II. 2.Le piège déceptif: de la sanction à la motivation.

On se souvient de la signification étymologique du terme "déception" (en latin, le verbe "decipere" renvoyait à l'idée de piège 412 ). Or cette situation de déception enfermante, c'est-à-dire prise au sens étymologique, se trouve parfaitement mise en forme et illustrée dans un passage d'Un balcon en forêt. Il s'agit de la septième section du récit qui commence avec les manœuvres des "blindés de la cavalerie et des éléments de dragons portés" 413 et qui relate, en particulier, la visite d'un équipage de cavaliers dont l'automitrailleuse de reconnaissance est tombée en panne. Tandis que Gourcuff est expédié à Moriarmé pour aller quérir une voiture de dépannage, Grange invite "l'équipage en détresse à entrer et [fait] monter une nouvelle bouteille." 414 Le lecteur peut observer, sans effort, dans quelles conditions les visiteurs sont accueillis. Grange, en effet, déploie, sans ostentation ni faste, étant donné les circonstances, mais avec conviction et sans retenue ni réserve, tous les signes de l'hospitalité. La visite commence ainsi sous les meilleurs auspices et le lecteur, comme le protagoniste, s'attend logiquement en retour à des propos aimables et conciliants de la part des visiteurs. Or, après quelques banalités échangées en vidant la bouteille, les choses prennent une tout autre tournure, spécialement au moment où, sur la demande du lieutenant, Grange invite son hôte à visiter le bloc:

‘" – Drôle de turne!... fit le lieutenant avec une grimace. Il frissonnait dans la fraîcheur stagnante et reniflait l'air mou. Il tâta de la main le mince tube du canon et souleva le capuchon de toile de la culasse… Ça fait assez caveau de famille, vous ne trouvez pas? Excusez une plaisanterie qui n'est peut-être pas de saison, dit-il avec un sourire à peine gêné. – On s'habitue, fit Grange sèchement, en haussant les épaules. Il ne se sentait plus de très bonne humeur: il commençait à regretter d'avoir invité les cavaliers… Dans vos engins, quand l'huile se met à chauffer…" 415

Contrairement aux amabilités attendues, ce sont donc, comme on voit, des propos plus que soupçonneux qu'émet le visiteur. D'autant que s'ajoutent aux paroles désinvoltes et négatives du cavalier désobligeant les gestes réprobateurs et les mimiques évaluatives de l'inquisiteur: par la moindre de ses attitudes il semble qu'il flaire, qu'il soupèse et qu'il juge. Mais, ce qui provoque, par-dessus tout, la réaction dépitée et excédée de Grange, c'est l'assimilation de la maison forte et de son blockhaus à un tombeau. A dire vrai, pourtant, si l'aspirant se sent à ce point vexé, sans doute même offensé par de tels propos, c'est tout autant par la vérité de ces révélations, qui disent la fragilité de sa position, que par le caractère peu courtois, voire inamical de la formulation. Du reste, comme le remarque Jean-Louis Leutrat dans son étude, un "caveau de famille", c'est bel et bien ce que le fortin "est destiné à devenir: il servira de tombeau à une partie de la famille de rencontre de Grange" 416 . Quant au narrateur, qui s'en tient à noter le mécontentement de celui-ci et son agacement, il semble ne prendre aucun parti, préférant sans doute mettre à profit les remarques du lieutenant, plus blessantes par maladresse que de volonté délibérée, pour accroître sensiblement ses propres distances avec son protagoniste. Quoiqu'il en soit, Grange n'est pas au bout de ses surprises et de ses peines.

‘ "Il posa la main légèrement sur l'épaule de Grange, et le fixa d'un regard qui ne plaisantait plus. – Un bon conseil pour votre bonne bouteille. Je m'arrangerais pour changer d'air. Cette machinette qu'on vous a louée en forêt, savez-vous comment j'appelle ça? Sans vouloir vous vexer, j'appelle ça un piège à cons. Vous serez fait là-dedans comme un rat." 417

Au-delà de l'insulte formulée dans les termes du jargon soldatesque, le mot "con" doit être interprété comme le degré extrême de la dépréciation et de la déception. Non seulement Grange et ses hommes se trouvent, en effet, pris au piège, placés qu'ils sont dans une situation sans issue et sans la moindre perspective de salut, mais le destin que le visiteur leur promet, soit celui d'une fin tragique annoncée, est formulé comme la conséquence de leur naïveté et de leur ineptie foncières. Alors que Grange est occupé à construire de la valeur, son hôte indélicat le renvoie brutalement à une situation d'être dévalué et prédisposé, par sa nature propre, au leurre et à la déception. La métaphore du piège et d'une duperie enfermante s'impose donc comme l'image forte de ce passage. A partir de cette première mention du mot "piège" si frappante, le lecteur ne peut qu'être alerté sur l'éventualité de son réemploi dans le récit. Quelques pages plus loin, Mona n'est-elle pas associée à l'idée de "tendre piège" 418 ? La forêt de l'Ardenne emmitouflée sous la neige ne devient-elle pas elle-même "un piège de silence" 419 ? Et, lorsque, un jour d'hiver, de bon matin, arrive de Moriarmé un "ordre d'alerte – alerte numéro un", c'est à un Grange sceptique, tentant d'invoquer la radio désertique et la neige environnante, que "le silence de la radio [fait] renifler une odeur de piège" 420 . Tout se passe donc comme si la totalité de ce qui constitue l'univers du protagoniste se révélait un immense dispositif de manipulation fait pour le piéger. Ce que les propos et les révélations du cavalier ont mis en lumière, c'est bien l'extrême précarité de la situation de Grange, réalité qu'il s'est efforcé jusqu'ici de nier. La déception finale qu'il éprouve dans l'épisode considéré ne se comprend que par rapport au sentiment de sécurité illusoire patiemment élaboré, en particulier au contact de Mona:

‘" – Je brûlerai du soufre dans le bloc, pensa Grange, malcontent et furieux. Heureusement personne n'était là. Il se sentait moins inquiet que floué: il était comme un homme qui vient de prêter tout son argent à un escroc." 421

Si Grange veut brûler du soufre dans le blockhaus, c'est, en réalité, par réaction de dépit: il réagit contre l'intrus qui l'a animalisé et traité de manière méprisante, en l'assimilant, à son tour, implicitement à des espèces animales nuisibles (insectes ou rongeurs) qu'on extermine par l'usage fumigatoire de produits chimiques comme le soufre. Mais cette opération de désinfection hygiénique ressemble aussi à une sorte de rituel magique destiné à conjurer l'idée même de piège, qui l'a brutalement dépossédé de ses illusions. A moins que, mettant à profit ses connaissances en matière de vinification, J. Gracq ne propose, à travers le brûlage du soufre, une métaphore de l'œuvre et des conditions de son élaboration: le vigneron ne brûle-t-il pas du soufre pour purifier les tonneaux déjà utilisés et destinés à devenir les réceptacles d'une nouvelle vinification? Quoi qu'il en soit, c'est sur un sentiment de perte et de ruine que s'achève le passage: déçu, trompé, "floué", le protagoniste est, en effet, comparé à un homme confiant "qui vient de prêter tout son argent à un escroc"? Si Grange qui vient de vivre une telle déception-sanction est trop intéroceptif et introspectif, pour envisager de tirer de cette expérience autre chose qu'un simple projet de désinfection ou de purification des locaux, en revanche, il est d'autres personnages qui sont moins oublieux des offenses et qui puisent, dans l'épreuve déceptive, de vrais motifs d'agir et de se venger.

Une page du Roi pêcheur correspond à cette situation d'une déception vécue sur le mode de la motivation, c'est celle où, face à Kundry, Clingsor expose les raisons de son opposition au Graal:

‘"Le Graal m'a rejeté. Je vis, misérable, loin de sa lumière, au Château Noir. Le pain des forts, la lumière des anges, la substance et la joie de l'âme sont perdus pour moi à jamais. Mais j'ai eu ma revanche tu le sais, et ma revanche grâce à toi. La sainteté m'était refusée: il me restait la force de la haine et la pénétration de l'esprit. Je me suis fait magicien. Tu m'as servi – tu m'as bien servi! Amfortas le chaste, le pur entre les purs, le roi de leur Graal, par mes bons soins tu l'as séduit, tu l'as pris, tu l'as repu de la joie de ton ventre – et maintenant le Graal s'est vengé – et il saigne, l'imbécile! – il saigne! – il barbouille Montsalvage de son pus, comme un porc qui vomit sur sa litière." 422

Clingsor, dans ce passage qui ne correspond qu'à un fragment de la tirade, commence par évoquer sa situation d'exclu du Graal et des faveurs qui lui sont attachées. Il conserve de cette cruelle déception une rancune terrible et malveillante contre ceux qui l'ont écarté: le Graal et son roi Amfortas. Tout se passe comme si, à la suite de cette attente déçue, voire de cette offense, "la bienveillance qui caractérisait les relations intersubjectives confiantes cédait la place à la malveillance qui [allait régir désormais] les nouvelles relations" 423 . Et, en effet, Clingsor n'aura pas de cesse, à partir de là, qu'il n'ait obtenu sa vengeance. Cette vengeance, conçue comme la sanction, ou la rétribution négative 424 de l'agent offenseur, est censée apporter une compensation, ou un dédommagement moral au sujet offensé. Or, le sentiment prévaut, en lisant la suite du texte, que Clingsor, s'il a obtenu vengeance d'Amfortas, grâce aux bons offices de Kundry 425 , n'en tire pas une réelle satisfaction. Malgré la complaisance avec laquelle le sorcier revoit les différentes étapes qui ont abouti à la corruption d'Amfortas, il y a comme un goût de tristesse à cette complaisance jouissive, une sorte de contentement amer à cette rétrospective d'une vengeance réussie. A moins qu'il ne s'agisse d'une nouvelle déception, ou plus précisément d'une quasi reproduction de la déception subie comme victime… Ne retrouve-t-on pas, en effet, quelque chose de la blessure déceptive initiale du sujet offensé dans la peinture que le sujet offenseur auquel s'identifie désormais Clingsor fait d'Amfortas, la victime de sa vengeance? L'image on ne peut plus réductrice et dégradée d'un roi sur sa litière suggère, en tout cas, l'existence d'une relation mimétique entre l'état passé de Clingsor, rejeté et exclu, et celui du nouvel offensé qu'est devenu Amfortas, comme si quelque chose subsistait, dans l'action entreprise et dans son résultat, des motivations profondes qui ont poussé le sujet vers l'action. Ou encore comme si cette action, qui se présente comme une déception active, reproduisait, dans ses formes mêmes, la déception subie qui l'avait motivée, le sujet opérateur étant lui-même, dans l'action qu'il est censé conduire et à laquelle il est supposé donner un profil choisi, pris au piège de sa propre déception de sujet d'état. Au cours de cette première section du chapitre, la déception a été observée et décrite comme passivité, y compris dans les formes imposées et largement subies que le sujet déçu, devenu agent opérateur, continue de rencontrer, sinon de reconnaître, à travers son action elle-même et les formes qu'elle revêt. La section qui suit va directement concerner la déception dans les trois œuvres, conçue comme manipulation proprement dite, c'est-à-dire comme une forme d'action exercée par un personnage, non sur les choses, mais sur les autres acteurs.

Notes
412.

Nous renvoyons le lecteur aux définitions lexicographiques situées au début de ce même chapitre.

413.

Gracq (Julien), Un balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, p68.

414.

Ibid. p. 77.

415.

Ibid. pp. 79-80.

416.

Leutrat (Jean-Louis), Au château d'Argol/Un balcon en forêt, Paris, Nathan, 1992, p. 75.

417.

Ibid. pp. 81-82.

418.

Ibid. p. 86.

419.

Ibid. p. 107.

420.

Ibid. p. 132.

421.

Ibid. p. 82.

422.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José corti, 1948, p. 29.

423.

Greimas (Algirdas Julien), Du sens II, Paris, Le Seuil, 1983, p. 236.

424.

Voir Courtès (Joseph), Analyse sémiotique du discours De l'énoncé à l'énonciation, Paris, Hachette, 1991, p. 211.

425.

Le récit de Clingsor reprend, à peu de choses près, les propos de Klingsor dans la scène similaire du Parsifal de Wagner. Voir Guide des opéras de Wagner, (sous la dir. De Michel Pazdro), Paris, Fayard, 1988, pp. 825-827.