II. 1. Attentes et frustrations

Si, comme nous l'avons déjà remarqué, l'attente prend des formes contradictoires dans les trois œuvres et correspond, pour l'essentiel, soit à la volonté qu'a le sujet d'être conjoint à l'objet désiré, soit, inversement, à la postulation contraire de maintenir disjointe la relation à l'objet redouté, l'expérience déceptive n'exclut, a priori, aucune attente de son champ d'application. Tout sujet désirant, – et nous avons pu montrer que la crainte, même si elle repose sur une relation répulsive à l'objet, était une forme de désir 394 ("la crainte n'est pas, du point de vue sémantique, un non-vouloir, mais un vouloir contraire" 395 ) – tout sujet désirant est donc susceptible de connaître l'expérience de la déception, quel que soit par ailleurs l'objet, ou l'orientation, de son désir. Il est tout aussi évident que l'origine à partir de laquelle semble se mettre en œuvre le processus aboutissant à l'état déceptif n'est pas neutre. Cette origine est marquée et modalisée par l'attente et la déception actuelle d'un sujet ne fait sens que par rapport à cet état antérieur "dans lequel le sujet [était], au contraire, doté d'espérances" 396 et croyait dans la réalisation de ses desseins et de ses désirs. Il s'agit ici d'examiner en quoi de telles attentes par rapport à l'objet désiré pouvaient contenir virtuellement les frustrations ultérieures.

S'il est vrai, pour prendre le cas le plus simple, que le sujet d'état, en situation de manque et de désir, est, au départ, disjoint de l'objet recherché, cette relation de disjonction ne suffit pourtant pas à décrire, dans toute son ampleur, son état initial, si on confronte celui-ci à l'état final déceptif. En effet, à l'état disjoint qui caractérisait initialement la relation réelle du sujet à l'objet s'ajoutait une autre relation virtuelle qui, elle, doit être décrite comme conjonctive: c'est l'espoir qu'avait le sujet, dans la situation antérieure, d'être établi, plus tard, en relation de conjonction avec ce même objet, soit par son action propre, soit par l'action d'un autre opérateur que lui. Qu'un tel espoir, anticipant sur la réalisation proprement dite, ait été ou non fondé importait peu alors au sujet. Seul comptait à ses yeux le fait que, même sans remplacer l'objet de valeur envié et désiré par lui, cet espoir constituait en quelque sorte, à défaut de la possession réelle de l'objet, son substitut imaginaire ou virtuel et une véritable compensation symbolique à son manque d'alors. C'est ainsi qu'au premier acte du Roi pêcheur, Kundry, plus sujet désirant que sujet agissant, au moment précis où Clingsor lui annonce, non sans arrière-pensée, l'arrivée du Pur, se plait à imaginer la venue de celui-ci comme apportant déjà la réalisation et le comble de son attente:

‘"Plaise à lui! Il vient en conquérant. Il a tué Méliant. Il vient. Ce qui l'arrête, il le brise. Il va devant lui, merveilleux, et l'accomplissement de son désir est la mesure de sa journée." 397

Certes il apparaît, à première vue, que le discours de Kundry n'évoque que la venue imminente du Pur. Mais n'est-il pas celui qui doit, selon les propres termes de la compagne d'Amfortas, assurer "le triomphe du Graal" 398 ? À coup sûr, la répétition du verbe "venir", par le sens locatif et la référence situationnelle qu'il implique, doit être interprétée comme le signe perçu par elle d'un lien entre cette approche annoncée et sa propre attente, et même d'une réponse à cette attente. Tandis que le rythme vif de la réplique et les modalités euphoriques du discours qualifient déjà, pour le moins, cette arrivée de favorable et de propice, se trouve aussi exprimé un investissement affectif intense. Et le fait que Kundry identifie, dans ce sujet opérateur virtuel, en dépit du statut d'"objet modal" qui devrait être celui du nouveau venu 399 , un nouvel "objet de valeur", ne suffit pas à expliquer l'intensité de l'émotion ressentie par le personnage. Cette émotion résulte, pour une plus large part, de la jonction qui s'opère, en elle, entre son désir raffermi et l'espoir de voir enfin advenir le salut qu'est, à ses propres yeux, le Graal. Significativement, si le sujet opérateur mis en scène par le propos de Kundry, voit "l'accomplissement de son désir [comme] la mesure de sa journée", c'est bien à l'image du sujet d'état qu'est l'énonciatrice elle-même, un sujet que son propre discours dit déjà potentiellement satisfait (non certes par la conjonction réelle avec l'objet de valeur que reste le Graal, mais par la conjonction virtuelle que représente l'espoir ici envisagé et sécrété par ce même discours). Ainsi le sujet d'état qui espère est-il déjà, quoique sur un mode uniquement virtuel, au moins partiellement comblé par le seul fait qu'il espère dans l'avenir et dans la réalisation de ses désirs.

Aussi plus le désir et l'espoir sont forts (en d'autres termes, plus la conjonction avec l'objet apparaît virtuellement assurée), plus la frustration et le désenchantement risquent d'être cruels. La frustration du sujet déçu est, en effet, alors vécue sur le mode de la dépossession et de la dégradation, comme si l'objet désiré lui avait été préalablement conjoint, et ceci sur le mode réel. Dans la scène finale du Roi pêcheur, où la même protagoniste, anxieuse, vient d'apprendre par la voix de Kaylet que Perceval, au lieu de la question attendue, a gardé le silence, la déception ne se fait pas attendre:

‘"KAYLET
Étonné.
Mais non, rien, Kundry… je t'assure… Il n'a pas parlé…
Kundry s'affaisse.
Qu'est-ce qu'il y a? … Qu'est-ce qu'il y a?
Kaylet dégringole en hâte de la fenêtre et s'empresse autour de Kundry.
Qu'est-ce que tu as, Kundry? Il faut que j'appelle?
KUNDRY
N'appelle pas. Personne ne peut plus répondre, puisque lui n'a pas répondu.
KAYLET
Mais moi je suis là, Kundry… Parle-moi… Tu es malade, je t'assure!
KUNDRY
Il y a longtemps, Kaylet, et je le serai longtemps encore. C'est une maladie qui ne se guérit pas." 400

La maladie incurable dont parle Kundry n'est pas uniquement l'espoir ou le désir lui-même, au sens où l'on pourrait parler d'un feu inextinguible (signification qui va, du reste, trouver un écho, à la page suivante et dernière, dans le propos d'Amfortas: "la folie du Graal n'est pas éteinte" 401 ), cette maladie inguérissable désigne aussi l'espoir déçu, qui n'a pas été comblé et qui reste à jamais un manque. Aux yeux de Kundry, la seule action qui pouvait combler ou guérir ce manque a fait défaut, puisque l'opportunité on ne peut plus propice n'a pas été saisie par Perceval. Comme on le voit, ce qui constitue l'atteinte la plus profonde de la déception, ce n'est pas le défaut dû au manque, lequel caractérisait déjà la situation antérieure disjonctive; c'est plus encore la perte de l'espoir que conservait, jusqu'ici, le sujet d'être un jour conjoint à l'objet désiré. Et lorsque l'espoir est mis à mal, et ceci d'une manière sans doute définitive, n'est-ce pas la vie même du sujet qui se trouve touchée au cœur? Si l'on en juge, en l'occurrence, par l'affaissement de Kundry, ou par la "voix blanche" avec laquelle elle s'exprime à la suite de cette déception ("Il est parti, n'est-ce pas?" 402 ), la maladie dont elle se reconnaît atteinte n'est pas de celles qui guérissent: elle abat, elle épuise, elle terrasse celui ou celle qu'elle frappe… Mais la déception n'est pas seulement le fait d'une action projetée et non réalisée; elle peut aussi concerner le résultat d'une œuvre accomplie et réalisée.

Un autre motif de l'attente déçue dans les trois œuvres est celui de l'écart fourni par une réalisation par rapport aux attentes que laissait préfigurer le projet d'accomplissement de l'action. Le sujet opérateur, qui espérait un effet plus que favorable de son activité et des efforts mobilisés à cette occasion, se trouve confronté à une évaluation et à une production décevantes. On se souvient comment Fabrizio, profitant d'une absence de Marino, avait entrepris, à la suite de la restauration de l'Amirauté, une réfection de ses façades en escomptant, de cette opération, la vision d'un chef-d'œuvre:

‘"Il y a là-dessus trois siècles de patine, une vraie crasse de siècles. Je la gratte, je l'étrille. J'enlève la patine. Dans quinze jours je fais cadeau à Marino d'une forteresse flambant neuve. Mon triomphe!" 403

Alors que Fabrizio s'attend à un effet des plus flatteurs et brûle de montrer son œuvre à Marino dont il espère recueillir félicitations et gratifications, le narrateur, plus circonspect, redoute, inversement, à partir des réactions de Marino, un jugement réprobateur:

‘"je commençai à craindre très sérieusement que Fabrizio ne soulevât pas tout l'enthousiasme qu'il avait espéré." 404

Mais, au vrai, ce que révèle la vision du résultat excède, et de loin, le jugement négatif du capitaine que, du reste, le narrateur néglige de mentionner. Ce qui est proprement décevant, ce n'est pas tant l'évaluation portée par un regard extérieur, c'est la réalisation elle-même, ici envisagée par rapport au projet, et qui présente un aspect tout à la fois singulier et exemplaire:

‘"Quelque chose de jamais vu, et pourtant de longuement attendu, comme une bête monstrueuse et immobile surgie de son attente même à sa place marquée après d'interminables heures d'affût vaines, quelque chose au bord de la lagune, longuement couvé dans le noir, avait jailli à la fin sans bruit de sa coque rongée comme d'un énorme œuf nocturne: la forteresse était devant nous." 405

Contrairement au résultat espéré, aux attentes pourtant multiples (le motif de l'attente est rappelé de manière obsessionnelle dans le passage en prenant les différents sens repérés plus haut 406 ), l'œuvre de restauration se présente comme un monument de laideur, le caractère incomparable de son aspect informe et hideux apparaissant, entre autres, dans l'expression "quelque chose de jamais vu". Mais, pour le lecteur inattentif qui n'aurait pas mesuré l'écart que représente, aux yeux de l'intéressé, la déception par rapport à la splendeur attendue, en oubliant les espoirs de triomphe placés dans cette œuvre par Fabrizio, son "créateur", la métaphore de l'obscure couvaison et de la surprenante éclosion à laquelle celle-ci aboutit pourrait apporter un signal utile: ce que met en évidence une telle métaphore filée dans le passage considéré, c'est, en effet, le surgissement inattendu d'un résultat qui vient, au terme même de l'attente, contredire, par ses effets insoupçonnés, les espoirs qui avaient été placés dans sa réalisation. Sans doute, l'auteur a-t-il en vue, à travers le développement de cette image insolite, la lente gestation de l'œuvre et sa réalisation dont les produits ou les fruits ne sont pas toujours à la hauteur de l'idéal projeté et déçoivent, par leurs traits surprenants et intrus, les espoirs que le créateur avait fondés sur eux 407 .

Mais l'élément le plus remarquable est que la déception ici représentée, au lieu de procéder, comme pour le cas précédent, d'un manque d'action ou de réalisation, découle, bien au contraire, du processus de production lui-même et de la transformation obtenue qui démentent le résultat escompté. Et ce qui frappe ici, ce n'est pas seulement une mince rupture que l'on est en droit d'attendre "au coeur de la dimension pragmatique" de tout projet humain, "l'action chargée de réaliser l'intention rest[ant] toujours un mixte de réussite et d'échec" 408 , comme le rappelle Jean-Pierre Boutinet. Ce qui étonne et qui surprend beaucoup plus, c'est un échec patent, un raté retentissant que ne suffit pas à dissimuler ni à minimiser le propos bienveillant de Giovanni, par lequel se conclut ce sixième chapitre:" – Tu n'es pas aimable pour Fabrizio. Sa robe de noces, plutôt." 409 L'écart observable ne peut, en effet, être plus grand entre le résultat effectivement obtenu et celui attendu ou espéré par Fabrizio, ce que manifeste, à l'évidence, l'émergence inopinée de la "bête monstrueuse" en lieu et place du chef-d'œuvre voulu et du "triomphe" 410 espéré. Que peuvent donc signifier, a contrario, un échec aussi éclatant et une déformation aussi outrée d'un embellissement pourtant si laborieusement recherché et préparé, sinon que se trouve précisément discréditée, à travers l'échec de Fabrizio, la prétention de celui-ci au "triomphe" définitif? Tout se passe, en effet, comme si J. Gracq, ou son narrateur, stigmatisait la vaniteuse "réaction de triomphe" du personnage, en empruntant quasi les termes par lesquels le neurologue et psychologue Pierre Janet analysait, quelques décennies plus tôt, le cas de l'extatique Madeleine, l'une de ses patientes atteinte de délire religieux, dans son ouvrage De l'angoisse à l'extase:

‘"Elle contemple des merveilles d'art, elle sait tout, elle comprend tout, elle est définitivement la bien-aimée de Dieu, comme elle le dit: «Tout est fini.»" 411

Entre le cas pathologique de la femme égarée dans le plus équivoque des mysticismes et la situation de Fabrizio, par avance, assuré et déjà grisé de son immanquable succès, n'est-ce pas la même éclatante faillite et la même euphorie démesurée? La déception était, jusqu'ici, envisagée en elle-même comme état résultant d'une transformation réalisée ou non. Il convient d'aborder, à présent, l'expérience déceptive comme relation de tromperie entre le sujet déçu et l'agent responsable de sa déception.

Notes
394.

Revoir, sur ce point, le chapitre précédent.

395.

Greimas (Algirdas Julien), et Courtès (Joseph), Sémiotique Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1993, p. 76.

396.

Greimas (Algirdas Julien), Du sens II, Paris, Le Seuil, 1983, p. 226.

397.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 35.

398.

Ibid. p. 35.

399.

Selon la terminologie de la sémiotique narrative initiée par A. J. Greimas, il convient de distinguer "l'objet de valeur" proprement dit de l'"objet modal" qui "n'est pas (encore) l'objet principal de la performance, mais une condition nécessaire pour l'acquérir" (Groupe d'Entrevernes, Analyse sémiotique des textes, Lyon, Presse universitaires de Lyon, 1979, p. 17). On peut se reporter également ci-dessus au chap. III, où cette distinction a déjà été abordée.

400.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José corti, 1948, pp. 148-149.

401.

Ibid. p. 150.

402.

Ibid. p. 149.

403.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 128.

404.

Ibid. p. 129.

405.

Ibid. pp. 129-130.

406.

Voir les définitions du mot "attente" rappelées au chapitre I.

407.

Nous reviendrons sur ces aspects dans la deuxième partie de cette thèse, au moment où seront abordés les enjeux et les questions proprement esthétiques, soit au chapitre VIII.

408.

Boutinet (Jean-Pierre), Anthropologie du projet, Paris, PUF, 1990, p. 276.

409.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 130.

410.

Cf. l'expression employée par Fabrizio lui-même (p. 128): "Mon triomphe!"

411.

Janet (Pierre), De l'angoisse à l'extase, tome II, Paris, Société Pierre Janet et laboratoire de psychologie pathologique de la Sorbonne, 1975, p. 410