III. 1. L'épreuve déceptive.

Dans Le roi pêcheur , il est un épisode qui met en jeu le rôle manipulateur d'un personnage décepteur 427 et qui constitue une situation d'épreuve déceptivetout à fait emblématique, c'est "l'histoire-du-chevalier-qui-voulut-délivrer-la-princesse-endormie" 428 , conte que récite, "d'une voix enfantinement solennelle et apprêtée", le bouffon Kaylet faisant office de conteur auprès de son roi malade. Le récit, constituant une sorte d'intermède dans la pièce, met en scène un "seigneur de haut lignage" 429 , fiancé d'une belle princesse, laquelle est endormie sous l'effet d'un mauvais sortilège. Ce prince, tout en faisant appel à un chevalier de passage détenteur d'un pouvoir de guérison, s'emploie, au lieu de laisser s'opérer le processus de réveil attendu et programmé, à détourner à son profit l'issue de l'action. En effet, le fiancé de la princesse endormie, craignant plus de devoir céder son amie au sauveur de celle-ci que de la perdre, n'hésite pas à tromper, par sa "malice jalouse" 430 , le chevalier à l'armure blanche, comme l'en accuse rétrospectivement son amie avant de mourir. Le dialogue entre le fiancé et le chevalier inconnu confirme le jugement de la princesse et le rôle de décepteur joué par celui qui se présente comme son ami:

‘"Si vous aviez appris dans vos voyages telle formule magique qui pût me délivrer de mon tourment, je jugerais vous faire peu d'honneur que de vous donner la moitié de mes biens.» Le chevalier – son coeur était ouvert à la charité – lui dit: «J'ai tel pouvoir, et volontiers ainsi ferais-je, et je n'en demande point récompense, car c'est grande joie de l'âme que guérir tel tourment.»" 431 . ’

Ce récit, en apparence anodin, a pour principal mérite de contenir tous les éléments d'une "épreuve déceptive", conçue comme opération de tromperie et comme manipulation. Ces deux aspects sont ici inextricablement liés. Si, en effet, l'opération de manipulation y est tout à fait manifeste, dans le sens où le "destinateur-manipulateur [en l'occurrence, le fiancé rusé et jaloux] pousse le destinataire manipulé [le chevalier à l'armure blanche] vers une position de manque de liberté (ne pas pouvoir ne pas faire), au point que celui-ci est obligé d'accepter le contrat proposé" 432 , cette même manipulation s'exerce, à l'évidence, grâce à la mise en place d'un dispositif de tromperie largement prémédité. Comme on le constate, le conte de Kaylet organise un univers axiologique transparent: le chevalier est revêtu d'une armure "plus blanche que la neige" et tient des propos à ce point innocents et généreux qu'il en font une proie facile pour le décepteur sans scrupule qu'est le prince rusé et jaloux. Du côté du manipulateur, la tromperie se laisse voir, en premier lieu, dans le masque de la victime dont il s'affuble, afin de susciter la compassion de son hôte et de rendre l'action de celui-ci plus nécessaire et plus contrainte. Mais, pour le fiancé sournois et jaloux qui cherche à empêcher à tout prix la rencontre entre la princesse et son sauveur, la déception comme opération consiste surtout à provoquer, de la part de son interlocuteur en possession de la formule magique («Assez dormir, éveille-toi.»), l'énonciation de cette même formule en présence de la princesse, comme s'il s'agissait d'une pure illusion référentielle. Le chevalier à l'armure blanche, se croyant, en effet, seul en compagnie du prince, n'imagine pas un seul instant que la princesse endormie se trouve dans la chambre voisine, et que la formule prononcée revêt, par là même, toute sa valeur performative. Le piège du décepteur a donc consisté à masquer la réalité référentielle de l'énonciation en occultant l'immédiate proximité de la princesse. Une telle manipulation est d'autant plus subtile que le mensonge se fonde ici sur un non-dit. L'activité manipulatrice "effectuée par le décepteur, est [aussitôt] suivie d'une performance" 433 et constitue même la transformation principale du récit, laquelle aboutit à la situation finale du conte, qui laisse tous les sujets en situation disjonctive, la princesse étant conduite à un sommeil définitif et le prince son fiancé à une solitude repentante sans rémission… Contrairement à l'une des propriétés qui définit et codifie le conte comme genre merveilleux, celui-ci se termine, en effet, tristement, de l'aveu même du narrataire:

‘"AMFORTAS Comme perdu dans une rêverie. Dure pénitence!... C'est une bien triste histoire – qui te l'a apprise, mon Kaylet?" 434

Une histoire aussi déceptive ne demeure pas sans effet sur son narrataire, comme le montrent non seulement la didascalie qui vient interrompre le récit de Kaylet ("Amfortas prête l'oreille et joue nerveusement avec les cordons de son manteau"), mais aussi l'état de rêverie durable dans lequel le roi de Montsalvage se trouve plongé à l'issue du conte. Plus fondamentalement encore, ce récit va constituer pour Amfortas une sorte de modèle de performance et de manipulation déceptives qu'il n'exclut pas d'appliquer à la situation de Montsalvage et de mettre en œuvre, le cas échéant:

‘"Amfortas, toujours dans sa rêverie, répète machinalement les mots de Kaylet. «…S'il ne vient la délivrer, mon âme languira dans mon corps et je laisserai fuir ma vie, – mais s'il la délivre, si cher après sera-t-il au coeur de ma princesse qu'elle n'aura plus souci de moi.» Il cherche Kaylet du regard. Il est parti jouer!... (Un silence). Suis-je donc à ce point malade de corps et d'âme que la tentation la plus vile m'ait parlé par la bouche d'un enfant?..." 435

Comme on le voit, en effet, le roi n'a pas besoin des suggestions plus ou moins diaboliques de Clingsor pour concevoir le projet de manipuler le nouveau venu et de lui tendre un piège: la tentation d'une telle opération est déjà à l'œuvre dans la réception qu'il réalise du conte de Kaylet. De ce point de vue, l'interprétation de ce récit à laquelle il procède est loin de correspondre à celle prévue par le conteur lui-même. Contrairement aux effets attendus qui relèvent de l'ordre hédonique du plaisir ou du déplaisir, la réception du message s'opère selon un code politique, manifestement plus conforme aux préoccupations d'Amfortas. Là où Kaylet n'envisage pas, en effet, que le conte puisse être entendu et reçu autrement que comme un texte de pur agrément (même si le divertissement recherché emprunte des voies quelque peu paradoxales 436 ), le récit devient, aux yeux de son destinataire et récepteur, un modèle narratif de performance déceptive et de manipulation machiavélique.

Car le roi de Montsalvage, par la fonction de décepteur qu'il incarne à la perfection, fait bien, en effet, figure de Machiavel dans Le roi pêcheur. Nul doute que J. Gracq a largement infléchi la représentation de la pièce dans le sens d'un renforcement du rôle d'Amfortas auquel il reconnaît, dans son Avant-propos, avoir donné la place centrale et principale: "c'est de ce changement de perspective que je m'autorise pour le titre que j'ai donné à cette pièce." 437 Aussi la position fortifiée du roi se manifeste-t-elle dans la force des "propos qui lui sont prêtés" 438 et dans l'habileté consommée avec laquelle il se joue de la naïveté du jeune Perceval. On se rappelle comment, dès la première rencontre au bord du lac à l'occasion de la scène de pêche, le roi Amfortas a pu évaluer les motivations et les failles de celui en qui il a déjà identifié son adversaire et sa future victime. A l'acte suivant, le dialogue se poursuit dans les murs du château de Montsalvage dont l'atmosphère somnolente et rêveuse impressionne si fort le jeune Perceval. 439 Après quelques échanges portant sur la maladie du roi pêcheur, c'est au tour d'Amfortas d'interroger Perceval sur sa quête, dans le but prétendu d'oublier sa souffrance:

‘"Je veux oublier mon mal avec toi. A moi qui n'ai plus rien à espérer sur terre, il me semble que je revivrai à t'entendre me conter la grande épreuve. Il y a longtemps que tu as quitté la cour d'Arthur?" 440

Avec un rare machiavélisme et une rouerie consommée, le décepteur qu'est Amfortas commence à tisser le filet dans lequel il va prendre Perceval, révélant ainsi sa vraie nature de "roi pêcheur". Non seulement, en effet, il se décrit lui-même, avec une confondante humilité, comme un roi fini et sans avenir pour gagner la confiance et la pitié compatissante de son interlocuteur, mais il feint de s'intéresser, en faisant montre de la plus parfaite bienveillance, à la quête de Perceval, tout en dévoilant, par l'ironie de son propos, ses véritables intentions. De ce point de vue, la mention qui est faite de la "grande épreuve" peut être, en effet, entendue doublement: si Perceval comprend cette référence au profit de sa propre glorification, Amfortas avoue et annonce, sans aucun doute possible, par cette même formulation, ambiguë s'il en est, le piège ou "l'épreuve déceptive" à laquelle il va soumettre sa future victime...

Au coeur du troisième acte de la pièce, une première vraie confrontation va mettre le héros aux prises avec celui qui cherche à le piéger. A la suite de la scène qui vient d'être évoquée et où s'est affirmée, de toute évidence, la domination du roi de Montsalvage, le jeune Perceval a un geste maladroit et, en repoussant avec dégoût ce qu'il entend, dans un mouvement ambigu fait de menace et d'empressement (à l'ambiguïté de l'un répond l'ambiguïté de l'autre), "s'avance vers Amfortas" et le bouscule au point que celui-ci "tombe lourdement sur sa litière" 441 . A ce moment, Amfortas, malgré la souffrance qu'il endure, comprend tout le parti qu'il peut tirer de la sensibilité et de la naïveté de Perceval. Et, tandis que Kundry, alertée, s'emploie à laver sa blessure, le roi de Montsalvage n'hésite pas à compromettre sa favorite aux yeux du si jeune chevalier et à la rendre responsable de la plaie qu'il porte au côté:

‘AMFORTAS
[…] "Tu veux le savoir et tu le sauras, Perceval. Kundry ne soigne que les blessures qu'elle a faites…Ce que tu as désiré, je l'ai fait. (Avec un rire sauvage). Je suis là pour qu'on voie! Je suis celui par qui le scandale arrive!... Et maintenant regarde!... regardez tous! – et baigne tes yeux dans ce sang si tu n'as pas peur d'être changé en statue de sel. Kundry regarde Perceval et se relève, les yeux fixes.
PERCEVAL
Comme étourdi, après un silence.
Je quitterai le château dès maintenant – dès ce soir." 442

Confronté à de telles accusations qui transforment la maladie d'Amfortas en une piètre maladie vénérienne et qui font de Kundry son vecteur ou son agent de contamination, Perceval annonce son intention de quitter les lieux au plus vite. Si le jeune chevalier sort précipitamment sans intention de revenir, c'est que, dans son innocence parfaite et dans sa pureté, il ne peut supporter ce qui lui apparaît comme une intolérable et monstrueuse vérité. En faisant de Kundry, en qui le jeune homme identifiait jusque là une femme "belle comme le jour" 443 et dont les yeux lui rappelaient les yeux de sa mère, une infâme corruptrice, le cynique Amfortas savait qu'il ne pouvait que désorienter son hôte d'un jour. Tout en reconnaissant que le "procédé n'était pas des plus délicats" 444 , il avoue à Kundry, après le départ de Perceval, n'avoir pas eu d'autre moyen d'écarter le Pur, lui ayant "préféré le repos de Montsalvage." 445 Et, marque plus significative encore de son cynisme, il ne lui épargne pas son ironie:

‘"Je crains que tu ne sois plus très blanche aux yeux de cet ange de pureté… C'est dommage, – il y prenait goût." 446

Mais la machination suprême par laquelle Amfortas parvient à détourner le héros de sa mission et à obtenir sa renonciation définitive, s'opère au quatrième et dernier acte. Alors que Perceval, sur les instances de Kundry, a fini par accepter de demeurer au château pour y participer à la cérémonie du Graal qui s'apprête et qu'il attend la venue de sa protectrice, arrive, à sa place, le roi Amfortas "revêtu d'un splendide manteau royal, rouge sang, à col d'hermine". 447 C'est pourtant une épreuve déceptive d'une autre ampleur et d'une autre nature qui attend Perceval avec la venue du roi. Amfortas, en effet, jouant de son propre aveu, sa "dernière carte", annonce, sans détours à son interlocuteur, la réalité des enjeux que celui-ci va devoir affronter:

‘"Tu touches à l'heure de la plus grande épreuve… (Un temps). Perceval, si tu le veux, tu seras tout à l'heure roi du Graal." 448

Comme une telle perspective laisse Perceval quasi égaré, Amfortas lui rappelle que, suivant le rite, "le moment sera venu de poser la question révélée en rêve… la question qu'on ne doit poser qu'une fois." 449 Tout à son dessein de "frustrateur" visant, selon la terminologie de C. Bremond, à "maintenir le patient, susceptible de bénéficier d'une amélioration de son sort, dans l'état relativement déficient où il se trouve", 450 il poursuit son discours ambigu et retors:

‘"je te cède un trône de péril – un glaive sans pardon – un manteau lourd aux épaules d'un homme" 451 . ’

Comme on le voit, tout en étant apparemment disposé à laisser son pouvoir sans difficulté ni heurt, Amfortas n'en dépeint pas moins sa succession sous un jour on ne peut plus répulsif. Loin de la représentation idéalisée que Perceval peut encore se faire de la dignité royale, la peinture qu'en dresse le propos du roi de Montsalvage est propre à éloigner et à décourager tout candidat à une telle fonction: tous les insignes du pouvoir royal ici rassemblés sont, en effet, désignés comme autant de contraintes, de pesanteurs ou de périls sans rémission. À Perceval qui n'est encore qu'un chevalier peu expérimenté et qui s'enthousiasme et s'exalte toujours à l'idée que sa "vie ne sera plus qu'une aventure de lumière – au grand soleil – dans la splendeur…" 452 Amfortas fait ensuite la révélation qui constitue la principale et décisive opération de manipulation:

‘"Tu n'auras plus d'aventures. Il n'en est plus à qui possède tout. Ton aventure finit ce soir, Perceval! Tu verras l'étrange chose que c'est de lui survivre." 453

Suprême ruse du décepteur, s'il faut, en effet, l'en croire, le destin aventureux de Perceval serait déjà derrière lui, dès lors qu'il aurait assumé la conquête du Graal... Dans une telle perspective, et contrairement au parcours héroïque qui lui a fait traverser un monde toujours largement ouvert devant lui, l'avenir de Perceval s'arrête là lui aussi, n'étant plus fait que de réalités prévisibles, de gestes contraints, de solitude et de dévastation.

Au vrai, ce qui rend particulièrement complexes les rapports entre Amfortas et Perceval et ce qui fait que la déception, pleinement assumée par le premier, parvient à ses fins, soit à la renonciation définitive de son adversaire, c'est que cette action manipulatrice se double d'une autre opération, non moins réelle, qui est d'initiation ou de révélation. Et, en effet, Perceval n'est pas seulement le destinataire-manipulé aux yeux duquel la machination réelle d'Amfortas serait, dans une large mesure, masquée par quelques secrets révélés plus ou moins secondaires. L'action déceptive d'Amfortas contribue aussi, au-delà de ses desseins mensongers et manœuvriers, à une transformation des représentations intimes de Perceval qui n'est pas que négative ou obscurcissante. Cette même transformation qui déplace l'opération déceptive proprement dite à l'intérieur du héros lui-même tend à faire de celui-ci autre chose que la simple victime d'une tromperie et d'une manipulation. Un tel changement des perceptions ou des conceptions, chez le héros, correspond, en effet, à une véritable transformation de sa personnalité, elle-même résultant d'un probable processus d'éducation ou de formation, au sens où Mikhaïl Bakhtine opposait au "roman d'épreuve" 454 dans lequel le héros, tout en triomphant des obstacles ou des difficultés rencontrées, semblait conserver l'essentiel de sa personnalité le "roman d'éducation" 455 où le héros connaît une profonde transformation de sa personne. Dans le cas de Perceval, l'origine d'un tel bouleversement ne peut être attribuée qu'à la rencontre d'Amfortas, assumant tout à la fois le rôle du décepteur et celui du désenchanteur, ou de l'initiateur en humanité. En dévoilant à Perceval la part d'illusion que revêt sa quête, le roi pêcheur l'initie, non sans arrière-pensée intéressée, aux réalités les plus tragiques de la condition humaine, réalités dont le jeune Perceval, dans son élan et dans sa jeune vie, n'avait, jusque là, pas la moindre perception et qu'il n'avait jamais soupçonnées. S'il est vrai que le jeune chevalier, dans cette transaction d'objets, échange une vision du monde fortement illusoire, ainsi que le lui faisait remarquer Amfortas dès le troisième acte ("Tu marchais vers ton soleil, les yeux dans la lumière [...] et le monde et la vie t'ont paru jusqu'ici comme une page blanche, une lumière qui dansait devant tes yeux dans le vent" 456 ) contre une position ou représentation existentielle incontestablement moins riante, mais plus proche du vrai, dès lors, l'action déceptive d'Amfortas ne consiste plus seulement en une tromperie. Cette opération contribue tout autant, à détromper et à désillusionner le héros et l'entreprise déceptive pourrait, de ce fait, relever de ce que Calderon appelait, dans sa célèbre pièce, La vie est un songe, le "desengaño". On se souvient que chez le dramaturge espagnol du Siècle d'Or, cette forme de désabusement nécessaire et positif permettait au héros de dépasser le rêve et de sublimer l'illusion en passant par l'illusion du songe. En effet, de même que Sigismond, le héros de Calderon, "sort de l'illusion en prétendant que tout n'est qu'illusion" 457 , de même, si Perceval accède à une certaine lucidité à l'égard de soi-même et à un état d'affranchissement relatif, c'est par le biais d'une manipulation et d'une tromperie. Dans les deux pièces, non seulement l'illusion et la fiction se mêlent à la vérité, mais aussi et surtout la désillusion et la déception, pour douloureuses qu'elles soient, n'en sont pas moins positives. Dans un cas comme dans l'autre, c'est bien grâce à une forme de mensonge ou d'illusion que le héros accède à la vérité, comme s'il fallait passer par la négation du vrai pour connaître le vrai. Aussi Amfortas a-t-il partiellement raison lorsqu'il soutient, face à Kundry à la dernière page de la pièce:

‘"Je l'ai traité mieux qu'un messie, mieux qu'un élu, mieux qu'un prophète. Je l'ai laissé choisir. Tu le poussais au Graal les yeux bandés, comme le bétail glorieux du sacrifice. J'ai préféré le traiter comme un homme." 458

Sans doute, en dépit de la position de victime qui caractérise la situation finale du héros (la référence à l'acte sacrificiel fonctionne ici comme un rappel qui n'est pas innocent), Amfortas veut-il signifier paradoxalement que c'est précisément grâce à la déception qui s'est exercée sur lui que l'homme nouveau qu'est peut-être déjà devenu Perceval a eu enfin accès à une certaine complexité du réel, ainsi qu’à une conscience assumée du tragique humain. Traité de meilleure façon qu'un messie, qu'un élu ou qu'un prophète, n'est-il pas, tel l'Œdipe aux yeux sanglants de la tragédie de Sophocle 459 , celui qui vient de découvrir, avec l'effroi qu'on devine, mais aussi avec une nouvelle lucidité, l'ambiguïté et la précarité de sa condition dans toute leur ampleur? Ainsi donc, au-delà du rôle du décepteur manipulateur qu'il exerce au profit de ses intérêts bien compris, Amfortas n'en est pas moins le "révélateur" 460 , en tant qu'initiateur à une certaine assomption du tragique humain.

Du reste, le héros n'oppose-t-il pas à l'opération doublement déceptive d'Amfortas une posture elle-même paradoxale? C'est, de fait, avec difficulté que Perceval, ne sachant, dans l'instant, s'il doit réagir en victime ou en disciple initié, accède à ce nouvel état qui est en passe de faire de lui un autre Perceval. Dans l'avant-dernière réplique qui correspond au texte propre du personnage, le discours haché, voire morcelé, témoigne de la crise traversée par le héros et des déchirements intérieurs qu'il éprouve à ce moment:

‘"Tu me perces de mon bonheur comme d'une lance! Amfortas!... Ce n'est pas possible! ... Tu me tends un dernier piège, n'est-ce pas? Tu me trompes encore!... Ah! dis-moi que tu me trompes!... Sauve-moi!... Guéris-moi!... Fais cesser ce vertige!... Tu portes le Graal à ma bouche comme un calice de fiel..." 461

Un tel discours pousse le paradoxe jusqu'à la contradiction logique la plus formelle puisqu'il renvoie à l'interlocuteur, d'une manière apparemment incohérente, la représentation d'un être hybride, réunissant les traits repoussants d'un décepteur manipulateur, ou pour mieux dire d'un "dégradateur" 462 , au sens où l'entend C. Bremond, mais aussi ceux plus attractifs d'un adjuvant, ou "auxiliant positif" 463 . Perceval n'accuse-t-il pas, en effet, son interlocuteur de lui "tendre un dernier piège" et de lui percer le cœur, à l'image de saint Longin qui, selon La légende dorée de Jacques de Voragine, donna le coup de lance à Jésus crucifié 464 ? Et ne l'invite-t-il pas, dans le même temps, à l'aider ("Sauve-moi!...Guéris-moi!...")? Nul doute qu'un discours à ce point antinomique ne finisse par imposer à Perceval des rôles eux aussi contradictoires. Si pourtant le protagoniste nous apparaît extérieurement et corrélativement ici, tout à la fois comme la victime et comme le bénéficiaire, il n'est pas sûr que, pour lui-même, ce statut paradoxal soit aussi flagrant et aussi manifeste. Tout laisse à penser qu'à cet instant "le patient réfléchit son destin" 465 , pour reprendre l'expression de C. Bremond, dans la mesure précisément où il ignore totalement dans quel sens ce destin va basculer. Les injonctions et les invectives qui constituent l'essentiel de son discours n'ont, en l'occurrence, d'autre sens que de dire l'incertitude personnelle, ou l'expectative dans laquelle il se trouve réduit, quant à l'issue dégradatrice ou, à quelques égards, bénéfique de l'épreuve déceptive en cours. Et l'on peut interpréter le silence final qui lui est prêté par J. Gracq dans la scène suivante comme le prolongement de cette situation critique: Perceval n'est déjà plus l'homme de la quête, une certaine désillusion s'étant insinuée en lui, à l'image du vieil Amfortas qu'il laisse néanmoins maître de Montsalvage et roi du Graal. Pour finir, ce dernier, en décepteur impitoyable qu'il est, déclare à Perceval qui l'accuse de manipulation:

‘"J'ai retourné toutes les cartes, Perceval, je ne t'ai pas tendu de piège. C'était un autre que moi qui t'en tendait." 466

Faut-il entendre cette dernière affirmation comme une manière habile, pour le tricheur qu'il est de se défausser, tout en responsabilisant son interlocuteur et tout en l'engageant à considérer que celui-ci a été pour lui-même son propre manipulateur, à travers ses illusions propres, ou faut-il, inversement, comprendre cette même affirmation comme une invitation faite au spectateur ou au lecteur, de rechercher, à un autre niveau, d'autres enjeux et d'autres responsabilités?

Notes
427.

Nous empruntons le terme à A. J. Greimas et J. Courtès, Sémiotique, dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1993, p. 82.

428.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José corti, 1948, p. 42.

429.

Ibid. p. 42.

430.

Ibid. p. 44.

431.

Ibid. pp. 43-44.

432.

Greimas (Algirdas Julien) et Courtès (Joseph), Sémiotique, dictionnaire raisonné de la théorie du langage, article "Manipulation", Paris, Hachette, 1993, p. 220.

433.

Ibid. article "Déception", p. 83.

434.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 44

435.

.Ibid. p. 45.

436.

"KAYLET Mais je sais que vous aimez mieux les histoires tristes. Celles qui finissent bien, vous m'interrompez toujours avec un éclat de rire et vous me commandez de jouer de la guitare."[p. 44.]

437.

Ibid. P. 16.

438.

Ibid. p. 17.

439.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, pp. 89-90.

440.

Ibid. p. 95.

441.

Ibid. p. 100.

442.

Ibid. p. 103.

443.

Ibid. p. 84.

444.

Ibid. p. 104.

445.

Ibid. p. 108.

446.

Ibid. p. 104.

447.

Ibid. p. 135.

448.

Ibid. p. 136.

449.

Ibid. p. 137.

450.

Brémond (Claude), Logique du récit, Paris, Le Seuil, 1973, p. 291.

451.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José corti, 1948, p. 138.

452.

Ibid. p. 139.

453.

Ibid.

454.

Bakhtine (Mikhaïl), Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, 1984, p. 215 :" Dans les romans de ce type, le monde n'est que le théâtre des luttes et des épreuves du héros. Les événements, les péripéties sont la pierre de touche du héros; celui-ci est toujours donné sous la forme d'une image toute faite et ses qualités lui sont acquises d'emblée qui, tout au long du roman, ne feront que se vérifier et être mises à l'épreuve."

455.

Ibid. pp. 227-231.

456.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 97.

457.

Souiller (Didier), "Commentaires" de La vie est un songe de Calderon, Paris, Librairie générale française, 1996, p.123. Voir aussi, sur ce point, le texte lui-même qui clôt la deuxième journée (op. cit. p. 51): "Qu'est-ce que la vie? – Une illusion, une ombre, une fiction, et le plus grand bien est peu de chose, car toute la vie est un songe, et les songes mêmes ne sont que songes."

458.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 150.

459.

Sophocle, Œdipe-roi in Tragiques grecs: Eschyle Sophocle, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1967, pp. 702-711.

460.

Bremond (Claude), Logique du récit, Paris Le Seuil, p. 263: "L'agent responsable de l'information vraie assume le rôle d'un révélateur."

461.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 144.

462.

Brémond (Claude), Logique du récit, Paris Le Seuil, p. 289.

463.

Greimas (Algirdas Julien) et Courtès (Joseph), Sémiotique, dictionnaire raisonné de la théorie du langage, article "Adjuvant", Paris, Hachette, 1993, p.10. Le même rôle correspond à "l'améliorateur" ou au "protecteur" dans la typologie proposée par C. Brémond.

464.

Voragine (Jacques de), La légende dorée, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 2004, p. 244. Voir aussi, sur ce point, la référence évangélique: Jean, 19, 34.

465.

Brémond (Claude), Logique du récit, Paris Le Seuil, p. 161.

466.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 143.