III 2. Contre mauvaise fortune.

On se souvient que Julien Gracq a choisi pour Un balcon en forêt une narration à la troisième personne privilégiant le point de vue de l'aspirant Grange. C'est donc essentiellement à travers les représentations que ce "personnage focal" 246 se fait de la réalité que se trouvent fixées, pour le lecteur, les différentes représentations ou perspectives relatives à la menace qui pèse sur l'avenir des occupants du fortin. Cette menace, pour être, à de rares moments, complètement oubliée, n'en demeure pas moins la sombre toile de fond sur laquelle vient s'inscrire la continuité des semaines et des jours et l'attente de Grange et de ses hommes est assez souvent habitée de tristes pressentiments. C'est, d'abord, le sentiment nostalgique de laisser derrière soi un temps meilleur que celui qui doit advenir qui vient effleurer la conscience de l'aspirant:

‘"La clairière était comme une île au milieu de la menace vague qui semblait monter de ses bois noirs. «Voilà. Je suis le dernier estivant de la saison: c’est fini», pensait Grange avec un pincement au cœur, en regardant autour de lui la table si fraîchement peinte, le parasol, le châtaignier, la prairie ensoleillée. «Dix années de jeunesse au Pays des vacances: les années de vaches grasses. Maintenant, c’est fini»." 247

La perspective n'est donc plus celle d'une existence normale faite de projets à plus ou moins long terme, elle n'est plus celle d'une vie ouverte aux espoirs indéfinis et indéterminés. Tout au plus, ce temps d'attente permet-il aux protagonistes de s'aménager un espace de vie passablement restreint par la menace guerrière. C'est donc d'abord à se défendre contre les nouvelles de guerre que s'emploie Grange en tentant de s'adapter aux conditions nouvelles de cette existence de reclus forcé:

‘"Ces contrées de la fausse guerre étaient vivables, et même très vivables, seulement on y vivait comme si la teneur de l'air en oxygène avait un peu baissé, comme si la lumière était devenue imperceptiblement plus pauvre: c'était un monde où il n'y aurait plus de bonnes nouvelles: on n'y respirait qu'entre chien et loup, pelotonné dans une espèce de ruse sagace qui donnait le change, minute après minute, à la pensée de ce qui pouvait venir. Le monde des maladies indolores, mais fâcheusement évolutives – du pronostic réservé." 248

Comme on le voit, les conjectures sur ce qui doit arriver et la perspective d'une vie en sursis, condamnée à brève ou longue échéance, ne manquent pas d'affecter l'existence présente dans ses aspects les plus immédiats, en diminuant jusqu'à l'intensité des sensations élémentaires. Au surplus, les protagonistes de cette guerre n'envisagent même pas, comme leurs prédécesseurs de 1914, "l'idée de rentrer pour les vendanges":

‘"en 1939 ils savaient au fond d'eux-mêmes qu'ils ne reverraient qu'une terre où serait passé le feu; à peine quittée, la vie qui n'avait pas cessé de les envelopper encore toute chaude paraissait touchée d'un rapide, d'un irrémédiable vieillissement – séchée sur pied toute vive, déjà blanche pour la moisson" 249 . ’

La perspective n'est donc pas des plus riantes et la guerre leur apparaît comme une entreprise de destruction déjà à l'œuvre, flétrissant la végétation et réduisant à néant jusqu'aux formes les plus ancestrales, et symboliquement les plus chargées en significations, d'un certain rapport de l'homme au monde naturel. La vie rurale rythmée par ses travaux saisonniers semble, en effet, symboliser ici un autre temps dores et déjà révolu, "moissonné", c'est-à-dire emporté par le vent de la guerre, sans préjudice, bien évidemment des autres valeurs métaphoriques qui s'attachent au mot "moisson" et, en particulier dans le contexte guerrier, l'action meurtrière de la guerre, susceptible de faucher leur propre vie, déjà vieillie, "séchée sur pied toute vive, déjà blanche pour la moisson". 250 Une telle dégradation des perspectives n'est pas non plus sans effet sur leur relation au monde extérieur. Les quelques rares rencontres avec des personnes étrangères au monde relativement clos de son existence constituent souvent pour Grange un rappel douloureux de la réalité guerrière et de ses menaces. C'est ainsi que l'aspirant, mécontent d'avoir invité les cavaliers en panne, doit encore endurer leurs plaisanteries douteuses au contenu pesant et peu rassurant:

‘"Cette machinette qu'on vous a louée en forêt, savez-vous comment j'appelle ça? Sans vouloir vous vexer, j'appelle ça un piège à cons. Vous serez fait là-dedans comme un rat." 251

Au demeurant, le personnage central du récit ne cherche pas à approfondir outre mesure ni à préciser de telles visions et se refuse le plus souvent à toute anticipation vraiment rationnelle. Préférant à des pronostics rigoureux et vraisemblables, un discours plus analogique ou métaphorique, il n'hésite pas à confronter, par exemple, la situation d'attente présente aux grandes peurs millénaristes qui ont précédé la venue de l'an mil:

‘"on pensait plutôt à ce monde qui avait dételé aux approches de l'an mil, la mort dans l'âme, lâchant partout la herse et la charrue, attendant les signes. Non pas, songeait Grange, qu'on guettât cette fois le galop de l'Apocalypse: à vrai dire, on n'attendait rien, sinon, déjà vaguement pressentie, cette sensation finale de chute libre qui fauche le ventre dans les mauvais rêves et qui, si on eût cherché à la préciser – mais on ne s'en sentait pas l'envie – se fût appelée peut-être le bout du rouleau" 252 . ’

Bien que l'expression ne manque pas de faire référence à l'ancêtre du livre et à son "rouleau" de parchemin, élément qui laisse percevoir des significations que nous serons amené à développer plus loin, cette même expression est à prendre aussi dans le sens de la locution bien connue, "être au bout du rouleau". Elle indique dans quel état de délabrement physique et psychologique sont les acteurs de cette guerre avant même que celle-ci n'ait commencé: Grange et les occupants du fortin n'ont plus d'énergie et pressentent qu'ils sont en train de vivre leurs ultimes moments de vie.

Dans le domaine des représentations prospectives suscitées par la crainte des protagonistes, Le Rivage des Syrtes ne manque pas, non plus, de visions plus ou moins apocalyptiques. On peut songer, en premier lieu, aux multiples discours alarmistes qui, au sein de la population de Maremma, attisent et entretiennent la fièvre pessimiste et un malaise grandissant en énonçant des prophéties de malheur:

‘"La gaieté de Belsenza tombait quand on lui amenait – et c'était souvent – une cartomancienne aux prédictions apocalyptiques, ou un de ces «missionnés» chevelus (c'était le nom que leur donnait le peuple) à l'œil fuyant et à la tournure subalterne, qui prophétisaient maintenant sur les quais à la tombée de la nuit et attroupaient le menu peuple des bateliers." 253

Alors que ces discours se multiplient, Belsenza, qui soupçonne quelque influence derrière ces "oiseaux de mauvais augure", et qui organise la riposte, en tentant par tous les moyens de conjurer le pessimisme croissant, se trouve peu à peu contaminé par les idées qu'il combat. Progressivement désabusé et gagné à l'idée du caractère dérisoire de son action, il en vient à proférer lui-même des idées défaitistes ou sombrement pessimistes:

‘"Ce qui m'inquiète, continua-t-il, c'est qu'Orsenna ne dit rien. Au surplus, ce que nous faisons ici ne sert pas à grand'chose. Cela ne m'amuse pas de faire fouetter des petites filles. Et d'ailleurs… Il eut un geste désabusé et tourna les yeux vers la fenêtre – …Peut-être que ce qu'ils disent est vrai. Que ça finira mal." 254

Cette perspective d'une fin négative et tragique prend même une telle ampleur que le narrateur en vient à identifier, dans cette disposition collective à prophétiser les catastrophes ou à annoncer les désastres à venir, une forme de désir secret pour le malheur. Tout se passe étonnamment comme si le malaise et le pessimisme généralisé exprimaient une sorte de préférence intime de tous et de chacun pour une perspective nouvelle de ruine et de fatalité:

‘"Quand je songeais à l'instruction que j'avais reçu d'Orsenna, et aux échos complaisants qui me revenaient de là-bas aux bruits qui enfiévraient la ville, il me semblait parfois qu'Orsenna se lassait de sa santé endormie, et sans oser se l'avouer eût attendu avidement de se sentir vivre et s'éveiller tout entière dans l'angoisse sourde qui gagnait maintenant ses profondeurs. On eût dit que la cité heureuse, qui avait essaimé de toutes parts sur la mer et laissé rayonner si longtemps son cœur inépuisable dans tant de figures énergiques et d'esprits aventureux, au sein de son vieillissement avare appelait maintenant les mauvaises nouvelles comme une vibration plus exquise de toutes ses fibres." 255

Ainsi la crainte se transforme subtilement en désir, comme si de cette fin tragique et redoutée devait advenir, infiniment plus désirable, quelque chose comme une nouvelle santé essentielle:

‘"Je regardais Maremma s'ensevelir, et en même temps, les yeux blessés, giflé par le vent furieux qui mitraillait le sable, il me semblait sentir la vie même battre plus sauvagement à mes tempes et quelque chose se lever derrière cet ensevelissement." 256

L'impression qui envahit alors le narrateur est bien de celles qui surgissent à de rares moments, un sentiment fait d'une étrange équivalence entre menace et espoir où se mêlent paradoxalement à des images de décombres, et au-delà de cette sensation de mauvais rêve, une nouvelle exaltation et un nouvel avenir. Les événements attendus s'éprouvent dans un tel mouvement d'impatience et de trouble avidité que le texte finit par confondre les figures les plus extrêmes de l'attraction et de la répulsion. Tout se passe comme si la crainte et le désir s'alimentaient aux mêmes sources douces et amères d'une peur qui est en même temps attrait on ne peut plus ambivalent:

‘"La lumière baissait déjà sur le large, et il me semblait sentir en moi qu'un désir montait, d'une fixité terrible, pour écourter encore ces journées rapides: le désir que les jours de la fin se lèvent et que monte l'heure du dernier combat douteux: les yeux grands ouverts sur le mur épaissi du large, la ville respirait avec moi dans le noir comme un guetteur sur qui l'ombre déferle, retenant son souffle, les yeux rivés au point de la nuit la plus profonde." 257

Ainsi Le Rivage des Syrtes tend progressivement à mêler et à confondre, dans un paradoxe plus qu'insolite, les perspectives envisageant, avec espoir, une fin heureuse et celles appréhendant, avec inquiétude, un dénouement catastrophique ou tragique.

L'attente, dans les trois récits, est donc bien organisée sur un modèle complexe et paradoxal autour de deux points nettement opposés: l'un, marqué positivement, relève du pôle attractif du désir; l'autre, pourvu d'une force répulsive, opère à partir de la crainte. Ces deux pôles antagonistes produisent de véritables champs de force à partir desquels se cristallisent et se structurent la réalité thématique de l'attente et ses principaux motifs, ainsi que les multiples attitudes et représentations qui se font jour chez les protagonistes.Apartir de ces quelques observations dans les trois récits, l'hypothèse d'une configuration paradoxale se trouve donc largement confirmée. C'est ainsi que l'attente, dans Le roi pêcheur, prend, chez les protagonistes, des formes qui, avec la perspective d'une restauration du Graal, se polarisent autour de la Promesse d'une régénération et d'un salut annoncé. Une telle perspective, loin de susciter, en effet, des espérances chez tous, provoque certaines résistances ou des hostilités et se trouve même perçue comme une véritable menace par plus d'un acteur. Dans Le rivage des Syrtes, cette même thématique de l'attente est l'occasion d'attitudes tout aussi contradictoires puisqu'elle s'y énonce, de fait, dans les termes d'une vision prospective ou prophétique, mobilisant le désir du changement chez certains protagonistes, et déclenchant, chez d'autres, la réserve ou l'engagement contraire au service du statu quo. Quant au paradoxe d'Un balcon en forêt, lié au contexte d'une guerre déclarée, mais non commencée, il peut être formulé sous la forme d'une double attente: tandis que la menace tragique non suivie d'effets immédiats finit par générer et par entretenir, chez les personnages et, en particulier, le protagoniste, de nouvelles raisons d'espérer, les nouveaux espoirs que ceux-ci forment se trouvent, en définitive, progressivement démentis par les événements, et les premières prévisions négatives reprennent de leur pertinence après un temps de suspens.

Ces attitudes contradictoires, comme nous venons de l'observer, vont jusqu'à polariser les représentations que les acteurs se font de leur propre devenir, lequel peut être envisagé, soit selon les logiques optimistes du désir, de l'espoir ou de l'adhésion, soit selon les modalités négatives, plus ou moins rationalisées, associées à la crainte, au scepticisme et au refus. Cette disposition paradoxale n'aboutit pas seulement à un ensemble statique de positions établies ou à des tensions entre désirs et craintes, elle forme un principe dynamique où répulsions et attractions sont, en quelque sorte, assimilables aux "phénomènes magnétiques et électriques" 258 que Julien Gracq identifie comme caractéristiques de l'univers imaginaire d'André Breton. Un tel dynamisme conduit, dans les trois oeuvres analysées, bien au-delà d'une simple bipolarité, à des mouvements d'inversion de sens, tels ceux que l'on a pu repérer dans Le Rivage des Syrtes, où les mouvements électifs de désir et de crainte finissent par se rapprocher, au point de se confondre. Cette même disposition paradoxale n'est pas non plus sans lien avec l'action narrative dont elle paraît constituer le principal ressort génératif, comme nous allons pouvoir l'observer dans le chapitre qui suit…

Notes
246.

Genette (Gérard), Figures III, Paris, Le Seuil, 1972, p. 207.

247.

Gracq (Julien), Un balcon en forêt, Paris, José Corti, p. 32.

248.

Ibid. p. 74.

249.

Ibid. pp. 110-111.

250.

Ibid. p. 111.

251.

Ibid. p. 82.

252.

Ibid. p. 93.

253.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 153.

254.

Ibid. p. 158.

255.

Ibid. pp. 158-159.

256.

Ibid.

257.

Ibid. p. 160.

258.

Gracq (Julien), André Breton, quelques aspects de l'écrivain, in Œuvres complètes, I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, p. 435.