II. 3. Dissuasion et persuasion.

Les différentes formes d'attente, observées jusqu'ici chez les protagonistes du Roi pêcheur, en étant directement ou indirectement liées au Graal, restent de l'ordre de ce qu'A. J. Greimas appelle "attente simple", correspondant pour ces différents sujets d'état, soit, dans le cas d'une postulation désirante, à une "modalisation du sujet que l'on peut caractériser comme un /vouloir-être-conjoint/" 215 , soit, dans le cas inverse d'une postulation négative ou répulsive, à une "modalisation du sujet que l'on peut caractériser comme un /vouloir-être-[dis]joint/". Dans tous les cas examinés, les sujets ne sont pas encore envisagés comme opérateurs de l'agir, mais comme simples sujets d'état, antérieurs à l'action proprement dite, saisis dans leurs visées ou leurs motivations spécifiques. Entre ces attentes encore statiques et celles qui vont être engagées et inscrites dans le processus actif des sujets opérateurs, il est une autre attente, mettant toujours en jeu l'objet magique qu'est le Graal, c'est celle qui relie les sujets à leurs destinateurs respectifs. Sans être tout à fait active, cette attente, qualifiable de "transitive" ou de "fiduciaire", dans la mesure où elle concerne la relation de confiance qu'un sujet place dans les compétences d'un autre sujet pour la réalisation de la performance, est préparatoire à l'action du récit. En tant que promoteur du mouvement et de l'action, le destinateur qui a, en effet, pour fonction de motiver le sujet opérateur éventuel sur lequel s'exerce sa tentative de "manipulation" ou de motivation développe par rapport à lui, une attente spécifique. A l'échelle du récit, ces attentes fiduciaires se répartissent, elles aussi, selon les visées persuasives ou dissuasives qu'elles recouvrent, en deux configurations nettement opposées.

Perceval, véritable héros de la pièce, se trouve, en raison de ses compétences et des projets qu'il a par rapport au Graal, l'objet de multiples manipulations. Si l'on suit l'ordre de son parcours narratif, tel qu'il est représenté dans la pièce, la première scène visant à lui faire exécuter un programme donné est celle qui le met aux prises avec l'ermite Trévrizent. Ce dernier, assumant, en l'occurrence, la fonction de destinateur, n'hésite pas à désapprouver, sans aucun ménagement, le projet du jeune chevalier qui vient de lui exposer avec beaucoup de complaisance l'objet de sa quête. En qualifiant celle-ci d'"aventures troubles" et de "désir païen du triomphe et de la délivrance," 216 nul doute que Trévrizent n'exerce son faire persuasif sous une forme négative qui vise à dissuader le sujet d'accomplir la mission qu'il se propose de réaliser. Le destinateur partial qu'il est n'hésite pas à convertir la réalisation du projet poursuivi en objet et en parcours repoussants. Mais un tel discrédit ne suffit pas à entamer les désirs de Perceval et, malgré l'attente fiduciaire du destinateur qui escompte toujours un effet de son intervention, l'objectif attendu (obtenir l'adhésion du destinataire) n'est pas atteint. La raison d'une telle inefficacité de l'opération dissuasive est à chercher dans l'écart entre les positions des deux sujets. Au lieu d'intégrer les élaborations subjectives construites par le destinataire, le discours du destinateur se contente d'exposer ses propres certitudes idéologiques. Or, une manipulation n'opère effectivement que dans la mesure où, jouant "sur la persuasion, [elle articule] ainsi le faire persuasif du destinateur et le faire interprétatif du destinataire" 217 . Inversement, lorsqu'à la fin de l'acte suivant, Kundry veut réaliser, elle aussi, une opération de persuasion, elle met en œuvre une tout autre séduction:

‘"KUNDRY
Perceval, il est un jour plus clair que la connaissance du mal.
PERCEVAL
Que veux-tu dire?
KUNDRY
La pitié… L'amour… N'as-tu pas compris que Montsalvage est peuplé de fantômes? La vie nous a quittés. Amfortas les envoûte. Tu peux les réveiller, Perceval. Tu peux leur rendre la vie, la joie. Ne le veux-tu pas? (Avec un grand élan). Perceval, Montsalvage t'attend – t'attend depuis des années – ce soir entre tous les soirs. Le déserteras-tu? N'aurais-tu pas honte de le déserter?
PERCEVAL
Touché." 218

L'intervention de la destinatrice qu'est Kundry sur Perceval est d'autant plus efficace que les attentes qu'elle exprime rejoignent, en l'occurrence, le "vouloir faire" et le désir toujours aussi vifs du destinataire sujet. Nul doute, à cet égard, que la formulation interro-négative ("Ne le veux-tu pas?") par laquelle Kundry interpelle son interlocuteur ne constitue une sollicitation des plus explicites et ne rappelle à Perceval ses propres désirs, tels qu'il les a formulés, il y a peu, au cours de sa rencontre avec Trévrizent 219 , scène dont le lecteur ou le spectateur a été témoin. Si la rhétorique de Kundry s'emploie à réaffirmer avec force les enjeux et le défi que l'action envisagée représente pour le salut de Montsalvage, l'entreprise de motivation n'accomplit, en définitive, son plein effet sur Perceval qu'au moment où lui est clairement révélée la coïncidence de ses propres désirs et des espérances que la communauté des chevaliers et Kundry elle-même ont placées en lui. Tout se passe donc comme si la démarche de séduction, au cours de laquelle se manifeste l'attente fiduciaire de Kundry et par laquelle s'opère son action persuasive, consistait pour la séductrice à tendre au héros Perceval le miroir narcissique et idéalisé de ses propres désirs.

Ainsi donc, l'objet mythique qu'est le Graal polarise autour de lui des attentes pour le moins contradictoires. Quant au héros Perceval, objet d'un double investissement persuasif, l'un l'incitant à conduire sa quête à son terme, l'autre à y renoncer, il peut être, lui-même, considéré comme un sujet ballotté entre désir et crainte. Tout se passe, dans cette pièce et dans sa dramaturgie, comme si chaque désir ou chaque crainte formulée ou dissimulée faisait naître, par réaction, une attente contraire. Désir et crainte semblent même à ce point constituer la structure syntaxique du récit qu'ils ont pour effet, en tant que postulations opposées, de générer ou de solliciter l'existence de sujets antagonistes. Mais une telle oscillation entre désir et crainte ne tient pas uniquement à la nature attractive ou répulsive des objets, elle n'est pas seulement le fait des attitudes ou des postulations inhérentes aux protagonistes de ces récits. Cette même polarisation est décelable aussi dans la manière dont se structurent, dans les trois œuvres, les représentations que les acteurs se font de l'avenir plus ou moins prévisible et principalement celles qui concernent la phase terminative de leur attente.

Notes
215.

Greimas (Algirdas Julien), Du Sens II, Paris, Le Seuil, 1983, p. 228.

216.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 68

217.

Greimas (Algirdas Julien) et Courtès (Joseph), Sémiotique dictionnaire raisonné de la théorie du langage, tome 1, Paris, Hachette, 1993 (1ère édition: 1979), article "Manipulation", p. 221.

218.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, pp. 120-121.

219.

On peut se reporter, sur ce point, à la page 59 de la pièce où Perceval énonce, avec force, son désir d'être le conquérant du Graal et le libérateur d'un monde sous l'emprise du mal: "A un seul il est donné de conquérir le Graal, s'il est assez pur et assez sage, et si parvenu après de longues aventures en sa présence, il sait poser la question qui délivre. Je veux être celui-là!"