I. 2. De déception en déception.

Pour tous les dictionnaires de langue française contemporains consultés, "décevoir", c’est, d’abord, dans une acception aujourd’hui vieillie, "tromper, induire en erreur" 383 , ou encore "séduire par une apparence engageante" 384 , ou qui "promet plus qu’elle ne donne" 385 . L’adjectif "décevant", forme dérivée du participe présent du verbe, offre le même sens classique. Une bonne illustration de cet emploi est fournie, au début du chapitre XI du Rivage des Syrtes, par la référence aux "brumes décevantes et molles qui promettaient la pluie sans pouvoir l’amener" 386 , la tromperie, encore sensible ici, prenant la forme d’un non-respect des promesses ou des engagements supposés en matière de pluviosité que laissaient attendre la configuration météorologique précédente et, en particulier, la présence de brumes. Une phrase d'Un beau ténébreux, dans laquelle Gérard, l'un des personnages principaux de ce roman, évoque une scène du Lohengrin de Wagner, offre la particularité d'associer à l'occurrence du même adjectif verbal "décevant" sa propre définition sous forme d'apposition explicative:

‘"La montée de la lune, la lune distante, décevante, […], la lune qui trompe les attentes, celle dont s'alarme Roméo […]." 387

Mais le verbe "décevoir" présente, dans les mêmes dictionnaires, une deuxième signification légèrement différente, correspondant à l’usage plus actuel et affaibli du terme, où n'est plus perceptible l'action intentionnelle d'un sujet opérateur extérieur. Il signifie "causer à quelqu’un une déconvenue, un désappointement en ne répondant pas à son attente, à ses espoirs, ou à ses illusions" 388 . Lorsque Perceval parle à Trévrizent de sa future rencontre avec le Graal, la déconvenue, ou l’insatisfaction qu’il évoque, à ce moment précis, par pure hypothèse, constitue un bon exemple de ce cas d’emploi: "S'il (le Graal) ne devait venir, je serais…comment te dire?... déçu" 389 . Si tous les dictionnaires de langue française s’accordent peu ou prou sur le sens qu’il convient de donner au verbe "décevoir", en revanche ils ne rendent pas compte d’une manière exactement semblable du sémantisme du nom "déception".

Les définitions proposées pour le substantif offrent, en effet, moins d’unanimité chez les mêmes rédacteurs. Les dictionnaires plus "historiques", comme le Trésor de la langue française 390 ou comme le Grand Larousse 391 conservent la description binaire et chronologique mise en place à propos du verbe "décevoir": le premier sens, signalé comme vieilli, est "l’action de décevoir", voire la "tromperie"; le second sens retenu correspond à "l’action d’être déçu", à l’état ou au "sentiment d’une personne déçue". Le Nouveau Petit Robert 392 (dictionnaire plus analogique qu’historique) ne retient, pour le même mot, qu’un seul sens: "fait d’être déçu; sentiment pénible causé par un désappointement, une frustration". Le terme"déception", moins fréquent dans le corpus que ne l’est le mot "attente", est notamment utilisé par le roi Amfortas annonçant la cérémonie du Graal aux chevaliers décontenancés par le départ de Perceval:

‘"En signe de foi dans la Promesse, en ce jour d’amère déception, j’offrirai moi-même le sacrifice" 393 . ’

Le terme traduit bien le sentiment d’extrême frustration prêté à son entourage par le roi de Montsalvage, même si, dans le contexte médiéval qui est celui de la pièce, rien n’exclut, bien au contraire, l’acception la plus ancienne du mot.

Notes
383.

Grand Larousse de la langue française (sous la direction de Louis Guilbert, René Lagane et Georges Niobey), Paris, Larousse, vol.2, p. 1130

384.

Le Nouveau petit Robert Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Le Robert, 1996, p. 546

385.

Trésor de la langue française, article "Décevoir", Paris, Gallimard/Klincksieck, 1971-1992

386.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 257.

387.

Gracq (Julien), Un beau ténébreux (1945), in Gracq (Julien), Œuvres complètes, I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, p. 198.

388.

Trésor de la langue française, article "Décevoir", Paris, Gallimard/Klincksieck, 1971-1992.

389.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 66.

390.

Trésor de la langue française, article " Déception", Paris, Gallimard/Klincksieck, 1971-1992.

391.

Grand Larousse de la langue française (sous la direction de Louis Guilbert, René Lagane et Georges Niobey), Paris, Larousse, 1986, vol.2, p. 1130.

392.

Le Nouveau petit Robert Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Le Robert, 2005, p. 637.

393.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 116.