I. 1. Immobilité des décors.

Cette immobilisation du décor n'est pas seulement le fait de la "mer absolument calme" sur laquelle glisse le Redoutable dans la première sortie nocturne d'Aldo, longeant la côte qui "se hérissait en muraille noire contre la lune des lances immobiles de ses roseaux" 165 . L'attente passive et appesantie des éléments naturels concerne plus encore l'atmosphère d'eaux stagnantes et de sommeil qui paralyse les jardins et les canaux de Maremma et qui transforme la cité en "ville momifiée et recuite dans son immobilité ruineuse." 166 C'est, en effet, tout un climat de dépérissement et de croupissement mortifère qui semble s'être installé dans la "Venise des Syrtes" et qui va jusqu'à envahir les espaces privés du palais Aldobrandi où, au cœur de la nuit oppressante, erre le jeune Aldo pour tromper ses propres attentes insomnieuses:

‘"Au travers de l'atmosphère saturée de ce pays des eaux, le fourmillement des étoiles par la fenêtre ne scintillait plus; il semblait que de la terre prostrée ne pût désormais se soulever même le faible souffle qui s'échappe d'un poumon crevé[…] On eût dit que ces nuits à la douceur trop moite couvaient interminablement un orage qui ne voulait pas mûrir – je me levais, je marchais nu dans les enfilades de pièces aussi abandonnées qu'au cœur d'une forêt, presque gémissantes de solitude, comme si quelque chose d'alourdi et de faiblement voletant m'eût fait signe à la fois et fui de porte en porte à travers l'air stagnant de ces hautes galeries moisies…" 167

Décrépitude, abandon total, déréliction des éléments: tout semble se perdre dans une durée stagnante et sans remède. De telles représentations du monde extérieur, ayant un caractère assurément subjectif et projectif, n'ont pas seulement pour fonction d'informer le lecteur des pensées, ou des dispositions de l'observateur. Elles ont aussi pour effet de créer un climat d'ambiance servant de cadre au récit. Même si tous les décors des trois œuvres ne sont pas marqués par une telle atmosphère de déliquescence morbide, l'impression ressort souvent d'un environnement naturel ou architectural qui demeure assoupi, comme sous l'effet d'une ombre mortelle, et qui, dans l'incapacité de réagir soi-même, semble se résigner à se dissoudre et à disparaître. Stigmatisé par le manque, un tel décor ne prédispose-t-il pas les protagonistes à la formation d'une attente orientée comme désir?

Notes
165.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 58.

166.

Ibid. p. 155.

167.

Ibid. Pp. 164-165.