapitres du roman ne recouvre pas une durée diégétique uniforme. L'inégalité de la durée du temps de l'histoire représentée est même plus flagrante encore que celle relative aux divisions du récit. Alors que les quelques 17 pages du deuxième chapitre, qui relatent, sur un mode il est vrai itératif, les occupations de plus en plus solitaires du narrateur au cœur de la "chambre des cartes", se réfèrent à une durée de plusieurs semaines, seules quelques heures nocturnes séparent la visite inattendue de Vanessa à l'Amirauté, signant le début du long cinquième chapitre, de la contemplation du tableau à Maremma qui en marque la fin. Et, reproduisant ce même paradoxe, le dernier chapitre qui correspond à la division du texte la plus longue se rapporte à l'une des durées les plus courtes.

La même figure paradoxale et la même autonomie du récit par rapport à l'histoire sont observables dans les principaux ralentissements narratifs du Rivage. Alors que le narrateur évoque la vitesse ou les mouvements d'accélération du Redoutable dans le chapitre intitulé "Une croisière", le récit adopte paradoxalement un rythme lent et l'on observe une véritable dilatation du temps: "une minute, une minute encore où tiennent des siècles" 141 . Tout semble donc se passer comme si la durée du récit n'avait aucun rapport avec la durée de l'histoire. Alors que le texte narratif s'étale ici en longueur, jusqu'à intégrer des pauses descriptives ou de véritables scènes discursives ou dialoguées 142 , il s'accélère là sous forme de sommaires, non sans que soit signalé le caractère itératif de certaines "journées" 143 . Ce qui, en réalité, importe aux yeux du narrateur ou de l'auteur, c'est, d'évidence, la volonté de créer, dans la figuration du temps lui-même, plus qu'une représentation objective d'une durée réelle, les conditions d'une perceptibilité par le lecteur de cette même représentation du temps et de l'attente. Il serait vain pourtant de considérer que l'essentiel est dit du rapport entre le temps de la fiction et celui de la narration dans Le Rivage des Syrtes, si l'on n'ajoute pas un dernier élément plus remarquable encore. Le récit romanesque du Rivage n'offre, en effet, pas seulement, comme nous l'avons vu plus haut, le paradoxe d'un temps nettement orienté vers l'avenir, alors qu'il s'inscrit le plus souvent dans une référence au passé. Ce temps s'y expose tout aussi paradoxalement comme prospectif, quand l'avenir annoncé est celui d'un déclin, d'une ruine, ou d'un dénouement catastrophique. Le "rougeoiement de ma patrie détruite" constitue bien, de fait, la perspective tragique vers laquelle tend inéluctablement le récit. Et pourtant cette perspective n'en est pas moins présentée, en définitive, aussi singulier que cela paraisse, comme une ouverture ou comme une "naissance", pour reprendre les termes du sermon entendu en l'église de Saint Damase. Tout se passe donc, selon cette même logique paradoxale, comme si, à partir d'un certain seuil, l'orientation changeait de sens, suivant la confidence reçue de Vanessa par le narrateur:

‘"As-tu remarqué, me dit-elle d'une voix plus basse en me saisissant au poignet, quand une chose va naître, comme tout change brusquement de sens?" 144

Ainsi de nombreux indices semblent confirmer une certaine "réversibilité du Temps" 145 , ou "même une inversion du cours du temps" 146 , pour le dire avec les termes employés par J. Gracq dans Les Eaux Étroites.

Notes
126.

Genette (Gérard), Discours du récit, in Figures III, Paris, Le Seuil, 1972. p. 78.

127.

Concernant l'analyse de la temporalité, nous nous appuyons sur les propositions toujours valides de Gérard Genette, dans Figures III, déjà cité.

128.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 11.

129.

Ibid. p. 60.

130.

Ibid. p. 61.

131.

Cogez (Gérard), Julien Gracq Le Rivage des Syrtes, Paris, PUF, 1995, p. 32.

132.

Genette (Gérard), Figures III, Paris, Le Seuil, 1972. p. 90.

133.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 12.

134.

Ibid. Pp. 50-56.

135.

Ibid. p. 199.

136.

Ibid.

137.

Ibid. p. 248.

138.

Ibid. p. 179.

139.

Bien qu'approximative, cette durée probable peut être déduite du texte.

140.

26,25 pages exactement, si l'on divise le nombre total de pages par celui des chapitres.

141.

Ibid. p. 217.

142.

Ce seul fait suffit à expliquer l'ampleur exceptionnelle des chapitres 8, 10 et 12.

143.

On peut, à cet égard, prendre pour exemple le chapitre VIII intitulé "Noël" où abondent les indicateurs de temps et de durée dont la marque morphologique du pluriel signale l'aspect répétitif: "ces journées unies et monotones", "ces après-midi de tendresse", "ces nuits de Maremma" [pp 162-164].

144.

Ibid. p. 242.

145.

Gracq (Julien), Les Eaux Étroites, (Paris, José Corti, 1976), in Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, 1995, p. 548.

146.

Ibid. p. 545.