I. Attente et transgression, ou la question des limites.

I.1. "Des héros forceurs de blocus", ou le désir d'illimité.

Incapables de réduire leurs aspirations aux dimensions de ce qui est habituel, conforme aux traditions ou tout simplement licite, les héros des deux premières œuvres se caractérisent par un désir de sortir des limites, ou de s'affranchir de la commune vie. De ce point de vue, la première rencontre que Perceval fait des hommes d'armes a un caractère emblématique de cette quête sans limitation de l'Être absolu:

‘"Ils regardaient l'horizon, et le soleil brillait sur leurs casques, et j'ai cru qu'ils couraient après le soleil, et que cette lueur ne s'éteindrait jamais si seulement ils ne s'arrêtaient pas de marcher avec ce regard levé, de chevaucher, et d'avoir soif. J'ai tout quitté! Je les ai suivis." 260

Comme on peut l'observer, ce passage décrit une situation décisive entre toutes, dans la mesure où elle va orienter, pour l'avenir et pour toujours, l'action future et le destin de notre héros. Le plus significatif demeure pourtant que la projection ou la représentation de la quête ultérieure s'y inscrit, dès l'origine, dans les formes d'une expansion absolue et dans un rapport à l'illimité. Cette situation a le mérite, en effet, de mettre en lumière, dans tous les sens du terme, une sorte d'appel au dépassement de soi qui pousse le héros à vouloir "briser idéalement certaines limites" 261 . La fascination de Perceval demeure à ce point intacte chez le protagoniste, au moment même où il rend compte de l'expérience à son interlocuteur sceptique, qu'il semble avoir été, à l'heure de cette rencontre, l'objet d'une prodigieuse visitation ou le destinataire d'un sens qui lui demeurait, dans l'instant, étrange et insaisissable. Une telle rencontre, dans son caractère illuminant, pouvait-elle être entièrement dépourvue de virtualité et pouvait-elle n'avoir aucune suite? De fait, sans qu'ait été explicitement énoncée la moindre exhortation, cette scène inaugurale semble rétrospectivement, pour le sujet Perceval, prendre le sens et la fonction d'une scène de motivation ou de vocation (au sens étymologique du terme). Et c'est, en effet, à un véritable "contrat" que paraît avoir, ce jour-là, souscrit tacitement celui qui n'est pas encore chevalier, ne serait-ce que par son attitude largement réceptive et fascinée, contrat qui va le lier, pour toujours et sans limitation d'aucune sorte, à l'objet encore largement indéterminé de sa quête.

Une telle mission et le désir de franchir les limites vont emporter, dès lors, le héros "forceur de blocus" dans un mouvement quasi perpétuel qui est aussi une métamorphose continue de son être. Le chevalier Perceval, en quête du Graal et de la gloire, est souvent décrit, dans les diverses répliques du Roi pêcheur, chevauchant à travers les "bois sans chemin" 262 , comme guidé par on ne sait quelle force. Est-ce la vision anticipée de l'objet ou du but qui le tire vers l'avant, ou est-ce une impulsion innée qui le pousse dans cette même direction? Quoi qu'il en soit, c'est dans l'espace d'un monde largement ouvert devant lui que le jeune chevalier se fraie un chemin lumineux, à l'image de la figure de chevalier solaire et toujours mouvant que lui renvoie le roi Amfortas:

‘"Tu marchais vers ton soleil, les yeux dans la lumière, et tu n'as jamais bronché sur ton cheval, et le monde et ta vie t'ont paru jusqu'ici comme une page blanche, une lumière qui dansait devant tes yeux dans le vent" 263 . ’

La référence à la "page blanche" qui n'est pas sans rappeler, dans une logique intertextuelle, un hypotexte mallarméen 264 , fonctionne également ici comme la métaphore d'un avenir sans limitation et d'un destin encore à écrire par et dans le mouvement d'une quête sans fin. À l'opposé de ce qui fait de l'aventure de Perceval une histoire "ouverte" 265 , pour reprendre les termes de J. Gracq dans son Avant-propos, les figures d'Amfortas et de Montsalvage qui "tourne le dos au soleil" 266 se complaisent inversement dans la contemplation pétrifiante du passé et semblent déjà voir "se dresser derrière eux autant de Sodomes et de Gomorrhes levées de chacun de leurs pas et capables de les changer en statues de sel." 267 L'image de la pétrification, qui constitue l'un des thèmes dominants de la rencontre entre le héros et le roi de Montsalvage au troisième acte du Roi pêcheur, ne reproduit pas seulement le motif narratif biblique de la femme de Loth "regard[ant] en arrière et [devenant] une statue de sel" 268 , tout en cherchant à fuir, en compagnie des siens, Sodome et Gomorrhe en feu. Ce thème et ces références mythiques, associées à la figure d'Amfortas qui n'hésite pas à se dépeindre, dans la même réplique, sous les traits d'une "pierre de foudre au bord de la route", fonctionnent aussi, à l'évidence, comme une répudiation de toute attitude médusée ou figée. Sont ici refusés les immobilismes, les regards et fixations nostalgiques où les seules valeurs du passé tiennent lieu d'identité et finissent par se métamorphoser inévitablement en "destin scellé" 269 . Le participe passé employé ici à dessein comme marque de l'accompli joue, par ailleurs, bien évidemment, sur les deux sens principaux du verbe "sceller": le destin repoussé qui vient de s'achever s'y trouve, de ce fait, non seulement comme marqué du sceau pour authentification définitive, mais aussi, plus dramatiquement encore, comme pris dans la glace, à l'image du cygne de Stéphane Mallarmé 270 , le piège se refermant sur lui, pour toujours, à l'exemple de la pierre "scellée", c'est-à-dire irrémédiablement fixée à sa place dans un ouvrage de maçonnerie.

Comme on le voit, le mouvement qui porte en avant le héros n'est donc pas seulement l'effet d'une attraction relative à l'objet visé, il s'apparente aussi à une répulsion pour tout ce qui symbolise les restrictions de l'être, en particulier l'immobilité mortifère, et ce mouvement représente une tentative pour sortir de limites perçues comme réductrices et enfermantes. De ce point de vue, le discours qu'oppose Perceval à ses interlocuteurs est éclairant sur la nature de ses propres motivations et sur l'ampleur de ses visées. C'est dans une même réprobation et dans un même rejet qu'il enveloppe la figure d'Amfortas, assimilé à un oiseau de mauvais augure ("Je te vois devant moi, tout vêtu de noir, comme un oiseau de nuit oublié au grand jour sur un arbre" 271 ) et celle de Trévrizent, accusé d'avoir sacrifié la vie elle-même dans son renoncement au monde:

‘"Tu as tout tué et Celui-là même que tu prétends servir, tu l'as desséché avec toi dans sa racine" 272 . ’

Le héros, à l'inverse de ses contradicteurs, tend à refuser toute limite:

‘"Ici-bas – maintenant – je ferai éclater de blancheur cette chair punie, – je laverai dans le feu du Graal les prunelles de mes yeux." 273

Au cœur de cette profession de foi qui, en même temps qu'une "aspiration terrestre et presque nietzschéenne à la surhumanité," 274 peut être aussi définie comme un engagement pour l'action, c'est bien la quête de l'illimité qui constitue l'essentiel, ou l'idéal recherché. Cette volonté qui refuse de restreindre ses ambitions à des bornes trop mesurées n'hésite pas, comme on voit, à s'engager dans une confrontation avec le sacré, au sens que Roger Caillois donne à cette réalité:

‘"Le sacré est ce qui donne la vie et ce qui la ravit, c'est la source d'où elle coule, l'estuaire où elle se perd." 275

Perceval ne vise, en effet, pas moins qu'à rédimer l'homme des flétrissures du péché et qu'à le soustraire aux atteintes de la mort. On comprend mieux, dès lors, le geste d'exorciste qu'ébauche Trévrizent à l'adresse du héros transgressif qu'est alors Perceval. À l'évidence, celui-ci cherche à franchir les limites de la condition humaine et choisit de se placer orgueilleusement dans une sorte de "tête à tête haletant" ou de "corps à corps insupportable" 276 avec le divin.

Faut-il, dès lors, s'étonner que, dans la scène suivante qui constitue la seule action pleinement accomplie de l'œuvre, le héros puisse réaliser un acte qui dépasse les compétences humaines? La geste glorieuse de Perceval commence, en effet, sur les rives du lac de Brumbâne d'où viennent des rumeurs et des éclats de voix. La scène de la rencontre entre le jeune chevalier et le roi pêcheur qui fait fonction d'épreuve qualifiante pour Perceval manifeste la nature exceptionnelle du héros digne de l'aventure en tous points surhumaine du Graal. Si l'action de Perceval apparaît, en effet, prodigieuse et providentielle, ce n'est pas seulement parce qu'elle survient après l'échec patent des pêcheurs, c'est aussi en raison même de sa nature propre. Alors que le roi Amfortas, son bouffon Kaylet et ses serviteurs, s'adonnant à la pêche, tentaient vainement de se saisir d'un poisson énorme qu'ils venaient de prendre au filet, Perceval, d'abord témoin de la scène, qu'il observe "caché derrière un arbre" 277 , choisit de se porter au secours des pêcheurs en difficulté. Aussi merveilleux que cela paraisse, le jeune chevalier parvient à ramener à mains nues le poisson sur la berge, sous les yeux éberlués de Kaylet, dont Amfortas rabroue avec force les enthousiasmes exaltés et intempestifs. Nul doute que cette pêche quasi miraculeuse et l'étonnante performance que vient de réaliser Perceval ne déterminent Amfortas à concevoir le dessein et le moyen de capturer à son tour le "si jeune" 278 chevalier. Et si, à la suite de cette scène et de l'aide apportée par l'obligeant chevalier, le détenteur du pouvoir invite ce dernier au château de Montsalvage, ce n'est pas uniquement par respect des traditions hospitalières et de l'accueil dû au nouveau venu; c'est qu'il a l'intention moins avouable de l'introduire dans un château "difficile à prendre" 279 et où il se sait le maître. Et c'est sans doute aussi que le roi de Montsalvage, même s'il a reconnu, dans le jeune inconnu, l'étoffe du héros présumé auquel il n'est pas invraisemblable de "prêter surabondamment d'avance les signes du prédestiné" 280 , a également identifié en lui la présomption et la naïveté de l'adolescence. Ainsi, des trois actions distinctes et successives qui composent le schéma narratif de cette scène de rencontre, seule l'action de Perceval offre une programmation complète ayant pour effet d'aboutir à une qualification quasi surnaturelle de héros ou d'homme providentiel. Une telle aptitude, pour n'être que temporaire, laisse du moins attendre d'autres exploits de la part du héros. Le spectateur ou le lecteur le suppose, en effet, doté d'une compétence continue, donc séparable de l'action qu'il vient d'accomplir et, par conséquent, transférable à une autre action, en particulier celle qui fait l'objet de sa quête principale, soit la conquête du Graal.

Sans atteindre la dimension surnaturelle que la mythologie antique conférait au personnage héroïque (mi-homme, mi-dieu) et qui semble caractériser, à peu de choses près, le "héros" 281 du Roi pêcheur, le protagoniste du Rivage des Syrtes n'en est pas moins, lui aussi, un "héros forceur[…] de blocus" 282 . Cette nature peu commune se révèle, dès l'abord, dans les motivations qui poussent Aldo à fuir Orsenna. Contrairement à Perceval qui poursuit sa quête sans requérir ni quémander la moindre faveur, lorsque le narrateur du Rivage sollicite "de la Seigneurie un emploi dans une province éloignée" 283 , il est clair que ce choix indique déjà, sinon une propension à l'extraversion et un goût prononcé pour les confins ou les limites les plus extrêmes, au moins une répulsion pour toute existence paisible et strictement limitée ou bornée. Si la perspective d'exercer dans la province des Syrtes, située aux extrémités les plus méridionales du territoire ne déplait pas au narrateur, en revanche, dès son arrivée à l'Amirauté, la manière dont l'usage s'est établi, notamment sous le commandement de Marino, de transformer l'activité maritime extérieure en un repli vers la gestion d'une "paisible entreprise de défrichement" 284 ne manque pas de le surprendre désagréablement. Tandis que les hommes de troupe sont employés à des travaux plus agricoles que guerriers et que les lieutenants du capitaine passent l'essentiel de leur temps à chasser le gibier d'eau dans les marais, Aldo ne manque pas de voir, à travers ces aménagements de la tâche militaire, le signe d'une décadence d'Orsenna dans des termes qui rappellent Le Déclin de l'Occident d'Oswald Spengler 285 . Et le nouvel Observateur constate, non sans amertume, combien "jusque dans ce minuscule observatoire, on pouvait enregistrer le progrès de son engourdissement inquiétant, dans le reflux de la vie aventureuse et dans le sourd appel montant de la terre rassurante et limitée." 286

Passée sa déconvenue, Aldo, tout en trouvant, malgré tout, quelque "charme à cette vie retranchée" 287 , ne prend pas moins l'habitude de fréquenter assidûment la chambre des cartes qui devient son territoire d'élection. Que ce même lieu acquière une telle importance à ses yeux, ne s'explique pas seulement par le fait qu'il supplée, en quelque sorte, par ses multiples attraits, au défaut de nouveauté et d'aventure de la vie extérieure de l'Amirauté. Si cet espace aimante et retient l'attention continue du narrateur, c'est évidemment en proportion de ce qu'il contient, à l'état virtuel, de perspectives ou de projets d'actions transgressives. Car cette pièce qui renferme de nombreux livres, d'anciens instruments de navigation et la "bannière de Saint-Jude – l'emblème d'Orsenna" 288 est aussi, comme son nom l'indique, le lieu où sont conservées les cartes de marine. Or, ce qui mobilise et immobilise le narrateur dans la pénombre de cette chambre de si longues heures, c'est la fascination qu'opèrent sur lui les espaces inconnus du Farghestan que ces cartes figurent au-delà de la mer des Syrtes et de la mystérieuse "ligne rouge". Que ces représentations cartographiques et que cette limite puissent exercer sur le narrateur une telle fascination ne se justifie, au vrai, que par la défense formelle dont est affectée la ligne frontière "que les instructions nautiques interdisaient de franchir en quelque cas que ce fût" 289 . Dès lors, le désir de transgresser les instructions réglementaires ou les commandements de Marino ne pourra que s'accroître, pour Aldo, au contact de Vanessa, habile à communiquer au héros ses propres visées transgressives. Ayant hérité de l'esprit aventureux de sa famille dont la devise n'est autre que "fines transcendam" 290 ("je transgresserai les limites"), la jeune amie du narrateur représente toujours, à ses yeux, l'attitude d'insoumission qu'elle incarnait, pour l'étudiant qu'il était, au moment où il l'a connue dans les jardins Selvaggi d'Orsenna. Et, à l'occasion de la traversée que décrit le chapitre VII, qui prépare une autre croisière aux conséquences autrement redoutables, c'est significativement sur le bateau de contrebande de Sagra que la séduisante Vanessa entraîne le narrateur au large en direction de l'île de Vezzano. Tandis qu'il vit, sous le charme et sous le pouvoir de la jeune femme, un "de ces jours de plénitude où la flamme chaude de joie qui brûle en nous dévore et résume en elle paisiblement toutes choses" 291 et qu'au soir de cette journée voluptueuse il manifeste, à plusieurs reprises, le désir de revenir au bateau, celle-ci lui répond d'une voix qui n'admet pas la moindre résistance: "Nous nous reposerons là-haut." 292 Il est vrai que toutes choses semblent se disposer pour affaiblir les résistances du jeune Aldo et l'engager à aller de l'avant. Déjà "la chaleur ambrée et plus recueillie de l'arrière-automne, comme une exsudation délicieuse de la terre, était à celle de l'été comme à sa peau brûlante la chair tiède d'un fruit où l'on mord", tandis que tout, autour d'eux, "s'envolait, se gonflait doucement vers un paradis d'efflorescence plumeuse". 293 La référence discrète au fruit défendu et les traits édéniques caractérisant l'île de Vezzano, qui rappellent ceux du jardin Selvaggi, ne finissent-ils pas, du reste, par suggérer, en surimpression, l'image d'une Ève tentatrice, incitant le héros à la transgression fatale? Quoi qu'il en soit, lorsqu'à l'issue de leur pénible ascension, tous deux arrivent au sommet de la colline où Vanessa s'immobilise en fixant son regard au-delà de la mer des Syrtes, et qu'en avant des côtes farghiennes, se détachent, "maintenant distinctement visible[s] sur le fond assombri du ciel" 294 , les masses lumineuses et froides du Tängri, Aldo a le sentiment que "sur cette journée de douce et caressante chaleur avait passé comme un vent descendu des champs de neige, si lustral et si sauvage que jamais [s]es poumons n'en pourraient épuiser la pureté mortelle" 295 .

Aussi la détermination du héros à franchir les limites prescrites et assignées ne faiblira pas dans le temps de l'action elle-même. Et, cependant que le Redoutable accomplit sa manœuvre en direction du large, dans la cabine du capitaine, c'est en songeant au "sourire de Vanessa, ce sourire d'ange noir qui semblait flotter sur un vertige" 296 , qu'Aldo, dans l'attente et au moment de l'acte décisif, consulte méticuleusement ses cartes marines et prend brusquement conscience des faibles distances qui le séparent des côtes du Farghestan:

‘"il y a une échelle des actes qui contracte brutalement devant l'œil résolu les espaces distendus par le songe. Le Farghestan avait dressé devant moi des brisants de rêve, l'au-delà fabuleux d'une mer interdite; il était maintenant une frange accore de côte rocheuse, à deux journées de mer d'Orsenna. La dernière tentation, la tentation sans remède, prenait corps dans ce fantôme saisissable, dans cette proie endormie sous les doigts déjà ouverts". 297

Le Farghestan, jusqu'ici tenu, dans la quête avide et passionnée qu'en faisait le héros, pour objet d'investissement subjectif, pour ne pas dire imaginaire "des valeurs (ou des déterminations) avec lesquelles le sujet est conjoint ou disjoint" 298 , devient, dans la situation nouvelle décrite par le texte, objet réel de la vision. A ce titre, un tel décor ne s'offre plus seulement à lui comme objet de contemplation, mais beaucoup plus impérieusement comme un objectif à atteindre et qui, signe suprême de son caractère tentateur, lui apparaît parfaitement atteignable, voire à portée de main. Tout laisse à penser que, sous la forme de l'ultime et irrémédiable tentation, ce qui se trouve ici révélé au héros, par anticipation, et bien au-delà de la transgression ou du franchissement des limites, n'est autre que l'acte de saisie ou de conquête de l'objet lui-même. Et, tout en observant l'île de Vezzano qui constitue la limite extrême fixée par Marino aux patrouilles de l'Amirauté, Aldo et Fabrizio laissent filer le navire vers le large, tandis que "le sentiment suffocant d'une allégresse perdue depuis l'enfance" 299 s'empare du narrateur et se communique à tout l'équipage qui, dès lors, exécute les ordres "avec une célérité bizarre et presque inquiétante" 300 . Et ce n'est plus qu'avec un sentiment de sérénité mêlé d'extrême jubilation que le protagoniste accomplit les derniers gestes qui organisent et accompagnent cette fuite en avant devenue irréversible:

‘"Il me semblait que soudain le pouvoir m'eût été donné de passer outre, de me glisser dans un monde rechargé d'ivresse et de tremblement. Ce monde était le même, et cette plaine d'eaux désertes où le regard se perdait la plus désespérément semblable qui fût partout à elle-même. Mais maintenant une grâce silencieuse resplendissait sur lui." 301

L'action transgressive qui conduit aux trois coups de semonce tirés en direction du navire depuis les côtes ennemies et d'où va résulter l'évolution des événements que l'on sait est donc ici perçue, contre toute attente, comme libératoire et dispensatrice de grâce et de faveur. Il est, en effet, pour le moins paradoxal que l'état de grâce qui semble descendre sur le monde soit accordé au héros, non pas en considération des devoirs accomplis ou du respect des obligations attachées à sa charge, mais en raison même de l'acte d'insoumission et de transgression qu'il vient de réaliser, virtuellement si lourd de conséquences tragiques.

Notes
260.

Ibid. p. 70.

261.

Ibid. p. 11.

262.

Ibid. p. 28.

263.

Ibid. p. 97.

264.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, "Avant-propos", Paris, José Corti, 1948, p. 14: "(l'effort de Mallarmé pour «reprendre à la musique son bien» montre à quel point la littérature se trouve en face d'elle en posture défensive)".

265.

Ibid. p. 10.

266.

Ibid., p. 98.

267.

Ibid., p. 99.

268.

Genèse, XIX, 26, in La Bible Ancien Testament I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1956, p. 59.

269.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 98.

270.

Mallarmé (Stéphane), "Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui", Poésies, in Œuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1945, p. 67.

271.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 97.

272.

Ibid. p. 70.

273.

Ibid. p. 71.

274.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, "Avant-propos", Paris, José Corti, 1948, p. 12.

275.

Caillois (Roger), L'homme et le sacré, Paris, Gallimard, 1950, (coll. Folio/essais), p. 183.

276.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, "Avant-propos", Paris, José Corti, 1948, p. 15.

277.

Ibid. p. 73.

278.

Ibid. p. 75.

279.

Ibid. p. 80.

280.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, "Avant-propos", Paris, José Corti, 1948, p. 13.

281.

Ibid. p. 16: notons l'emploi répété du mot "héros"dans l'Avant-propos, au momentoù J. Gracq évoque la relation entre "l'homme" et "le divin", ou entre le "divin" et le "terrestre".

282.

Ibid. p. 11.

283.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 9.

284.

Ibid. p. 25.

285.

Spengler (Oswald), Le Déclin de l'Occident II (1923), (traduit de l'allemand par M. Tazerout), Paris, Gallimard, (1976 pour la traduction française), p. 403: "Avec l'État achevé, la haute histoire s'est endormie elle-même. L'homme redevient plante, asservi à la glèbe silencieuse et durable."

286.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 26.

287.

Ibid. p. 28.

288.

Ibid. p. 31.

289.

Ibid. p. 32.

290.

Ibid. p. 52.

291.

Ibid. p. 144.

292.

Ibid. p. 149.

293.

Ibid. p. 144.

294.

Ibid. p. 150.

295.

Ibid. p. 151.

296.

Ibid. p. 199.

297.

Ibid. p. 199.

298.

Greimas (Algirdas Julien), et Courtès (Joseph), Sémiotique Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1993, p. 259.

299.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 205.

300.

Ibid. p. 206.

301.

Ibid. p. 206.