II. 1. La reconstruction des limites.

Le fait que le récit s'inscrive dans un espace géographique réel et dans le temps tout aussi réel de l'Histoire et qu'il adopte, de surcroît, la forme narrative de la chronique n'empêche pas les réalités observées de céder progressivement le pas à la fiction et à ses formes imaginaires. S'il est vrai qu'en faisant état des menus faits qui constituent l'existence quotidienne de l'aspirant Grange et de ses trois hommes, J. Gracq produit, avec Un balcon en forêt, une véritable chronique des temps de guerre et "un document quasi ethnographique sur la vie militaire" 329 , ainsi que le note Michel Murat, l'évocation que fait le narrateur des activités d'Hervouët et de Gourcuff, pour prendre cet exemple, introduit une dimension plus que pittoresque dans ce récit:

‘"On les voyait ressortir des couverts au déclin de l'après-midi, secouant autour d'eux le fumet de la sauvagine et la buée lourde des chiens mouillés, les musettes pleines de gibier tué, de bouteilles vides et de cigarettes belges." 330

Outre que la situation représentée n'est pas sans rappeler les fumets rustiques et sauvages d'un roman du braconnage comme Raboliot, 331 le climat de clandestinité feutrée lié au contexte de la drôle de guerre et l'activité de contrebande à laquelle se livrent les deux personnages ne peuvent que stimuler, auprès du lecteur, la mobilité créative et les capacités de représentations imaginatives que sollicite toujours, par nature, la production romanesque. Quoi qu'il en soit, la "drôle de guerre", comme son nom l'indique et comme nous le rappelle l'Histoire, ne commence pas, contrairement à beaucoup d'autres, par des batailles ou par des invasions. Si les premiers signes d'une installation graduelle de la matérialité militaire apparaissent de façon relativement immédiate, la guerre proprement dite tarde à venir et devient même, comme on a déjà pu l'observer plus haut 332 , synonyme d'attente et de suspens. Puis cette période de vacance inespérée installe ses rythmes spécifiques, ses menaces diffuses et ses rencontres inattendues. Très vite, le lecteur se trouve de fait immergé dans un climat quasi onirique à propos duquel J. Gracq a eu maintes fois l'occasion de préciser qu'il coïncidait avec l'atmosphère imaginaire que lui-même avait choisi, par préférence, de décrire dans ses œuvres de fiction:

‘"Ce qui s'est trouvé avec «Un balcon en forêt», c'est que l'histoire pendant quelques mois a ressemblé à la situation imaginaire dans laquelle j'aime me trouver." 333

Comment faut-il, dès lors, interpréter l'indication du mot "récit" sous le titre de l'œuvre? Si Un balcon en forêt porte cette mention en tête, c'est, selon Bernild Boie, "moins pour se ranger sous une étiquette que pour éviter celle de «roman»." 334 Et pourtant les thèmes, les figures et les modalités de la narration font de ce récit un univers où la réalité et l'imaginaire n'hésitent pas à se mêler et à se confondre, au point qu'un glissement dans la fiction n'est jamais loin.

Une telle impression ne résulte pas seulement de la présence d'un personnage comme Mona qui semble, en effet, tout droit sortie du monde féerique des contes ("«C'est une fille de la pluie, pensa Grange en souriant malgré lui derrière son col trempé, une fadette – une petite sorcière de la forêt»")." 335 Ce sentiment qu'il se trouve en présence d'une chronique déguisée ou d'un romanesque dissimulé, le lecteur le puise aussi dans l'examen de la "perspective narrative" 336 adoptée par l'auteur pour la conduite de son récit. En effet, si le narrateur d'Un balcon en forêt n'est plus, à l'image d'Aldo, "présent comme personnage dans l'action" et correspond à une instance "hétérodiégétique" (étant lui-même absent de l'histoire 337 ), ce récit est pourtant loin du récit objectif se contentant de relater les événements rapportés avec l'impartialité attendue de l'historien. C'est que la narration extérieure s'accompagne ici d'une "focalisation interne" particulièrement appuyée. Le choix consistant à nous présenter la réalité selon le point de vue de Grange est relativement systématique, ne souffrant que quelques rares exceptions où à la vision interne vient se superposer ou se confondre le point de vue propre au narrateur ou à l'auteur 338 . Un bon exemple de "vision avec", pour reprendre les termes de Jean Pouillon 339 , est fourni par le passage de la rencontre de Mona dans la forêt pluvieuse:

‘"Comme il levait les yeux vers la perspective, il aperçut à quelque distance devant lui, encore à demi-fondue dans le rideau de pluie, une silhouette qui trébuchait sur les cailloux entre les flaques. La silhouette était celle d'une petite fille enfouie dans une longue pèlerine à capuchon et chaussée de bottes de caoutchouc; à la voir ainsi patauger avec hésitation entre les flaques, le dos un peu cassé comme si elle avait calé contre ses reins sous la pèlerine un sac de cuir, on pensait d'abord à une écolière en chemin vers sa maison, mais, de maisons, Grange savait qu'on n'en voyait pas à moins de deux lieues, et il se souvint tout à coup que c'était dimanche; il se mit à observer la petite silhouette avec plus d'attention." 340

Tandis que la troisième personne ne laisse aucun doute sur l'extériorité de la narration, l'emploi réitéré des verbes de perception impose le point de vue interne du personnage sujet de la vision. Si une telle focalisation n'interdit pas, en l'occurrence, au lecteur d'élaborer une construction relativement neutre et objectivée de la réalité représentée, notamment à partir des réflexions "en aparté" du narrateur, cette même réalité se trouve comme passée au filtre des sensations du protagoniste, ne prenant son sens effectif que par le regard limité et limitatif que ce dernier porte sur elle. Et, de ce point de vue, les perceptions décrites nous renseignent tout autant sur les limites d'aperception qui sont celles de l'observateur, compte tenu de sa position et de la distance qui le sépare de la scène observée, que sur la réalité elle-même qui constitue l'objet de ses sensations. C'est ainsi que se dégage du "rideau de pluie" le profil d'abord approximatif, hésitant et incertain d'une silhouette enfantine et féminine que l'observateur assimile progressivement à celui d'une écolière, avant de découvrir en elle, à partir d'une plus grande proximité, la démarche et le corps d'une femme:

‘"Maintenant qu'il s'était un peu rapproché, ce n'était plus tout à fait une petite fille: quand elle se mettait à courir, les hanches étaient presque d'une femme" 341 .’

Quant aux métamorphoses successives que subissent les formes imagées dans la conscience du personnage, elles informent autant sur les dispositions psychiques initiales de celui-ci que sur l'effort accompli pour prendre en compte, à ce moment précis de l'action, la réalité venue du dehors. Le jeune aspirant qui est, a priori, "sur la pente de sa rêverie préférée […n'ayant] plus autour de lui que ce petit halo de conscience tiède, ce nid bercé très haut au-dessus de la terre vague" 342 , cède, d'abord, aux sollicitations magiques d'un environnement paradisiaque et croit reconnaître, au cœur de cette forêt de Mère Grand, "une petite fille enfouie dans une longue pèlerine à capuchon" avant d'accéder, après réflexion, à l'identification d'une personne moins féerique. En l'occurrence, la transformation s'opère dans le sens "réalisant", allant des formes imaginaires vers la réalité, ce qui ne correspond pas au schéma de transformation le plus fréquemment représenté, dans Un balcon en forêt.

Ce récit d'une invasion attendue tend, en effet, à imposer de manière plus ou moins subreptice, mais quasi constante, chez le sujet de la vision que ne cesse d'être le protagoniste Grange, un écart progressif entre la réalité référée et un univers de plus en plus imaginaire. Observons, par exemple, comment l'attente de l'invasion conditionne une véritable réorganisation de l'espace et du temps qui s'ordonne autour de lui. Occupé, du haut de sa "maison-forte" à observer la ligne frontière qui doit être l'objet d'un franchissement toujours imminent, mais, jusqu'à un certain point, sans cesse repoussé, Grange tend, dès le début du récit, à catégoriser l'espace environnant, son rapport au temps et aux différentes modalités en zones distinctes:

‘"Sur la carte d'état major qui traînait au bord de la table, il pouvait apercevoir de son lit l'itinéraire de repli défilé que le capitaine Vignaud avait tracé au crayon rouge, et qu'il devait reconnaître dès aujourd'hui. Mais, à ces événements improbables, l'imagination ne s'accrochait pas. Devant soi, on avait les bois jusqu'à l'horizon, et au-delà ce coin de Belgique, on avait cette guerre qui s'assoupissait peu à peu, cette armée qui bâillait et s'ébrouait comme une classe qui a remis sa copie, attendant le coup de clairon de la fin de la manœuvre. Il ne se passerait rien." 343

Le contenu des réflexions de Grange que nous livre ici le narrateur sous forme de style indirect libre organise la partition de l'espace et du temps, selon des ruptures qui coïncident, pour l'essentiel, avec celles des personnes et des modalités. De telles oppositions ou distinctions qui, par parenthèse, sont très proches des "ruptures catégorielles" que François Rastier reconnaît comme caractéristiques d'une "sémiotique de l'entour humain" 344 laissent ainsi apparaître trois zones distinctes: "la zone identitaire", "la zone proximale" et "la zone distale" 345 . Sans effort, le lecteur peut identifier la "zone identitaire" qui coïncide avec l'espace immédiatement environnant où se situe le protagoniste représenté (en l'occurrence, cet espace correspond, au sens strict, à la chambre sur le lit de laquelle est étendu Grange, au sens plus large, à la maison-forte), avec le moment présent dans lequel il se trouve ("aujourd'hui") et avec le mode "certain" qui caractérise la situation de "l'hic et nunc". Non loin de là, s'étend la zone "proximale", soit l'espace qui est encore visible du point focal identitaire (dans le cas qui nous occupe, "les bois jusqu'à l'horizon, et au-delà ce coin de Belgique protecteur qui retombait en pan de rideau" 346 qui semble constituer la limite du visible), soit aussi l'avenir immédiat, que signifient l'autre sens possible de l'expression "devant soi" et la désignation des éléments de l'armée à laquelle appartiennent Grange et ses hommes. Si ces éléments adjacents demeurent dans le mode du "probable", en revanche la zone "distale" rejette dans l'improbable les "événements" auxquels "l'imagination ne s'accroch[e] pas", événements installés comme à distance dans un monde étranger, non désigné et significativement occulté par la conscience du protagoniste. Comme on peut l'observer, se trouvent ainsi séparés "un monde obvie (formé des zones identitaire et proximale) et un monde absent (établi par la zone distale)." 347 Et, si le protagoniste éprouve quelque réticence à exécuter les consignes du capitaine Vignaud, c'est que "l'itinéraire de repli […] tracé au crayon rouge" et qu'il doit reconnaître le jour même a pour effet de surimposer à la configuration initiale rassurante une autre partition de l'espace et de la réalité autrement plus inquiétante.

A quelques pages de là, Grange ressent la même sensation de contrainte et de suffocation dans l'espace resserré du blockhaus, où "l'impression de réclusion en était rendue oppressante" 348 et on le voit chercher une issue "vers le brutal trou de lumière qui éveillait cette chambre noire" 349 . La fascination qu'éprouve alors le personnage dans son observation des alentours, grâce aux appareils de pointage du canon antichar, en dit long sur sa tentation de connaître, à travers une vision de l'espace ouvert devant soi, l'en avant de l'instant:

‘"A cinq cents mètres de l'embrasure, la laie plongeait lentement derrière un mouvement de terrain; la chaussée plate et la double palissade des taillis élagués découpaient en plein ciel sur le vide un créneau blanc, d'un dessin pur, si nettement coupé que le bord en paraissait argenté. Quand on mettait l'œil à la lunette de pointage, on distinguait clairement sur les bords du créneau chacune des branchettes, et chacune des pierres de la route avec leur cassure aiguë et les minces sillons écrasés qu'y avaient creusés les roues. Grange manœuvrait machinalement la vis de pointage: il amenait lentement la mince croix noire des fils de visée au centre du créneau, un peu au-dessus de l'horizon de la route. Dans le cercle de la lunette qui les rapprochait, le ciel blanc et vague, le vide de la route ensommeillée, l'immobilité des plus menues branchettes devenaient fascinantes: le gros œil rond avec les deux fins traits de rasoir de son œillère semblait s'ouvrir sur un autre monde, un monde silencieux et intimidant, baigné d'une lumière blanche, d'une évidence calme." 350

Comme on peut l'observer, la première phrase du passage décrit une route qui s'ouvre un débouché dans la forêt en plein ciel, tout en situant, selon un mode normal de vision, la "zone proximale" par rapport à la "zone identitaire" (laquelle est rappelée au lecteur par la simple mention de "l'embrasure"), et tout en suggérant, aux marges, l'existence d'un au-delà "distal" invisible à l'œil nu. Les autres phrases, qui rendent compte du rapprochement obtenu par la vision grâce à l'instrument optique (lequel a pour effet de faire apparaître les objets situés aux limites de la zone proximale avec la même visibilité que s'ils étaient dans la zone identitaire), rendent aussi perceptible une tentative de vision dirigée vers la zone distale. S'il est vrai que ce rapprochement dans l'espace et par la lunette de pointage transpose, sur un mode optique, dans une équivalence spatiale et visible, et symbolise, en cela, pour notre regard, la projection anticipée d'un avenir, deux zones peuvent être à nouveau démarquées dans le texte, l'une correspondant aux réalités visibles et relevant du monde sensible et obvie, et l'autre supposée "s'ouvrir sur un autre monde, un monde silencieux et intimidant, baigné d'une lumière blanche, d'une évidence calme". C'est dire combien Grange, qui pointe la visée "un peu au-dessus de l'horizon de la route", tout en cherchant d'abord à se rassurer sur le futur qui se présente immédiatement au devant de lui, est aussi tenté de fuir la réalité physique et sensible en s'éloignant vers des contrées transcendantes et métaphysiques, lesquelles pourraient être symbolisées par la "lumière blanche" signe d'absolu, au moins vers des espaces dont tous les traits nient ce que peut avoir de réducteur et d'étouffant la réalité physique ressentie dans l'espace et dans le temps présents.

Poursuivant toujours le même dessein, sans doute inavoué et inconscient de sa part, de brouiller les repères objectifs et leurs limites, il n'est pas rare que le protagoniste, en mêlant les trajectoires spatiales et temporelles, associe aussi les perspectives progressive et régressive dans la même vision. Le passage du long cortège des cavaliers est, pour Grange qui observe la forêt remuée par le grondement des moteurs et l'écrasement mécanique des chenilles, l'occasion de réflexions sur l'extrême relativité des temps et des lieux:

‘"Le vide des longues perspectives de ses haies, les voûtes des branches qui trouaient les futaies et s'enfuyaient parfois pour des lieues à l'horizon vers un œil de jour mystérieux, n'étaient pas faits pour la petite vie falote de bûcherons et de charbonniers qui avait végété là en attendant que le rideau se lève. La forêt respirait, plus ample, plus éveillée, attentive jusqu'au fond de ses forts et de ses caches soudain remués aux signes énigmatiques d'on ne savait quel retour des temps – un temps de grandes chasses sauvages et de hautes chevauchées – on eût dit que la vieille bauge mérovingienne flairait encore dans l'air un parfum oublié qui la faisait revivre." 351

Tandis que l'orientation prospective de la vision, loin d'être absente de ces réflexions, ne serait-ce qu'à travers les trouées ouvertes dans le paysage forestier ou les lignes de fuite projetées par l'apparition des horizons, finit par s'identifier au motif de l'attente prolongée d'un lever de rideau, l'aspect rétrospectif et régressif est tout aussi prégnant. De ce point de vue, l'espace des Ardennes dévoile peu à peu, à travers les multiples représentations d'un passé immémorial 352 que l'observateur finit par substituer imaginairement aux réalités spatiales proximales ou identitaires, un improbable "retour des temps" les plus reculés, à moins que le narrateur lui-même n'identifie à la faveur de cette attente, un "paysage-histoire", pour reprendre une expression utilisée ailleurs par J. Gracq 353 . Comment ne pas voir, en effet, dans ce paysage en situation d'expectative, un pays prédestiné à la "catastrophe militaire", un de ces "pays dont les traits expressifs ne sont apparus vraiment qu'à la faveur d'un événement historique" 354 ? Sans qu'il soit besoin, pour éclairer le sens du passage, de rappeler les épisodes dramatiques antérieurs de l'histoire des Ardennes, par exemple la référence antique à l'invasion des Germains (et en particulier l'attaque des légions de Varus par Arminius rapportée par Tacite dans ses Annales et, à plusieurs reprises, évoquée par J. Gracq dans ses écrits 355 ), le propos du narrateur n'est-il pas subtilement annonciateur de la toute proche tragédie, à travers l'évocation reculée d'un "temps de grandes chasses sauvages et de hautes chevauchées"? Et le trait le plus étonnant, comme toujours chez cet auteur, n'est-il pas le caractère à nouveau paradoxal de la perspective? C'est, en effet, à travers la référence au plus distant et au plus ancien que s'impose et que se formule le pressentiment, ou la prémonition, d'un événement futur tout à fait imminent.

Car, même là où le protagoniste, par un penchant qui lui est propre, ressent plus intensément "sa vie battante et tiède, délivrée de ses attaches" 356 et tend effectivement à se détourner de la réalité extérieure, celle-ci ne perd jamais tout à fait ses droits dans le récit, ne serait-ce qu'à travers les remarques ou les commentaires du narrateur qui peuvent se distancier, plus ou moins, de la vision du personnage. Ainsi, après les premières opérations de l'offensive allemande, et à la suite d'une communication téléphonique de Varin, alors que Grange évalue les conséquences de la nouvelle et qu'il envisage les parades à l'invasion de l'événement lui-même, les formes narratives choisies par l'auteur ou par son narrateur présentent une formulation pour le moins ambiguë:

‘"Grange trouva que la nouvelle faisait peu d'effet sur ses hommes. La brume de la fausse guerre se levait maintenant, découvrant à moitié une perspective sans agrément, trop prévisible. Mais il restait une marge d'inconnu, où tout pouvait encore s'engluer, s'amortir. On vivrait dessus. La Belgique, la Hollande, c'était beaucoup plus près que la Norvège. Mais, avec un peu d'ingéniosité, on pouvait encore se fabriquer du vague." 357

Est-ce, en effet, au narrateur ou à son protagoniste qu'il convient d'attribuer ces réflexions? Après la première phrase qui semble inaugurer, au discours indirect, le compte-rendu des pensées du personnage, en les intégrant dans une subordonnée qui est elle-même objet d'un verbe déclaratif, les phrases qui suivent doivent être logiquement considérées comme du discours indirect libre. Selon cette hypothèse, ces phrases nous livreraient, dès lors, les supputations ou les espoirs obstinés de Grange qui voit son horizon se rétrécir et qui cherche, à toute force, à maintenir l'événement à distance en reconstruisant, imaginairement au besoin, "une marge d'inconnu, où tout pouvait encore s'engluer, s'amortir". Selon l'autre hypothèse, sans pour autant que le sens en soit profondément modifié, les réflexions pourraient être le fait du narrateur lui-même, prenant ses distances avec son personnage (l'un des signes créant les conditions d'une ambiguïté étant l'emploi réitéré du «on» dans ce passage), et désignant la propension de celui-ci à sécréter autour de lui un espace imaginaire et une durée vague et stagnante destinés, sinon à dissoudre l'événement, au moins à en repousser l'échéance trop prévisible et trop proche.

Ainsi au cours du récit, la représentation que le protagoniste se fait du monde extérieur se trouve marquée par un processus d'irréalisation progressive. L'écart entre la vision subjective de Grange et la perception objectivée du réel que peut avoir le narrateur ne fait que s'accroître au fur et à mesure de l'avancée des événements eux-mêmes et des menaces qu'ils représentent. Mais un tel processus d'irréalisation doit aussi être entendu comme forme d'inaccomplissement, le protagoniste tendant dans le mouvement qui l'éloigne du réel, à s'écarter de sa fonction de sujet opérateur et de l'action qu'il est censé, en tant que protagoniste, opérer sur la réalité du monde.

Notes
329.

Murat (Michel), Julien Gracq, Paris, Belfond, 1991, p. 201.

330.

Gracq (Julien), Un balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, p. 28.

331.

Genevoix (Maurice), Raboliot, Paris, Grasset, 1925.

332.

Cf. supra, chapitre II.

333.

Gracq (Julien), Entretien radiophonique avec Gilles Ernst (12 juillet 1971, in Coelho (Alain), Lhomeau (Franck), Poitevin (Jean-Louis), Julien Gracq écrivain, Paris, Le Temps singulier/SILOE, 1988, p. 134.

334.

Boie (Bernhild), "Introduction", in Gracq (Julien), Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. XII.

335.

Gracq (Julien), Un balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, p. 53.

336.

Nous faisons nôtres la terminologie et les modalités d'analyse préconisées par G. Genette dans Figures III, "Mode, Voix", Paris, Le Seuil, 1972, pp. 183-267.

337.

Ibid. pp. 252-254.

338.

Un exemple tout à fait caractéristique de ce point de vue "mixte" ou ambigu peut être fourni par le passage qui suit: "Grange trouva que la nouvelle faisait peu d'effet sur ses hommes. La brume de la fausse guerre se levait maintenant, découvrant à moitié une perspective sans agrément, trop prévisible. Mais il restait une marge d'inconnu, où tout pouvait encore s'engluer, s'amortir." [Gracq (Julien), Un balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, p. 171].

339.

Pouillon (Jean), Temps et Roman, Paris, Gallimard, 1946, p. 79, (cité par G. Genette dans Figures III, "Mode, Voix", Paris, Le Seuil, 1972, p. 209).

340.

Gracq (Julien), Un balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, pp. 52-53.

341.

Ibid. p. 54.

342.

Ibid. p. 52.

343.

Ibid. p. 24.

344.

Rastier (François), "Anthropologie linguistique et sémiotique des cultures", in Rastier (François et Bouquet (Simon) (sous la direction de), Une introduction aux sciences de la culture, Paris, PUF, 2002, p. 248.

345.

Ibid. p. 249.

346.

Gracq (Julien), Un balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, p. 24.

347.

Rastier (François), "Anthropologie linguistique et sémiotique des cultures", in Rastier (François et Bouquet (Simon) (sous la direction de), Une introduction aux sciences de la culture, Paris, PUF, 2002, p. 249.

348.

Gracq (Julien), Un balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, p. 33.

349.

Ibid. p. 34.

350.

Ibid. pp. 35-36.

351.

Gracq (Julien), Un balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, pp. 70-71.

352.

On peut se reporter, à ce propos, au Rivage des Syrtes, où la question de la situation plus qu'imprécise dans l'histoire se posait déjà, question sur laquelle nous reviendrons au chapitre 6, quand seront abordés les enjeux contextuels.

353.

L'expression apparaît dans un "Entretien avec Jean-Louis Tissier", in Gracq (Julien), Œuvres complètes II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 1202. Elle est reprise dans Carnets du grand chemin, p. 989.

354.

Gracq (Julien), "Entretien avec Jean-Louis Tissier" in Gracq (Julien), Œuvres complètes II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, pp. 1202-1203.

355.

Gracq (Julien), Carnets du grand chemin, Œuvres complètes II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 989: "la forêt de Teutobourg, inquiétante à force de silence, par trois fois grosse des légions d'Arminius"…

356.

Gracq (Julien), Un balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, p. 110.

357.

Ibid. p. 171.