II. 1. Objets d'amour, objets de manque.

Le Graal, dans la pièce de Julien Gracq, constitue d'abord un objet d'attente directe pour le héros. En se mettant en quête du Graal, Perceval n'a pas fait autre chose que choisir l'objet de son désir et de sa passion. Certes la relation entre le héros et le but de sa quête n'est pas tout à fait immédiate, puisque, en aval du mouvement qui porte le jeune chevalier vers le Graal, ce lien se trouve, en quelque sorte, déjà médiatisé par l'aura qui entoure l'objet magique entre tous. Qu'il puisse susciter un tel élan de la part de Perceval et son engouement exclusif ne se justifie, en effet, que par les pouvoirs que lui prête toute une communauté humaine: le Graal n'est pas seulement, aux yeux de ceux qui l'évoquent, une merveille pour les sens et pour l'esprit, étant "suffisance, extase et vie meilleure," 192 on lui attribue aussi la capacité de guérir les blessures et même de relever le vieux monde de sa torpeur. Plus fondamentalement encore, si Perceval fait du Graal une réalité en tout point désirable, un objet à la mesure de son désir, c'est qu'il attribue à sa conquête une autre signification que celle du prestige social ou que ce même prestige cache, en sous main, une valeur de puissance plus intime: "je rêve de conquérir un grand royaume" 193 . C'est dire le pouvoir attractif de l'objet poursuivi par Perceval et l'emprise que sa force exerce effectivement sur lui: "Le sang magnétique du Graal aimante mon sang et l'appelle, comme on se mêle à son amour vivant avec des lèvres vivantes" 194 . Si nous sommes d'évidence, avec la relation qui lie Perceval à l'objet de sa quête, dans le registre du désir et de l'amour le plus absolu, on ne s'étonne plus que le héros puisse considérer cet objet à l'égal d'une personne aimée à laquelle il choisirait de consacrer toute son existence: "Je l'attends, et, même, – oui – je le désire. J'en suis amoureux." 195 Ce désir, exclusif de tout autre désir, ne l'amène-t-il pas, au moins momentanément, sur la voie des privations, du renoncement à une vie sociale et de la solitude:

‘"J'erre tout seul, sans amis, dans les bois sauvages – je n'ai pour compagnie que le cliquetis de mon baudrier et le hennissement de mon cheval" 196 ?’

C'est aussi sous la forme et avec l'intensité de toute leur passion de vivre que les chevaliers de Montsalvage, ainsi que Kundry, attendent le retour du Graal. Même s'il brille surtout par son absence, un tel objet est pourtant le maître mot des conversations entre les hommes d'armes, étant le but unique de leur commun désir. Le sentiment profond qui les anime et qu'ils développent à l'égard du Graal s'enracine, chez eux comme chez la compagne d'Amfortas, dans la prise de conscience d'un état de frustration essentielle. C'est ce manque primordial éprouvé douloureusement par eux comme un enjeu vital pour la survie des hommes et pour celle du monde qui donne à leur désir sa coloration morbide et son intensité:

‘"ILINOT
Ce sont les branches. C'est cette forêt étouffante qui gagne comme une lèpre, qui emmure le château.
GORNEMANZ
C'est le silence du Graal. Nos yeux s'éteignent, notre oreille s'endort, notre souffle se raccourcit et se gèle depuis qu'il n'est plus que pierre froide pour nos cœurs, et pain chiche et amer pour la bouche. Depuis la faute d'Amfortas.
Un silence.
ILINOT
La mort est sur le château. Mais que je ne meure pas avant d'avoir vu Amfortas guéri, et Montsalvage relevé dans sa splendeur." 197

Le manque dont ils diagnostiquent les principaux méfaits touche à la vie de Montsalvage sous toutes ses formes. A travers leur désir du Graal, l'aspiration qui est la leur n'est autre que de combler ce manque, de réparer les dommages ou les préjudices causés par son seul retrait. Le recours aux métaphores médicales ou étiologiques, en désignant cette absence comme cause ultime des symptômes de Montsalvage, de ses dérèglements pathogènes, pour ne pas dire de sa mort imminente et programmée, dit avec force combien le retour du Graal est bien, à leurs yeux, une question de vie ou de mort. Le désir d'une régénération de la vie toute entière qui constitue le motif profond de leur attente va les amener à développer une forme de désir pour un objet plus indirect ou plus oblique, que la sémiotique narrative élaborée autour d'Algirdas Julien Greimas nomme "l'objet modal". Sans être à proprement parler "l'objet principal de la transformation ou objet de valeur", cet autre objet constitue "l'élément nécessaire pour la réalisation de la performance, ou objet-modal" 198 . En tant que tel, il devient, lui aussi, l'objet d'une attente. Sans constituer, à l'origine au moins, le but d'un désir propre, un sujet peut, en effet, être attendu avec enthousiasme et ferveur en vertu des compétences et des pouvoirs qui lui sont prêtés. C'est bien d'abord parce qu'il est censé incarner le rôle du Très Pur ou du Simple par qui, selon la Promesse, le Graal va retrouver sa puissance passée et Montsalvage revoir sa "vie couler […] aux veines dans toute sa force" 199 que Perceval devient l'objet d'un véritable désir de la part des chevaliers et qu'il va incarner leur espérance la plus ardente:

‘"Ah! Qu'il vienne vite, le sauveur, le Simple! Qu'il vienne! Qu'il vienne fermer la bouche d'Amfortas!" 200

Que le Simple ou le Pur puisse être investi du rôle du Sauveur auprès des chevaliers montre à quel degré de profondeur doit être mesurée leur passion et quelle dimension revêt leur "Espérance dans le Sauveur". Rien d'étonnant, dès lors, que, dans ce même contexte, sa venue annoncée éveille plus que de l'intérêt chez celle qui l'attend comme le Messie en lui vouant, par avance, un véritable culte:

‘"J'attends le vainqueur. J'attends le jour qui me prouvera que je ne suis jamais née – le jour qui explosera dans la joie et dans le désir sept fois comblé! Au prix de mon sang – au prix de ma vie. J'attends le triomphe du Graal." 201

Notes
192.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 59.

193.

Ibid. p. 80.

194.

Ibid. p. 71.

195.

Ibid. p. 66.

196.

Ibid. p. 62.

197.

Ibid. pp. 20-21.

198.

Groupe d'Entrevernes, Analyse sémiotique des textes, Lyon, Presse universitaires de Lyon, 1979, p. 17.

199.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 31.

200.

Ibid. p. 22.

201.

Ibid. p. 35.