III. 3. Un balcon en forêt, ou le temps suspendu.

Un balcon en forêt se présente d'abord comme un récit de faits ordonnés au réel, ce que montrent, à l'évidence, les coordonnées temporelles dans lesquelles s'inscrit la narration. Le texte débute un "après-midi d'octobre" 147 1939 avec l'arrivée de l'aspirant Grange dans une petite ville des bords de Meuse et se termine quelques sept mois plus tard dans la nuit du 13 au 14 mai 1940. La durée globale du récit correspond à la période de la "drôle de guerre" qui sépare la mobilisation française, à l'automne 1939, et l'offensive de l'armée allemande en Belgique et dans les Ardennes à partir du 10 mai 1940. Du début à la fin, le récit, qui compte vingt et une unités de composition, est rigoureusement chronologique. Trois sections principales peuvent être distinguées: la première, regroupant les cinq unités narratives initiales, correspond à la vie au fortin avant l'arrivée de Mona 148 ; la deuxième, de l'épisode de la rencontre (unité 6) jusqu'au départ de Mona (unité 13), constitue une véritable parenthèse dans le récit; la dernière, enfin, qui va de l'unité 14 à la vingt-et-unième, poursuit le récit des événements en l'absence de Mona. Sans que cela ne vienne contredire ou entraver la progression chronologique du récit, le degré de précision des références temporelles qui permettent de situer ou de dater les faits relatés est loin d'être identique selon ces trois sections. Alors que la dernière période donne lieu à une temporalité précisément datée, en lien avec la proximité des événements historiques – on peut penser, par exemple, à l'incipit de l'unité 14 qui marque une nette rupture avec la partie précédente: "la nuit du neuf au dix mai" 149 – dans la première section du récit, le narrateur se contente d'indications temporelles plus vagues ("l'après-midi d'octobre" 150 , ou "un des derniers dimanches de novembre" 151 ). L'imprécision est à son comble dans la partie centrale du récit où le narrateur, choisissant des indicateurs flous, semble même hésiter sur l'ancrage du moment dans le temps naturel. Ainsi, au début de la huitième unité, ce ne sont pas moins de trois références relatives aux saisons que le lecteur rencontre sur la même page: "l'automne s'attarda sur les hauteurs" 152 , "c'était comme un été de la Saint-Martin" 153 , "tous les signes de l'hiver approchant" 154 . Comme on le voit, l'auteur vise à rendre perceptible, par ces repères temporels manifestement mêlés, voire brouillés, le flottement atemporel dans lequel se situe, à ce moment-là du récit, son protagoniste Grange, un tel flottement ne pouvant être que renforcé par la venue de la neige, vers la fin décembre, qui amènera avec elle un "suspens anormal du temps," 155 toute communication étant, dès lors, au moins provisoirement, coupée avec Moriarmé.

Comment les structures de la durée et de la fréquence narratives et le rapport qui s'y joue entre le temps du récit et celui de l'histoire contribuent-ils, eux aussi, à suspendre le temps dans l'attente et à rendre ce suspens perceptible par le lecteur? A l'évidence, on peut observer, tout comme dans Le Rivage, combien le récit d'Un balcon en forêt s'éloigne de l'hypothèse purement statistique 156 . Non seulement les vingt et une unités de composition présentent une longueur on ne peut plus inégale – l'amplitude est de 2 pages à 26,5 – mais cette inégalité n'est en rien proportionnelle aux durées respectives du temps de l'histoire. Alors que la durée diégétique globale du récit s'étend, pour une totalité de 244 pages, sur une distance d'environ sept mois, soit 210 jours, c'est un ensemble de 125 pages d'une part et de 87 d'autre part et un nombre équivalent de huit unités textuelles qui recouvrent respectivement une période allant de novembre à mai (2ème partie) et une durée n'excédant pas quatre jours (3ème partie). S'il est vrai que cette disproportion de traitement contribue incontestablement à produire un effet de décélération narrative pour la partie événementielle sur laquelle se termine le récit, 157 inversement ce n'est pas l'ampleur toute relative de la partie centrale, (créditée d'un nombre de pages bien loin de correspondre proportionnellement à sa durée diégétique, si on la compare notamment à la partie suivante), qui suffit à justifier l'impression fortement ressentie d'une suspension ou d'un arrêt de toute temporalité, comme si "le temps faisait halte" 158 .

Une telle immobilisation du temps résulte, à ce moment du récit, plus encore d'une utilisation particulière de l'itération narrative, définie par G. Genette comme "relations de fréquence (ou plus simplement de répétition) entre récit et diégèse." 159 On peut, en effet, remarquer comment, contrairement à l'effet de contraction qui est habituel au procédé de l'itération, celui-ci devient, dans Un balcon en forêt, une ressource utilisée par l'auteur pour s'appesantir sur les faits variés qui sont susceptibles de se dérouler pendant une journée particulière en l'élargissant à d'autres journées identiques. Un bon exemple de l'effet paradoxal produit dans cette œuvre par l'itératif est fourni par l'unité 6 consacrée au dimanche:

‘"Souvent, le dimanche, le capitaine Varin, qui commandait sa compagnie, l'invitait à déjeuner à Moriarmé. Quelquefois il descendait avec la camionnette; les jours de beau temps, plutôt que d'emprunter une bicyclette aux Falizes et de tressauter pendant trois lieues sur le lit de torrent des pierres concassées, il préférait descendre à pied…" 160 . ’

En racontant une seule fois ce qui s'est passé de multiples fois l'itération démultiplie le temps évoqué et contribue à immobiliser le temps dans une forme de ritualité sans cesse reproduite. Cet emploi massif de l'itératif, dans la partie centrale du récit, n'y est pas seulement propre à traduire le rapport singulier qu'entretient avec le temps un héros que tout semble pousser "sur la pente de sa rêverie préférée" 161 et autour duquel, image de sa relation fusionnelle au monde, paraît se tisser comme un "halo de conscience tiède." 162 Cette forme particulière d'itératif permet aussi d'imposer au lecteur un rythme alangui de lecture conforme à l'impression suggérée d'une fusion immobilisée des choses et du moi lui-même, lorsqu'ils sont considérés en marge de l'Histoire.

On vient donc d'observer, dans les trois œuvres, et ceci selon les formes spécifiques à leur genre respectif, un fort soulignement chronologique et une scansion temporelle, elle aussi nettement visible, bien que quelquefois délibérément imprécise. Si la continuité chronologique qui est la marque spécifique du Roi pêcheur trouve, pour l'essentiel, son prolongement dans les deux autres récits, c'est que la chronologie a pour effet d'instaurer une logique séquentielle de la successivité, propre à rendre plus perceptible l'impression d'attente chez le spectateur ou chez le lecteur. La perceptibilité de cette attente que détermine la dramaturgie de la pièce de théâtre doit être cherchée, pour les deux récits de type romanesque, du côté de l'organisation narrative du temps, et ceci en particulier dans l'observation de la durée ou de la fréquence. La configuration du temps dans les trois œuvres suit donc la même structure logique que la représentation de l'espace: elle présente souvent une forme duelle ou paradoxale non figée, dépassant quelquefois même cette dualité et tendant vers l'unité des contraires. De telles œuvres, comme on le voit, sollicitent et requièrent plus qu'une attente passive, une véritable collaboration interprétative ou, pour le dire avec les mots d'Umberto Eco, "des mouvements coopératifs actifs et conscients de la part du lecteur" 163 . Dans quelle mesure cette sollicitation d'une démarche interprétative est-elle relayée par les acteurs eux-mêmes? Quelle relation ceux-ci entretiennent-ils avec l'attente sous ses différentes formes? C'est ce qui va faire l'objet du chapitre suivant.

Notes
147.

Gracq (Julien), Un balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, p. 10.

148.

Cette première partie pourrait, en réalité, intégrer le début de la sixième section jusqu'à la page 52, où se situe la rencontre.

149.

Gracq (Julien), Un balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, p. 166.

150.

Ibid. p. 10.

151.

Ibid. p. 51.

152.

Ibid. p. 82.

153.

Ibid. p. 83.

154.

Ibid. p. 83.

155.

Ibid. p. 104.

156.

Dans l'hypothèse, qui ne sert ici que de point de repère, où le récit serait strictement isochronique, l'espace textuel dévolu à la durée diégétique d'un mois devrait être de 35 pages environ et chaque unité textuelle d'une douzaine de pages couvrirait une dizaine de jours.

157.

On peut consulter, à propos de ce ralentissement, parmi d'autres passages de cette troisième section du récit, la fin de l'unité 17 où Grange a manifestement perdu toute notion du temps réel: "Quelle heure est-il? se dit-il stupidement – onze heures? Pour la première fois de la journée, il regarda son bracelet-montre. Il était quatre heures de l'après-midi" [p. 204].

158.

Gracq (Julien), Un balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, p. 104

159.

Genette (Gérard), Figures, Paris, Le Seuil, 1972. p. 145.

160.

Gracq (Julien), Un balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, pp. 41-42.

161.

Ibid. p. 52.

162.

Ibid.

163.

Eco (Umberto), Lector in fabula, Paris, Grasset, 1985, p. 65.