I. 3. Sujets de crainte.

Les réalités éveillant une attente négative et susceptibles d'entraîner, non plus une satisfaction ou une amélioration du sujet, mais une aggravation de son état ne manquent pas dans les trois œuvres. L'un des motifs de crainte apparemment les plus anodins et les plus inoffensifs est celui consistant pour un sujet à redouter de céder à un mouvement d'espoir, d'enthousiasme excessif ou de crédulité naïve. Cette attitude qui donne lieu à des sarcasmes ou à des éclats de rire est représentée par plus d'un personnage dans les trois récits. On se souvient de l'épisode, qui fait intermède dans la pièce, où Kaylet s'emploie à consoler le roi Amfortas par le récit de contes merveilleux. Or, selon le bouffon, le roi préfère les histoires tristes:

‘"Mais je sais que vous aimez mieux les histoires tristes. Celles qui finissent bien, vous m'interrompez toujours avec un éclat de rire et vous me commandez de jouer de la guitare." 181

Si le roi Amfortas affiche ainsi sa préférence toute personnelle pour les histoires qui finissent mal, ce n'est certainement pas par on ne sait quelle perversion masochiste, mais c'est qu'il a trop vécu pour ajouter foi à ce qu'il considère comme des illusions ou des duperies et qu'il éprouve une profonde défiance à leur égard. C'est cette même attitude de pessimisme désenchanté qu'il reproduit au moment de la pêche miraculeuse accomplie par Perceval en rabrouant fermement les mouvements de son bouffon Kaylet, lequel, sans la moindre retenue, fait preuve, au contraire, d'une exaltation démesurée et naïve devant l'énormité de la prise:

‘"VOIX DE KAYLET
Qui bat des mains dans l'enthousiasme
Oh! Quelle pièce! Oh! Quel monstre! Il a des écailles comme de l'argent! Il brille comme la cotte du chevalier!
VOIX D'AMFORTAS "Paix! Mon imbécile." 182

Moins anodine pour le sujet, l'attente craintive peut correspondre à l'appréhension d'un jugement réprobateur ou d'une sanction. On se souvient de la gêne avec laquelle Aldo envisage le retour de Marino, retour intervenant à la suite de l'incident qu'a provoqué le narrateur en charge du Redoutable. Si, en effet, l'Observateur attend et craint "ce retour comme l'heure de la plus grande épreuve" 183 , ce n'est pas seulement qu'il s'éprouve en situation de culpabilité pour n'avoir pas respecté les limites fixées aux patrouilles de l'Amirauté, ni que Marino puisse représenter, aux yeux d'Aldo, une figure d'imago paternelle particulièrement redoutable. C'est aussi et surtout que la venue du capitaine se fait précisément attendre, accroissant l'effet de crainte par celui de l'attente et amplifiant le trouble en le portant jusqu'au niveau d'une vive inquiétude. Le sentiment d'avoir mal géré la responsabilité qui lui avait été confiée ne suffit pas, non plus, à justifier l'appréhension que ressent le même Aldo sur le point de retrouver son père:

‘"A mesure que j'approchais de la ville, j'avais appréhendé davantage cette entrevue avec mon père; connaissant son sang vif et son attachement à la politique d'inertie officielle de la ville, j'avais craint que le vieillard, qui ne pouvait plus rien ignorer de mes écarts de conduite, n'éclatât en reproches furieux; mes dents s'agaçaient d'avance au pathétique légèrement théâtral qu'il savait mettre dans ses remontrances…" 184

En l'occurrence, la crainte n'a d'autre véritable raison que le déplaisir attendu et imminent qui va immanquablement résulter des reproches paternels. C'est bien la perspective de ces blâmes qui, tenant lieu d'objet de savoir (à partir de l'expérience des sanctions déjà essuyées par le passé), et projetant, en quelque sorte, cette ombre de l'avenir sur le présent, génère l'attente inquiète du narrateur.

Sans être toujours aussi rationnellement justifié, le sentiment de crainte ou d'inquiétude extrême peut aussi éprouver les acteurs en présence d'une situation alarmante. Il suffit, par exemple, que la nuit de décembre vienne écourter l'après-midi d'hiver pour que Mona, dans le contexte tragique que l'on sait, y pressente l'apparence de quelque mauvais présage:

‘"Le froid tombait et il passait dans la lumière oblique une nuance de tristesse soucieuse. Mona frissonnait sous sa courte veste fourrée: elle s'embrumait tout à coup aussi vite qu'un ciel de montagne, tout entière ouverte aux avertissements de la saison. – Je n'aime pas les fins de journée, faisait-elle en secouant la tête quand il l'interrogeait. Et, quand il lui demandait à quoi elle pensait: – Je ne sais pas. A la mort…" 185

Perceval, lui aussi, l'âme pourtant largement aguerrie et trempée dans les combats chevaleresques, manifeste plus que de la défiance vis à vis d'un décor si plein de mystère, lorsqu'il fait figure d'hôte dans les couloirs du château de Montsalvage:

‘"Je n'aime pas ce château, Ilinot! Je ne m'y sens pas à l'aise. Je n'aime pas ces salles hagardes, ces couloirs vides, comme les rues d'une ville aspirée par une fête. Je n'aime pas cette somnolence qui rêve, ces fenêtres murées par les feuilles, ces armures de sommeil… ces dalles sur lesquelles le pas glisse comme l'huile… ces ombres des branches qui bougent sans cesse le long des murs. Le cœur me bat sans raison comme par un après-midi d'orage." 186

On comprend aisément, à travers le climat quasi onirique et cauchemardeux de cette réplique, pour quelles raisons l'attente inquiète de Perceval s'accommode si mal de la solitude: l'esprit de l'homme qui s'alarme isolément est tout sauf inactif. Quelque chose s'interpose entre le monde réel et lui qui est sa propre projection imaginaire sur l'écran constitué par le décor environnant. Même si le sujet a quelque conscience d'être alors dans le registre de l'image, avec ce que cela comporte d'illusoire et de trompeur, son sentiment de crainte n'est, en l'occurrence, plus seulement déterminé par l'idée d'un mal à venir, il l'est surtout à proportion de ses propres productions imaginatives. Au point que la perte de la confiance qui l'affecte en position d'attente procède moins, dans le cas présent, de la perception d'un danger réel que d'une dépendance aux suggestions de l'imagination.

Il existe pourtant, dans le corpus des trois récits qui constitue notre objet d'étude, des attentes de menaces réelles qui ne restent pas sans effet sur les protagonistes mis en scène par J. Gracq. C'est le cas lorsque l'attente appréhendée dans la crainte touche un événement de grande envergure, comme la guerre, situation qu'illustre parfaitement le récit d'Un balcon en forêt. La portée de l'événement attendu est, dès lors, à la mesure des nombreux signes qui l'annoncent et qui le préfigurent. Malgré les efforts constants que Grange et ses hommes déploient pour tenter d'oublier le contexte réel qui justifie leur commune présence dans les Ardennes, la situation réelle et les menaces qu'elle représente ne cessent de se rappeler à eux. Sans qu'il soit question d'inventorier tous les indices faisant référence à l'installation progressive de la réalité militaire, on peut entendre, dès les premières pages, comme un écho de "la rumeur soldatesque":

‘"tintements de casques et de gamelles, choc des semelles cloutées contre le carreau: à l'ouïe, pensa Grange, si on ferme les yeux quelques secondes, les armées modernes tintinnabulent encore de toutes les armures de la guerre de Cent Ans" 187 . ’

Comme on l'observe dans ce passage, loin de fonctionner à nouveau, par rapport au contexte, comme source ou comme amplificateur de la crainte, l'imagination, constitue bien plutôt, pour le protagoniste, un mode d'évitement du danger. En choisissant d'évoquer un référent guerrier vieux d'au moins cinq siècles, c'est la réalité menaçante toute proche que le discours intérieur qui est prêté à l'observateur, nie et tient à distance. La vision générée par le jeu des métaphores s'inscrit dans un imaginaire pur en créant un monde de toutes pièces et en le conformant aux moindres caprices d'une temporalité toute intérieure. Pourtant, en dépit de ces aménagements et de ces accommodations, les faits extérieurs et objectifs n'en produisent pas moins leur effet sur les protagonistes. Il ne suffit pas qu'ils repoussent sans cesse la réalité de la guerre présente dans un passé immémorial, dans une songerie purement imaginaire, ou dans un futur hypothétique et improbable pour empêcher que le réel ne se rappelle périodiquement à leur conscience, comme lors des vols de reconnaissance allemands.

‘"Vers la mi-janvier, après des chutes de neige qui rendirent les chemins tout à fait impraticables, le temps s'éclaircit, et un avion de reconnaissance allemand, à l'heure du déjeuner, remonta la vallée de la Meuse. Ce n'était qu'une minuscule paillette argentée, très ralentie par la distance, qui brillait par instants dans le soleil; une traînée languide de flocons globuleux le suivait à bonne distance, qui venaient éclore l'un après l'autre dans son sillage avec un «plop» cotonneux et mou. Le spectacle ne parut à Grange nullement guerrier, plutôt ornemental et gracieux…" 188

Tout indique, là aussi, la distance prise par l'observateur avec la réalité de guerre qu'il vit: Grange assimile les faits qui s'offrent à son regard à un spectacle tenant du meeting aérien et de la revue de music-hall avec paillettes et accessoires, ce qui, par parenthèse, justifie le titre choisi: Un balcon en forêt. Et pourtant, malgré la "distance ironique […qui] est celle [du] personnage principal" 189 , la simple mention de cette patrouille de reconnaissance s'inscrit dans une série d'indices, lesquels installent irrémédiablement le référent guerrier comme une menace objective de plus en plus pesante et prégnante. La présence non plus seulement imminente, mais toujours plus avérée de la guerre, finira, notamment après le repli de la cavalerie, par submerger d'angoisse l'attente des protagonistes:

‘"Ils regagnèrent le blockhaus d'un bond et firent claquer derrière eux la porte blindée. Il y eut un moment de panique: leurs doigts tremblaient, s'agaçaient sur la fermeture des caisses. Quand cessaient un moment les cliquètements de l'acier graissé, on n'entendait plus que le souffle long des nez, qui soufflaient comme sur la soupe. La tête tournait un peu à Grange, les yeux lui cuisaient…" 190

Si l'angoisse est bien un phénomène psychologique, elle est ici décrite dans ses manifestations extérieures les plus physiques. C'est, comme on l'observe aisément, le corps tout entier qui est en proie au désarroi et les acteurs, en perdant le contrôle d'eux-mêmes, abandonnent aussi toute maîtrise et toute capacité de régulation gestuelle ou comportementale.

Face à des dangers fantasmés ou réels, c'est donc bien dans les circonstances les plus variées que le personnage qui attend peut devenir sujet au sentiment de crainte. Sans doute, malgré leur multiplicité de formes, quelle que puisse être la personnalité des acteurs et quel que soit l'objet de leur peur, toutes les anxiétés durables des protagonistes conservent-elles un noyau sémantique commun. Que l'attente soit vécue sur le mode de la simple appréhension, qu'elle devienne inquiétude, ou qu'elle prenne les formes plus intensives de l'angoisse, toute crainte anticipe sur une insatisfaction ou une dégradation future, plus ou moins imminente et plus ou moins réelle. Mais, en changeant de degré, elle change aussi de nature. Comme le montre le dernier exemple analysé, tout en s'inscrivant dans la perspective d'une certaine prévisibilité, l'attente angoissée présente des formes quelque peu imprévisibles, pour ne pas dire inattendues. Faut-il alors voir, dans cette crainte majuscule, la forme d'expression inquiète qu'il convient, aux yeux des personnages de nos trois récits, d'opposer à l'inconnu et à l'inconnaissable? Quelle que soit la réponse à cette question, il apparaît que, dans les trois récits analysés, au-delà de l'apparente passivité que laissent voir les éléments naturels ou le décor, les multiples objets qui sollicitent l'attente des acteurs se répartissent globalement en deux ensembles antithétiques. Il apparaît que l'attente est l'occasion d'un double investissement sémantique et d'une postulation contradictoire de la part des protagonistes: une attente élective, d'une part, projetant, dans l'espace imaginaire ouvert par la durée expectative, un objet de désir et de valeur et une attente craintive, d'autre part,faisantde l'objetattendu un motif d'appréhension, voire de répulsion. Les variations du thème de l'attente paraissent donc obéir à une même structure et semblent s'agencer selon un principe ou un schéma moteur qui reste à préciser dans le détail. L'analyse du "jeu de forces ordonnatrices invisibles" 191 , pour reprendre les termes de J. Gracq, et des principaux enjeux narratifs, auxquels peut donner lieu et prise un seul et même objet, dans le cadre d'un seul récit, peut contribuer à élucider ce point: la section qui suit va examiner, dans Le roi pêcheur, la manière dont s'organisent les lignes et les champs de force de l'attente autour de l'objet magique qu'est le Graal.

Notes
181.

Ibid. p. 44.

182.

Ibid. p. 74.

183.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 260.

184.

Ibid. p. 280.

185.

Gracq (Julien), Un balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, p. 121.

186.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 59

187.

Gracq (Julien), Un balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, p. 12.

188.

Ibid. p. 129.

189.

Debreuille (Jean-Yves), "La poétique romanesque de J. Gracq à partir du «Rivage des Syrtes» et d'«Un balcon en forêt»", in Julien Gracq, Actes du colloque international d'Angers, Angers, 1982, p. 204.

190.

Gracq (Julien), Un balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, p. 205.

191.

Gracq (Julien), André Breton quelques aspects de l'écrivain, Paris, José Corti, in Œuvres complètes I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, p. 430.