I. 2. Objets de désir

Le premier objet capable de retenir l'attention durable d'un sujet et d'en solliciter l'attente peut être un simple signe. Réalité non encore perçue, et dont le personnage espère tirer des prévisions improbables, cet objet on ne peut plus hypothétique n'en suscite pas moins une tension extrême du regard. Telle est bien la situation d'Aldo dont le regard se braque avec une étrange fixité sur l'horizon de mer:

‘"Je rivais mes yeux à cette mer vide, où chaque vague, en glissant sans bruit comme une langue, semblait s'obstiner à creuser encore l'absence de toute trace, dans le geste toujours inachevé de l'effacement pur. J'attendais, sans me le dire, un signal qui puiserait dans cette attente démesurée la confirmation d'un prodige. Je rêvais d'une voile naissant du vide de la mer." 168

C'est donc bien en quête du moindre indice et sur un fond de vide et de manque que se greffe, dans une extrême concentration, l'activité d'attention expectante. La ténuité de l'objet et, pour tout dire, son absence même n'empêchent pas, bien au contraire, l'attente d'être vive et rendent même plus aiguë, plus obstinée, plus inquisitive, l'attention mobilisée. La seule perspective de voir advenir le signe attendu entretient l'espoir et suffit à maintenir les fonctions perceptives en éveil. Notons que l'attitude de guet qui définit le bien nommé Observateur, loin de lui être exclusive, est assez communément partagée par tous les protagonistes. Cette même posture attentive et perceptive caractérise aussi celle des veilleurs du château de Montsalvage. Elle constitue également un des traits avérés des personnages du Balcon. N'est-ce pas, en effet, à un monde rempli de signes, d'indices de toutes sortes, de bons ou de mauvais présages, que Grange et ses hommes doivent faire face et donner réponse? Variante approchée de cette attente perceptive, figure l'attente contemplative ou absorbante de l'ermite Trévrizent. Si le vieil ascète, sollicité par un rayon de soleil qui s'introduit dans sa cabane, est longuement capté par cette activité relevant tout à la fois de la contemplation et de l'attente et s'il en oublie la présence de son visiteur Perceval, c'est, de toute évidence, qu'il attribue à ce rayon de soleil plus qu'une valeur de simple signe. Une telle attente qui absorbe l'être dans son entier et qui le fige n'est pas loin de celle qui retient le narrateur du Rivage dans la chambre des cartes auprès des représentations cartographiques et en particulier du tracé de la ligne rouge:

‘"à laisser glisser tant de fois mes yeux dans une espèce de conviction totale au long de ce fil rouge, comme un oiseau que stupéfie une ligne tracée devant lui sur le sol, il avait fini par s'imprégner pour moi d'un caractère de réalité bizarre." 169

L'attente absorbante a ici quelque chose de la stupéfaction léthargique et tout semble se passer comme si l'objet repéré et longuement observé n'existait plus en lui-même mais prenait, en effet, progressivement la force d'une réalité dans la seule conscience modifiée et engourdie de l'observateur. Faut-il, dès lors, toujours parler de signe pour désigner un objet suscitant un état de si profond saisissement et présentant un caractère aussi envahissant?

Mais l'attente éprouvée par les protagonistes n'est pas toujours aussi paralysante. Réalité éminemment subjective, elle peut adopter les formes plus mobilisantes du désir. En tant que telle, elle a souvent pour objet la venue ou la rencontre de quelqu'un avec qui le sujet entretient ou pourrait entretenir une relation affective. C'est ainsi qu'Aldo, à peine remis de la visite nocturne de l'envoyé, en arrivant à Maremma, découvre, auprès de la femme de chambre, qu'il a été longuement attendu par Vanessa, comme si le désir, en l'occurrence, était né, chez celle-ci, d'un simple retard et comme si l'attente pouvait être, par le fait même, un parfait synonyme du désir:

‘"La princesse me recevra-t-elle à pareille heure? – Dieu soit loué, dit-elle en me saisissant les mains d'un geste exalté. Elle vous attend depuis deux jours" 170 . ’

Quant à Grange, s'il se poste si fréquemment devant la fenêtre de la maison-forte, en ayant sous les yeux la perspective du chemin, c'est pour "surprendre de plus loin" 171 l'arrivée de Mona. Quand l'attente prend ainsi la forme élective du désir, l'intervalle qui sépare le sujet de l'objet s'inscrit et s'interpose quelquefois dans l'espace, comme une marge de temporisation. Tout se passe, en pareil cas, comme si le désir, au lieu d'adopter la posture nettement active d'un "déplacement vers l'avant ([concrétisant] la quête de l'objet de valeur)" 172 était d'abord purement statique. Cette tension qui est aussi rétention de l'agir peut même avoir un caractère littéralement pétrifiant. L'attente désirante n'est plus, dès lors, qu'une suspension du mouvement qui porte le sujet vers l'objet, à l'image d'Aldo rencontrant pour la première fois Vanessa: "l'indécision m'immobilisa, le pied suspendu, retenant mon souffle, à quelques marches en arrière de la silhouette" 173 . L'objet du désir ne suscite pas toujours autant de retenue. Lorsque Perceval rend visite à Trévrizent et qu'il convoite avec grande envie la gourde de l'ermite, le texte et la mise en scène qu'il suggère mettent en évidence un désir fait d'une tout autre avidité:

‘"Perceval se débarrasse de sa lance et de son casque avec des mouvements d'enfant, s'assied, puis guigne de l'œil une gourde suspendue à une cheville de bois.’ ‘Si j'osais!...’ ‘TRÉVRIZENT’ ‘Quoi donc? ’ ‘PERCEVAL ’ ‘C'est cette gourde… J'ai aussi terriblement soif. ’ ‘TRÉVRIZENT ’ ‘Prends donc. Mais c'est de l'eau pure… (Perceval renverse la tête et boit goulûment) Comme tu bois!... (Perceval lui coupe la parole de petits gestes de la main, en continuant de boire). Tu tètes cette gourde comme un nourrisson affamé."174

Métaphore explicite du désir, le besoin vital et organique qu'est la soif donne de la relation entre le sujet désirant et l'objet de son désir une image pulsionnelle on ne peut plus saisissante et concrète. Comme on peut l'observer, le sujet, éprouvé par le manque, insatisfait et souffrant, vise, en quelque sorte, à étancher sa soif une fois pour toutes. Si, en effet, Perceval ne sait se contenter de boire à petits coups à la gourde du désir, c'est qu'il croit pouvoir assouvir pleinement le manque qui l'irrite, c'est qu'il pense combler le creux de ce manque par une jouissance totale et sans limite. Et l'ermite n'a pas tout à fait tort de voir, dans son attitude, les marques d'un désir infantile et tyrannique.

Proche du désir, est l'attente éventuelle portant sur un événement ou un avènement important. Ancrée elle aussi dans la réalité du manque, cette autre attente peut en avoir aussi toute l'intensité passionnelle. C'est ainsi que la transformation que Vanessa appelle de ses vœux, pour le salut de la cité d'Orsenna,s'impose à elle comme une nécessité impérieuse et brutale:

‘"Mais c'est le tourbillon qui comprend le mieux. Il comprend, lui, parce qu'il tournoie, que l'air s'est raréfié insensiblement et qu'il y a un vide qui appelle à lui n'importe quoi" 175 . ’

Ce que l'héroïne attend, en l'occurrence, ce n'est pas un simple changement d'état, ou une restauration de façade, à l'image de celle qui se réalise à l'Amirauté sous l'impulsion de Fabrizio. Ce n'est rien moins qu'une régénération plénière de la vie, à l'exemple de celle qu'espèrent unanimement les chevaliers du Graal: "Délivrance à Montsalvage!" 176 ou "Rédemption à Montsalvage!" 177 .

Dans les situations précédemment analysées, l'état d'attente porte toujours sur un objet qui est aussi objet de désir. En tant que tel, l'objet peut être défini tout à la fois "comme le lieu d'investissement des valeurs" 178 et comme une force d'attraction. Le désir lui-même est une "excitation d'espoir", selon la formule de Claude Brémond, excitation qui consiste à anticiper sur une satisfaction future: "au lieu d'une information portant sur son état présent, le patient peut être pourvu d'une information […] lui faisant prévoir la réalisation possible d'un événement futur" 179 . Dans le cas qui nous occupe, où l'obtention de l'objet espéré est censée apporter une profonde amélioration de l'état du sujet, le sujet envisage la transformation attendue avec une certaine appétence. Observons toutefois que l'attente orientée par le désir n'est pas toujours éprouvée comme "excitation d'espoir". En effet, tant que la relation entre le sujet et l'objet de valeur demeure une relation disjonctive, persiste aussi l'état actuel de manque qui provoque l'insatisfaction du sujet. Cet état de frustration prolongée lié à un désir toujours à satisfaire est quelquefois même confondu avec le résultat d'un processus de dégradation, comme l'expriment avec amertume les chevaliers du Graal:

‘"Montsalvage est comme un fruit qui pourrit par le cœur. Tout le château, tout, jusqu'aux pierres de ces murs, empeste la maladie." 180

En quels termes faut-il décrire, dès lors, l'état d'attente relatif à un objet suscitant la crainte et appréhendé, à ce titre, comme facteur de répulsion?

Notes
168.

Ibid. p. 36.

169.

Ibid. p. 32.

170.

Ibid p. 240.

171.

Gracq (Julien), Un balcon en forêt, Paris José Corti, 1958, p. 91.

172.

Greimas (Algirdas Julien) et Courtès (Joseph), Sémiotique dictionnaire raisonné de la théorie du langage, tome 1, Paris, Hachette, 1993 (1ère édition: 1979), article "Désir", p. 94.

173.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 51.

174.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, pp. 56-57.

175.

Ibid. p. 103.

176.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 19.

177.

Ibid. p. 150.

178.

Greimas (Algirdas Julien) et Courtès (Joseph), Sémiotique dictionnaire raisonné de la théorie du langage, tome 1, Paris, Hachette, 1993 (1ère édition: 1979), article "Objet", p. 259.

179.

Brémond (Claude), Logique du récit, Paris, Le Seuil, 1973, p. 156.

180.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 21.