I.2. Défenseurs des limites et de la permanence.

A l'opposé d'une logique transgressive et délibérément dynamique qui, comme nous venons de le voir, caractérise les "héros forceurs de blocus" 302 , se met en place, dans ces deux œuvres, une logique contraire, celle des détenteurs du pouvoir dont les opérations tendent, le plus souvent, à neutraliser toute évolution et à maintenir, de facto, la situation dans son état actuel. S'il est vrai, en effet, que "le terme d'état peut être homologué avec celui de continu" 303 , ces agents inhibiteurs, avant de devenir proprement acteurs, doivent être décrits comme sujets d'état ou comme protagonistes passifs, tant ils n'ont d'autre visée que de défendre et de maintenir la continuité de la situation et de leur propre statut à l'abri de toute rupture et de toute transformation. La composante actorielle de l'attente qu'ils représentent sur le plan narratif se reconnaît, d'évidence, dans leur volonté commune de ne pas voir, si peu que ce soit, évoluer ou se modifier l'état du monde. Une telle attitude qui les dispose si peu à l'activité et qui les détermine à s'abstenir, à tout le moins, de toute action transformatrice, les conduit aussi à estimer toujours préférable à toute modification quelle qu'elle puisse être le maintien d'une situation antérieure ou actuelle, quelle qu'elle soit. C'est ainsi que, sachant ce que signifie pour sa propre personne l'avènement d'un autre roi à Montsalvage, Amfortas en vient à exprimer une forme d'attachement pour le moins inattendue pour sa propre blessure:

‘"Ma blessure est mon lien avec les autres hommes, avec Montsalvage. Quelquefois il me semble que je n'existe que par elle, que c'est elle qui me rend visible. […] – Amfortas guéri me déroute… Guéri, j'ai presque peur de disparaître, de devenir invisible, comme une méduse qu'on replonge dans l'eau." 304

Tout se passe comme si le sujet, pourtant gravement et douloureusement affecté par cette plaie au flanc, en venait à marquer, sous une forme quasi fixative, une préférence ou une liaison privilégiée pour cet état pathogène et à le juger plus satisfaisant que celui de guérison dont il appréhende, semble-t-il, la venue. Toutefois, ce qui, en l'occurrence, est redouté, c'est moins la situation nouvelle proprement dite que le changement lui-même et que la mise en place d'un processus évolutif, dans une large mesure imprévisible, créateur d'instabilité et, de ce fait, indésirable.

De même, si ne sont pas livrées directement au lecteur les pensées et les motivations intimes de Marino, ses attitudes, ses faits et gestes, tels qu'ils sont rapportés par l'Observateur, suffisent à montrer ce que peut avoir de cohérent et d'intentionnel le comportement d'un sujet foncièrement contre-évolutif, lequel semble avoir définitivement opté pour une sorte de léthargie contrôlée et maîtrisée:

‘"C'était bien le vrai Marino que j'avais devant moi et que j'allais combattre: de connivence avec les choses familières, appuyé sur elles et les étayant de sa masse protectrice – un barrage d'obstination douce et tenace à l'inattendu, au soudain, à l'ailleurs." 305

Ce qui frappe, d'emblée, dans le bref portrait du capitaine que dresse le narrateur, c'est la complicité statique qui unit le personnage à la réalité physique du monde extérieur. Entre l'état inanimé des éléments du monde matériel qui lui servent d'appui et, sans doute, de modèle d'inaction et de fixité obstinée, et la "force" d'étayage tout à la fois massive et passive qu'il exerce en retour sur ces éléments, c'est bien le même principe d'inertie qui est à l'œuvre. La résistance équilibrante que le sujet inhibiteur oppose à toute forme de mouvement et d'événement ne trouve-t-elle pas son principe et sa force d'inertie dans sa propre masse? Quant à la métaphore du "barrage", n'offre-t-elle pas, elle aussi, l'image d'une semblable résistance arc-boutée tendant à contenir, ou à endiguer résolument toute poussée d'évolution? Quoi qu'il en soit, la première véritable stratégie mise en oeuvre par ces acteurs contre-évolutifs va consister, dans les deux œuvres, à tout faire pour répudier ou récuser l'idée même de changement, en imposant à leur entourage leur propre conception statique, ou inerte, de l'action. L'idée qu'ils se font de la manière de conduire leur responsabilité institutionnelle spécifique est à ce point conservatrice et attentiste qu'elle va jusqu'à inspirer une démarche de temporisation et de ritualisation aux actes les plus banals de la vie quotidienne. C'est le cas d'Amfortas qui, au moment où il tente de justifier ses propres choix face à Kundry, évoque l'aspect rituel qu'a fini par prendre, sous son autorité, l'existence de Montsalvage, non sans revendiquer l'entière responsabilité d'une telle situation:

‘"Les chevaliers vivent à petit bruit… ils se dorlotent… ils vieillissent, c'est vrai! mais ils ont leurs rondes, leurs offices… Ils s'y font. Ils prient pour moi. C"est leur grande affaire. Je les occupe. C'est une grande occupation qu'un malade dans une maison." 306

Tout se passe donc, sous son règne, et de l'aveu même d'Amfortas, comme si le modèle rituel de la cérémonie avait progressivement quitté la sphère du religieux ou du magique pour envahir les actes les plus anodins de l'existence quotidienne. Mais, en imposant aux tâches ou aux occupations de la vie de tous les jours un caractère rituel, le détenteur du pouvoir ne cherche pas tant à conférer à ces pratiques réglées une dimension proprement sacrée, qu'à imprimer à l'existence elle-même le mouvement lent et indéfiniment répété des gestes religieux, pour ne pas dire une fixité rituelle de principe, capable d'inspirer, à son tour, le culte insistant et contraignant des habitudes. Sous son autorité restrictive, les chevaliers eux-mêmes ont fini, non seulement par quitter les voies aventureuses et risquées de la quête, mais aussi par troquer leur rôle de gardiens ou de dépositaires du Graal contre celui plus prévisible et plus prudent de gardes-malades, vivant, au bout du compte, au rythme ralenti des soins dispensés à leur roi infirme. Pour Le rivage des Syrtes, il n'en va pas autrement, tant il est vrai que, sous la responsabilité du capitaine Marino, l'existence à l'Amirauté s'est progressivement immobilisée et figée en se protégeant, dans une large mesure, contre la moindre atteinte, la moindre excitation, la moindre innovation extérieure. Tout y semble organisé de façon à créer les conditions de l'existence la plus homogène et, pour tout dire, la plus prévisible possible. Dès son arrivée sur les lieux, le narrateur observe combien l'élément exceptionnel lui-même est fait pour confirmer la règle d'inertie et son caractère prééminent:

‘"Le dîner d'arrivée était servi, par exception, dans l'une des casemates de la forteresse; la routine quotidienne s'en écartait d'instinct et n'osait plus en déranger les songes" 307 .’

Le comportement attentiste et temporisateur du sujet contre-évolutif se révèle aussi dans l'accueil plus que réservé qu'il oppose aux initiatives jugées intempestives du héros ou des autres protagonistes. De même que le responsable de l'Amirauté tient en grande suspicion les visions ou les visées transformatrices du nouvel Observateur et que son activité lui apparaît, à tout point de vue, indésirable ("Tu travailles trop, Aldo. Viens donc dîner" 308 ), de même c'est avec un enthousiasme on ne peut plus modéré qu'il envisage l'entreprise de restauration de la forteresse accomplie sous les ordres de Fabrizio. Alors que, par suite des travaux en cours, une fièvre inhabituelle s'empare de l'Amirauté, désormais bourdonnante de vie et d'animation, et que chacun s'affaire "au-delà même des bornes de ses attributions avec un excès de zèle et de bonne volonté" 309 , on peut observer les mimiques réprobatrices du capitaine qui, loin de partager l'agitation ou l'ivresse ambiante, semble vouloir s'en abstraire délibérément:

‘"Les déjeuners et les dîners de la forteresse étaient maintenant tout bourdonnants de projets et de décisions, de chiffres de devis et de discussions de service, qui faisaient hocher de temps en temps la tête de Marino, fatigué, du geste mécanique dont on chasse un essaim de mouches" 310 . ’

Et lorsque, par la suite, profitant d'une absence du capitaine appelé à Orsenna, Fabrizio, qui espère recueillir les félicitations de son chef, ne ménage pas sa peine et parachève l'œuvre de restauration en faisant nettoyer de leur patine les pierres de la forteresse, non seulement il n'obtient pas la moindre gratification ni le moindre mot de Marino, mais la figure de celui-ci apparaît plus taciturne que jamais:

‘"Le capitaine semblait préoccupé, et il me parut que le nuage d'indifférence et de noire songerie qui le défendait depuis quelques semaines contre une approche plus intime s'était encore assombri". 311

Ainsi le sujet contre-évolutif ne limite pas sa capacité d'inertie annihilante en s'abstenant d'initiative personnelle, ou en dosant ses propres gestes avec la mesure et la sobriété qu'exige le maintien du cours des choses. Il tend également à propager ses conceptions immobilistes en retenant les autres protagonistes d'agir.

Ce même personnage n'hésite pas, pour réduire ainsi à l'inaction tout sujet spontanément enclin à l'intervention généreusement active, à jeter le discrédit sur les pièges ou les illusions qui aiguillonnent les désirs de celui-ci. Dans la scène de pêche qui occupe la partie centrale du deuxième acte du Roi pêcheur, c'est avec une réserve toute soupçonneuse que le roi Amfortas reçoit le nouveau venu qui vient de se porter spontanément à son secours et qu'il s'enquiert auprès de lui sur les motivations qui le font agir:

‘"AMFORTAS
Je ne vous ai jamais vu que je sache en ce monde. Mais il est vrai que je vous regarde. Il est rare qu'un étranger s'égare par ici, et un peu de curiosité m'est permise.
PERCEVAL
Très à l'aise
Bien sûr. Je n'ai pas de raison de cacher ce qui m'amène. (Un temps). Je cherche le Graal. Vous avez entendu parler du Graal?
AMFORTAS
On en fait mille contes. Il n'est pas de jongleur qui ne brode sur ses mystères à la veillée." 312

À y bien regarder, l'attitude d'Amfortas, tout en restant habilement dissimulée, n'est pas loin, en effet, du jugement inhospitalier. Sans aller jusqu'à heurter de front son interlocuteur, il n'en réduit pas moins la quête de Perceval à des contes de nourrice ou aux fabliaux débités de château en château par d'habiles jongleurs de mots. Et, à travers la référence à de telles productions imaginatives, qui, par parenthèse, rejoignent la fiction théâtrale, ce qui, d'évidence, est visé et fondamentalement discrédité comme illusoire, c'est le fourvoiement dans l'activisme et c'est, plus précisément, la quête du Graal, si chère au cœur de Perceval. Au troisième acte de la pièce, avec encore plus de fermeté et de clarté, le roi de Montsalvage ne met-il pas à nouveau en cause le comportement proprement imaginaire et l'investissement narcissique du héros en l'invitant à renoncer aux illusions de ses désirs:

‘"C'est en toi qu'était la nuit, Perceval. Tu vivais dans un songe, le plus simple de tous les hommes" 313 ?’

Même s'il ne déploie pas la même énergie argumentative qu'Amfortas, c'est aussi pour détourner de l'action l'Observateur envoyé par la Seigneurie que Marino lui adresse, à peu de choses près, le même reproche de naïveté en lui faisant grief de sa jeunesse et de son imagination par trop entreprenante:

‘"Tu es jeune, et je te comprends. J'ai été comme toi, plein de zèle pour le service. Plein de zèle très égoïste, plutôt. J'ai pensé comme toi qu'il devait m'arriver des choses singulières. […] J'en ai connu d'autres avant toi, tout jeunes comme toi, qui se levaient la nuit pour voir passer des navires fantômes. Ils finissaient par les voir. Nous connaissons cela ici: c'est le mirage du Sud, et cela passe." 314

Rappelant que son rôle consiste à maintenir l'équilibre et la sécurité sur le front des Syrtes, Marino conseille au jeune Aldo de quitter les lieux, s'il ne veut ou ne peut s'adapter à cette vie. Au narrateur étonné qui estime tout à fait immérités de tels propos et qui réclame de plus amples explications, le capitaine ajoute significativement:

‘"Il y a un comble d'inertie qui tient depuis trois siècles cette ruine immobile, la même qui fait crouler ailleurs les avalanches. C'est pourquoi je vis ici à petit bruit, et retiens mon souffle, et fais de cette coquille le lit de ce sommeil épais de tâcheron qui te scandalise. Je ne te reproche pas, comme Fabrizio, de t'agiter comme un jeune chien sevré de sa laisse. Il y a ici de la place pour s'ébattre et le désert en a usé de plus vigoureux. Je te reproche de ne pas être assez humble pour refuser les rêves au sommeil de ces pierres." 315

L'essentiel du propos adressé par Marino au jeune Aldo ne porte pas seulement, comme on le constate aisément, sur le grief qu'il fait au héros de ses motivations fondamentalement narcissiques, il a surtout pour effet recherché de retenir celui-ci d'agir. Si, en effet, au lieu de laisser faire et de laisser aller le monde tel qu'il est, comme il conviendrait selon la logique restrictive et attentiste du capitaine, le jeune homme entretient par rapport à la réalité existante une relation agressive et transgressive, c'est qu'il poursuit, en avant de lui, une sorte de modèle absolu tout à la fois chimérique et démesuré. Et ce qui, dans l'idéal projeté par son interlocuteur, gêne Marino, ce n'est pas tant le fait que s'y révèle, comme dirait Sigmund Freud, une forme de substitut du "narcissisme perdu de son enfance" 316 , et que s'y manifestent, avec tout ce que cela implique de leurre et d'aveuglement, les traits ou les dispositions d'un sujet immature et narcissique. Ce qu'il suspecte chez le jeune homme et ce qu'il redoute de lui, ce sont plutôt, bien évidemment, les effets de ses interventions intempestives et imprévisibles, susceptibles de mettre en péril la somnolence du monde ou son état d'équilibre si précaire et si fragile. En définitive, ce qui, aux yeux de Marino, est surtout condamné et frappé d'illégitimité, c'est, bien au-delà de cet orgueil si mal placé, l'incapacité et le refus, prêtés à Aldo, de respecter la pérennité et le plein sommeil des choses. Le responsable de l'Amirauté concède, du reste, volontiers à l'Observateur un certain périmètre d'action et de mouvement, pourvu que les activités de celui-ci ne sortent pas des limites adéquates et des frontières prescrites. Et le propos de Marino, sans y faire explicitement référence, renvoie, bien évidemment, à la "ligne continue d'un rouge vif" 317 figurant sur la carte marine, ligne dont le tracé récent, et donc imputable au capitaine, devrait marquer, pour Aldo, la fin du monde habitable et la limite du territoire en deçà de laquelle son activité doit se tenir et se restreindre absolument. Selon cette même logique restrictive, l'agent contre-évolutif, qui veut réfréner et contenir dans des bornes tolérables l'énergie d'un héros porté vers l'action, n'hésite pas, à l'occasion, à détourner le dynamisme de celui-ci vers des objets ouvertement plus divertissants et supposés moins chimériques. C'est ainsi que Marino, dans la scène évoquée ci-dessus, au moment où Aldo lui révèle la présence constatée d'un mystérieux navire dans les eaux territoriales de l'Amirauté, et escompte, de sa part, des mesures fermes renforçant la surveillance et la sécurité, tend à minorer la portée de l'incident, en le réduisant à une probable équipée nocturne de "fêtards de Maremma" 318 , tout en transmettant à Aldo "une invitation dans les règles" 319 à une soirée donnée le lendemain à Maremma par la princesse Aldobrandi.

Pourtant si le lecteur veut prendre assurément conscience des enjeux d'une telle attitude et de ce qui, sans doute, différencie Marino d'Amfortas, au-delà d'un commun refus d'évoluer, il faut qu'il observe de près, comme le narrateur lui-même l'incite à le faire, la "cérémonie aux morts, rituelle à l'Amirauté" 320 . Ce dont témoigne, en effet, cette cérémonie présidée par Marino et consistant dans le dépôt d'une "couronne de myrtes et de lauriers des Syrtes" au pied du monument aux morts, ce n'est pas uniquement, en effet, du conservatisme et du traditionalisme fonciers du capitaine. Ce n'est pas, non plus seulement, une manifestation faisant montre, d'une manière plus passive que celle du roi pêcheur, d'une stratégie de restriction systématique et programmée de la vie sous toutes ses formes. Le sens que le narrateur retient de l'acte cérémoniel, dans une perception, il est vrai, passablement polémique, c'est que s'expriment et se rappellent là, de façon symbolique et solennelle, dans l'austère nécropole où s'alignent réglementairement les tombes des défenseurs d'Orsenna, le désir profondément limitateur et la conception foncièrement restrictive et mortifère de l'existence qui sont ceux de Marino. Se trouve, de fait, réaffirmée, dans les formes de la cérémonie et dans les signes précaires qu'elle met en évidence, la volonté arrêtée qu'a le responsable en titre de l'Amirauté d'oblitérer et même d'abolir, autant qu'il est possible, tout ce qu'il peut y avoir de véritablement vivant, c'est-à-dire de mouvant ou d'inattendu, dans la vie et dans la mort elle-même:

‘"Les durs alignements à l'équerre des tombes sans fleurs, la nudité froide des allées sans arbres, l'entretien méticuleux et pauvre de cette nécropole réglementaire mettaient sur ces fosses perdues un surcroît de tristesse morne et revêche que n'ont pas les tombes isolées du désert. Une nausée serrait le cœur devant ce vide administré, où l'idée même de la mort eût fait surgir quelque chose de trop vivant; on sentait que trois siècles de corvées anonymes s'étaient relayées, absorbées à leur tour dans l'anonymat des sables, pour égaliser là le lieu du parfait effacement". 321

Si, en effet, Marino est si sourcilleux à l'endroit du protocole et du respect scrupuleux dû aux gestes accomplis à l'occasion d'une telle cérémonie, ce n'est pas, bien évidemment, par seule adhésion aux valeurs de la tradition, ce n'est pas davantage pour rendre un hommage fervent aux disparus, ni pour perpétuer leur mémoire. Le message que portent la forme de cette cérémonie et son contenu lui-même rejoint la signification qu'expriment la pauvreté de ses artifices et, plus encore sans doute, le processus et les traces d'effacement qu'elle met en place et en œuvre. Ces formes, ces symboles et ces signes énoncent tout à la fois la conception mortifère que Marino se fait de l'existence humaine (un effacement progressif et continu conduisant inévitablement à la mort, réalité à laquelle la mémoire elle-même n'échappe pas) et sa volonté délibérée d'effacer et de gommer, à travers cet hommage paradoxal, ce qu'il peut y avoir d'encore potentiellement subversif dans la seule évocation d'un héroïsme même lointain.

Ainsi donc, si l'agent contre-évolutif, dont toute la force d'inertie consiste à écarter le discontinu que représente toute transformation d'état, en vient à se résoudre à l'action et à poser un acte, ce n'est, la plupart du temps, que pour empêcher toute tentative de transformation venant d'autrui et pour imposer une limite à l'action de ce dernier. Si une différence doit être notée entre Amfortas et Marino, cette différence n'est pas de nature, mais de degré: la stratégie contre-évolutive du roi pêcheur semble perdre de sa force et de son énergie avec le commandant de l'Amirauté, lequel est, d'évidence, plus ménager de ses actes et de ses paroles. Pourtant, en dépit de la fixité, de la torpeur et du refus d'évoluer qui caractérisent ces anti-sujets qualifiables, selon les termes propres de J. Gracq, de "grand[s] avorteur[s]" 322 , leur programme narratif se développe suivant les mêmes arrangements que celui des héros. Le seul trait qui particularise le parcours narratif éventuel de ces sujets contre-évolutifs, – lequel présuppose, comme tout schéma narratif, une compétence du sujet opérateur, soit la disposition ou l'acquisition d'un savoir faire ou pouvoir faire, – c'est que "le «faire-être»" 323 , dans leur propre cas, se trouve modalisé sous la forme particulière d'un "faire demeurer". Toute la contribution de ces acteurs ne vise, en effet, qu'à neutraliser l'activité transformatrice des sujets évolutifs et à constituer une "contre poussée équilibrante" 324 annulant, autant qu'il est possible, les effets modificateurs de l'action de ces derniers. Le Rivage des Syrtes décline donc le thème de l'attente dans des formes qui rappellent, pour l'essentiel, celles observées dans Le roi pêcheur. Les clivages qui séparent les personnages principaux des deux premières œuvres du corpus s'originent et se magnétisent aux mêmes questions fondamentales: "faut-il provoquer ou proscrire l'événement? Faut-il cultiver ou réprimer le désir d'une autre vie, d'une vie autre?" 325 Là où certains acteurs considèrent que les frontières ou les limites fixées et imposées sont faites pour être franchies, d'autres s'emploient, inversement, à établir ou rétablir ces mêmes limites, en les assortissant d'interdictions formelles, lesquelles ont précisément pour effet d'aiguillonner ou de susciter le désir de les transgresser. Nous avons pu constater, en effet, combien la limite contre laquelle vient buter le sujet désirant ne faisait qu'accroître son propre désir par l'interdit dont elle est affectée. Là où l'énergie active du sujet contre-évolutif tend à perdre de sa force dans la deuxième œuvre, et où sa position, tout en s'affaiblissant et en s'appesantissant, finit par se confondre avec la pure inertie, la quête d'illimité qu'incarne le héros Perceval s'approfondit chez Aldo et s'exaspère ou s'aggrave en transgression de l'interdit, tant il est vrai qu'à l'injonction négative par laquelle a été formulée l'interdiction vient s'opposer le discours séducteur de Vanessa qui exhorte le narrateur à enfreindre les commandements de Marino. Et l'attitude transgressive elle-même n'est évidemment pas sans cohérence avec la thématique de l'attente et ceci doublement: non seulement en ce que l'attente, qui se prolonge indéfiniment, tend irrémédiablement à se dégrader en pétrification et suscite un sursaut renouvelant le désir d'une transgression salvatrice, mais aussi en ce que, et réciproquement, l'attitude transgressive elle-même, qui n'est, en définitive, que l'attente devenue action, provoque une réaction contraire de défense du statu quo et de neutralisation équilibrante qui constitue, à son tour, une nouvelle forme expectative ou suspensive de l'action qu'elle métamorphose en attente, comme sous l'effet d'un envoûtement. Dans l'un et dans l'autre cas, c'est bien toujours le désir exacerbé par l'attente subie ou par le franchissement d'une limite qui mobilise ou immobilise les acteurs et qui les attache ou qui les arrache à leur inertie…

Notes
302.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, "Avant-propos", Paris, José Corti, 1948, p. 11.

303.

Greimas (Algirdas Julien), et Courtès (Joseph), Sémiotique Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1993, p. 134.

304.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, pp. 49-50.

305.

Ibid. p. 43.

306.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 109.

307.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 22.

308.

Ibid. p. 33.

309.

Ibid. p. 124.

310.

Ibid.

311.

Ibid. p. 129.

312.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 75.

313.

Ibid. p. 97.

314.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, pp. 46-47.

315.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 48.

316.

Freud (Sigmund), Trois essais sur la théorie de la sexualité (1923), Paris, Payot, 1966.

317.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 32.

318.

Ibid. p. 45.

319.

Ibid. p.49.

320.

Ibid. p.61.

321.

Ibid. p. 70.

322.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, "Avant-propos", Paris, José Corti, 1948, p. 17.

323.

Greimas (Algirdas Julien), et Courtès (Joseph), Sémiotique Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1993, p. 298.

324.

L'expression est empruntée à Julien Gracq, En lisant en écrivant, in Œuvres complètes, Pléiade, II, Paris, Gallimard, 1995, p. 704.

325.

Gaubert (Serge), "Le Graal de Gracq", in "Dossier du spectacle" Le roi pêcheur mis en scène par Jean-Paul Lucet au Théâtre des Célestins à Lyon du 11 Mars au 8 Avril 1991, p. 19.