I. 3. Simulacres et périls de la déception.

Comme on a pu l’observer, l’évolution historique du verbe "décevoir" ou du substantif qui lui est lié nous fait passer d’un sens concret et extéroceptif et d’une conception active et transitive de la "déception" à un sens plus intéroceptif et à une conception plus statique. De la déception, prise comme acte manipulatoire et supposant un sujet opérateur extérieur qui vise, par intentionnalité propre, à maintenir un autre sujet, considéré comme sa victime, en disjonction avec un objet de valeur, on passe graduellement à une simple situation déceptive. Cet état du sujet déçu, s’il n’est pas seulement le résultat d’une action imputable à un principe agissant de l’extérieur, est toujours en lien, en amont, avec une disposition de ce même sujet que permet de décrire le mot "attente", dans son caractère prospectif. Dans toute déception, il y a écart entre l’attente et ce qui échoit, entre la réalité et les espoirs, que cet écart soit imputable à un mensonge manipulatoire, à de fausses apparences, ou qu’il soit l’effet de croyances illusoires du sujet lui-même. Selon que le terme est pris dans son acception classique de "fait de décevoir" ou dans son sens actuel "d’être déçu", la déception peut donc être définie, soit comme un processus actif consistant à tromper une attente et à ne pas répondre à cette attente, soit comme l’état résultant de ce processus ou de cette action, le sujet qui éprouve une déception ayant le sentiment d’avoir été l’objet d’une tromperie extérieure à lui-même ou, à défaut, d’une illusion propre. Si l'on prend pour point de départ les définitions du terme qui viennent d'être rappelées ci-dessus, la déception peut donc globalement correspondre à trois acceptions principales: un sens passif, soit la déception subie, un sens actif hérité de la tradition classique, soit la déception comme manipulation, et, bien que le verbe "décevoir" n'existe pas à la voix pronominale, un sens "réfléchi", soit la déception comme tromperie de soi-même. A la nécessité de prendre en compte ces trois formes de déception s'ajoute celle de décrire le schéma de configuration générale auquel aboutit le déploiement de ces formes thématico-narratives dans les trois œuvres du corpus. Ces différentes exigences dictent le plan suivi dans les deux sections suivantes de ce même chapitre. Tandis que la deuxième section abordera logiquement la déception correspondant à la situation ou à l'état du sujet "déçu", la troisième section analysera la déception comme opération, c'est-à-dire comme manipulation ou tromperie, en incluant la déception de soi-même. Cette troisième partie du chapitre, en explicitant les formes déceptives spécifiquement adoptées par chaque ouvrage, tentera de déceler et de décrire les signes d'une évolution entre les trois œuvres.