II. 2. Des espérances contradictoires.

Cependant le Graal, et le Pur qui incarne sa quête et qui représente le possible retour de son pouvoir, ne suscitent pas que des postulations positives à Montsalvage ou dans ses alentours. À distance respectable du château où réside la communauté des chevaliers, se tiennent, en retrait du Graal, Trévrizent et Clingsor, "comme deux vieilles allégories du bien et du mal" 202 , aux dires d'Amfortas. C'est, d'évidence, par ascétisme et par esprit de sainteté que l'ermite écarte le Graal comme une tentation grossière détournant des voies du salut véritable et qu'il enjoint à Perceval de faire de même:

‘"Laisse le Graal. Les voies du Seigneur te sont fermées. Ce sont là des abîmes défendus, des vertiges où l'âme se perd, entre dans une solitude terrible comme la mort." 203

Quant à Clingsor, si ses motivations sont différentes, son allergie au Graal n'est pas moindre, bien au contraire. L'esprit de ressentiment et de vengeance haineuse motive le mépris que le magicien du Château Noir oppose au Graal, Clingsor n'étant pas près d'oublier l'humiliation d'avoir été écarté et exclu de ses bienfaits:

‘"Le Graal m'a rejeté. Je vis, misérable, loin de sa lumière, au Château Noir. Le pain des forts, la lumière des anges, la substance et la joie de l'âme sont perdus pour moi à jamais. Mais j'ai eu ma revanche tu le sais, et ma revanche grâce à toi." 204

Le sorcier Clingsor, s'adressant à Kundry, fait allusion ici aux charmes vénéneux de son interlocutrice sans lesquels n'aurait pas eu lieu la "faute d' Amfortas" 205 . L'ironie mordante avec laquelle il évoque les dons résultant d'une relation bénéfique avec le Graal suffit à signaler l'intensité de son dépit et de son rejet. Le Graal, toujours ressenti par lui comme une insulte et comme un rappel permanent du préjudice subi, suscite un désir inversé, tout aussi violent et on ne peut plus déterminé:

‘"CLINGSOR’ ‘Criant presque’ ‘Je ne veux pas que le Graal revive! Je ne veux pas retourner à mon enfer!" 206

Si Amfortas, pour ce qui le concerne, adopte une position plus que réticente vis-à-vis du Graal, ce n'est pas par choix doctrinal comme Trévrizent, ni sous l'effet d'une rancune exacerbée comme Clingsor, c'est en partie par calcul politique et pour sauver ce qui lui reste de pouvoir, mais c'est aussi par acceptation lucide et désenchantée de ce qui constitue foncièrement, à ses yeux, le tragique humain. Sans doute entre-t-il une part non négligeable d'esprit manœuvrier et de calcul politique dans les attitudes que développe le roi en exercice et qui semblent, globalement, dessiner les contours d'une stratégie. Amfortas ne nous cache rien de ses intentions à l'égard de celui qui vient et, sans attendre les suggestions plus ou moins explicites de Clingsor, il a déjà identifié dans le récit tout à la fois tragique et merveilleux que lui a conté Kaylet bien des points de convergence avec sa propre histoire:

‘"Suis-je à ce point malade de corps et d'âme que la tentation la plus vile m'ait parlé par la bouche d'un enfant?" 207

Se sachant menacé par la venue du Pur, Amfortas, dont la situation n'est pas sans rappeler celle du fiancé du conte "craignant moins de perdre [sa fiancée, c'est-à-dire Montsalvage] que de [la] céder à [s]on sauveur" 208 nous avoue ici, en aparté, la réalité des motivations qui sont les siennes vis-à-vis du Graal et de celui qui s'est lancé à sa quête. Comme le note avec justesse Robert Baudry, dans son étude sur Le roi pêcheur, "qui détient le pouvoir s'accroche au pouvoir, – fût-ce par l'injustice, la duplicité, les caresses trompeuses. […] Cet affrontement du Simple et du Retors confère au Roi pêcheur son caractère tragique". 209 Mais Amfortas ne représente pas seulement, dans la pièce de Julien Gracq, le destin contre lequel vient buter Perceval, il incarne aussi, et plus fondamentalement, à partir de son expérience d'homme qui a tout vécu, le tragique d'une vie humaine vouée à la finitude et à la mort, dont il porte, à l'évidence, sur lui la profonde et inguérissable blessure. C'est bien en tant que représentant du tragique de l'homme et c'est en posant, sinon à celui qui initie à cette dimension de l'existence humaine, au moins à celui qui en a reçu la complète révélation, qu'il s'oppose au Graal considéré par lui à l'égal d'un "fer rouge" 210 et "appel[é] malédiction" 211 . Et s'il assume, non sans quelque hauteur de vue, le rôle peu gratifiant du "grand avorteur" 212 , en choisissant délibérément de cacher "ce qui est fait pour être caché: le Graal!" et d'enterrer "ce qui est fait pour être enterré:le Graal!" 213 , c'est qu'il n'est pas seulement "détenteur des objets sacrés" 214 mais qu'il est aussi dépositaire d'une certaine vérité, laquelle est, encore pour l'heure, assurément inaccessible au trop jeune Perceval.

Notes
202.

Ibid. p. 53.

203.

Ibid. p. 63.

204.

Ibid. p. 29.

205.

Ibid. p. 20.

206.

Ibid. p. 29.

207.

Ibid. p. 45.

208.

Ibid. p. 44.

209.

Baudry (Robert),"Julien Gracq et la légende du Graal", in Julien Gracq, Actes du colloque international d'Angers, Angers, 1982, pp. 251-252.

210.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 109.

211.

Ibid. p. 110.

212.

Ibid. p. 17.

213.

Ibid. p. 110.

214.

Ibid. p. 16.