III. 2. Instances de manipulation: le cas du Rivage des Syrtes.

On retrouve le même processus de déception manipulatrice dans Le Rivage des Syrtes. Est-ce à dire que le roman reproduit à l'identique les mêmes structures thématico-narratives que celles observées dans Le roi pêcheur? Nous verrons comment la situation se complexifie, non seulement avec l'apparition, au niveau des acteurs, d'un autre opérateur décepteur que le personnage contre-évolutif, mais aussi dans l'introduction d'un nouveau plan ou d'une nouvelle dimension de la manipulation, nouveauté liée, de toute évidence, aux modalités narratives propres au genre romanesque.

Que le personnage de Marino ait quelque parenté avec le décepteur manipulateur qu'est Amfortas, cela s'impose d'évidence au lecteur et un critique comme M. Murat n'a pas manqué d'observer les ressemblances ou les similitudes qui permettent de les identifier: "Réincarnation d'Amfortas (dans le registre militaire, non héroïque), Marino maintient le statu quo au prix d'une tension continuelle" 467 . Cette tension entre lui et son opposant évolutif (Aldo) est, entre autres, marquée par des modalités d'action dont les formes antagonistes rejoignent ce qu'A. J. Greimas et J. Courtès appellent les modalités véridictoires 468 . Il s'agit, en effet, pour le décepteur contre-évolutif qu'est Marino, de conduire son action à partir du mensonge et l'épreuve déceptive correspond bien, dans son cas, à une opération de tromperie. La seule action véritablement programmée par le capitaine, mais non conduite à son terme, est la tentative de meurtre exercée contre la personne du narrateur lui-même. On sait dans quelles conditions, au début du chapitre XI intitulé "Dernière inspection", Aldo retrouve Marino. C'est, à l'occasion de l'enterrement de Carlo, par une après-midi grise et calme, sur fond de "brumes décevantes et molles qui promettaient la pluie sans pouvoir l'amener" 469 . Redoutant ce retour "comme l'heure de la plus grande épreuve" 470 , expression qui rappelle mot pour mot celle employée par Amfortas à l'adresse de Perceval 471 , Aldo croit informer le capitaine de l'équipée nocturne, mais celui-ci lui répond qu'il est au courant. Après avoir, une nouvelle fois, vainement prié son interlocuteur d'agir pour sauver l'équilibre et la paix des Syrtes et l'avoir assuré de sa sympathie personnelle 472 , en dépit du différend qui les oppose et de l'écart de conduite que vient d'accomplir Aldo, Marino se dispose alors à effectuer sa dernière ronde. Muni d'une lanterne, il invite l'Observateur, lequel croit lire sur le visage du capitaine et "dans le geste fébrile de la main qui battait le briquet, les signes d'une nervosité inhabituelle" 473 , à l'accompagner dans cette "dernière inspection". Ils traversent ainsi les couloirs et les escaliers de la forteresse jusqu'à la plateforme surplombant la mer des Syrtes. On sait comment l'action n'aboutit finalement pas à la performance: en effet, au moment où Marino essaye de précipiter Aldo du haut de la forteresse, celui-ci se dérobe à temps en se plaquant au sol et c'est le capitaine qui, de son propre mouvement, se trouve entraîné dans le vide. Ainsi le décepteur, se heurtant à un héros qui n'a plus la naïveté ou la docilité d'un Perceval, se trouve-t-il, en quelque sorte, pris à son propre piège, à moins que lui-même ne soit victime d'une manipulation d'une autre nature: tout se passe, en effet, comme si Daniélo ne pouvait entrer en scène qu'après la disparition de Marino, l'éviction du capitaine étant structurellement nécessaire à l'installation des "instances secrètes de la ville", autre pôle de compétence manipulatoire et déceptive sur lequel nous reviendrons ultérieurement. Il est vrai que nous n'avons jusqu'ici envisagé le décepteur que comme un doublet actif du personnage contre-évolutif. Mais, dans la mesure où Aldo parvient ici à déjouer la manipulation du décepteur qu'est Marino, ne pourrait-il pas lui-même, à sa manière, faire office de manipulateur? Faut-il relire, dès lors, et interpréter rétrospectivement comme une opération déceptive l'action à laquelle il a largement contribué et qu'il a personnellement mise en œuvre?

Le narrateur du Rivage des Syrtes, séduit comme Perceval par l'action aventureuse, est, comme on l'a vu dans le chapitre précédent, plus réceptif au discours transgressif de Vanessa qui l'invite à passer outre et à rompre les liens qu'à celui plus rassis et sans doute plus raisonnable de Marino qui l'incite à proscrire l'événement. Convaincu d'être l'objet d'une manipulation de la part de son supérieur hiérarchique immédiat, Aldo adopte à son égard une attitude de discrète mais réelle insoumission. En réalité, si on envisage dans sa globalité l'activité qu'Aldo conduit en outrepassant son rôle de simple Observateur, bien qu'elle ne corresponde pas aux mêmes visées ni aux mêmes démarches que celle de Marino, la série d'actes qu'il accomplit n'en relève pas moins d'une logique déceptive. S'il est vrai, en effet, qu'il correspond à un acteur plus "secret" que "mensonger" (modalité véridictoire qui caractérisait l'être et l'action de Marino), l'action propre d'Aldo, conduite secrètement mais finalement reconnue et assumée au grand jour, aboutit, elle aussi, à tromper et à décevoir les attentes d'un sujet d'état, en l'occurrence de Marino lui-même. Le fait que les attentes de ce dernier ne soient pas relayées positivement par le narrateur n'invalide pas leur légitimité, puisque le traitement distant dont elles sont l'objet n'est, en définitive, que la conséquence logique du point de vue choisi pour la narration. 474 Par ailleurs, la relation entre les deux hommes ne se caractérise pas seulement par une ligne d'opposition frontale, liée à la nature propre de chacun d'eux ou à leur fonction narrative respective (l'un étant évolutif et, comme tel, cherchant à transformer l'état actuel de la réalité par son action, tandis que l'autre, contre-évolutif, vise, au contraire, à neutraliser l'activité transformatrice de ce sujet évolutif). Au-delà des attitudes et des positions plus que divergentes, et au-delà même des modalités de leur action qui sont, en effet, contradictoires, les deux personnages présentent plus d'un point de ressemblance ou d'analogie, quand ce ne serait que le refus de faire coïncider, dans leur action, ce qui se fait et ce qui se voit. Y a-t-il vraiment une si grande différence entre le décepteur contre-évolutif qu'est Marino qui, comme on vient de le voir, opère à partir du mensonge et de la dissimulation, en se donnant pour autre qu'il n'est, et le narrateur Aldo qui, lui, opte, de toute évidence, pour l'action secrète? Quel sens, enfin, faut-il donner à la principale opération assumée par le narrateur, consistant à transgresser les limites des eaux territoriales, et qui s'exécute significativement de nuit, et non pas au grand jour? Une telle opération, dans son aspect nocturne et quasi conjuratoire, constitue bien, à sa manière, une entreprise déceptive, si l'on veut bien admettre que, non seulement, cette action transgresse les interdits édictés par le capitaine, mais surtout qu'elle vient trahir sa confiance en rompant avec l'attitude d'allégeance au moins apparente que le jeune Aldo semblait avoir adoptée jusqu'ici vis-à-vis de lui. Sans qu'il ait jamais été, bien évidemment, question entre les deux hommes de serment de fidélité à la manière dont se nouait l'hommage vassalique sous l'ère féodale 475 , ni même d'engagement à respecter, une sorte de loi non dite (mais en revanche explicitement écrite) prescrivait au jeune Observateur les actes attendus. Et, du reste, un certain lien d'amitié, avec ses hauts et ses bas, n'était pas complètement absent de leur relation antérieure 476 .

Observons maintenant plutôt comment la "déception" active ou opératoire d'Aldo à l'égard de Marino se réalise sur le mode du reniement et du complot conduit dans le plus grand secret. Alors qu'en compagnie de Fabrizio, le narrateur aux commandes du Redoutable vient de voir, au-dessus du Tängri, monter un panache de fumée sur la grisaille du soir, son compagnon, tout à coup, lui intime l'ordre de faire machine arrière:

‘" – N'allons pas plus loin, me dit Fabrizio, en me saisissant le poignet d'un geste brusque. Je n'aime pas ce volcan qui se met en frais pour notre visite [...] – ...Qu'est-ce que va dire? – ... Marino, n'est-ce pas? achevai-je d'une voix trop douce. Tout à coup je sentis monter en moi une colère froide. Fabrizio venait de toucher à la hache, et je compris soudain avec quelle ruse acharnée, sans trêve, ce nom, je n'avais fait que le conjurer toute la nuit." 477

Il apparaît, d'emblée, assez évident qu'Aldo réagit à la seule évocation, ou à la seule pensée, du nom de Marino, sans que la motivation de sa propre action s'en trouve pour autant tout à fait clarifiée. S'il ne fait, en effet, aucun doute que, s'estimant la victime d'une action manipulatrice de la part du capitaine, le narrateur a bien l'intention de passer à l'acte et de mettre à profit l'opportunité qui se présente, sa décision est encore en suspens 478 . Le déclic qui va déclencher le processus de rivalité active et de déception contre manipulatrice lui est fourni par Fabrizio qui vient de "toucher à la hache": l'expression, relative à la mort, par décapitation, du roi Charles Premier d'Angleterre, directement empruntée à un passage de La duchesse de Langeais dans lequel Balzac rapporte l'anecdote 479 a le sens d'une curiosité transgressant l'interdit. A partir de cette rupture, dont la responsabilité est attribuée par le narrateur à son compagnon, Aldo entre dans une logique de reniement définitif. Et l'emploi du mot "renié", quelques lignes plus bas dans le texte, se trouve préparé par l'atmosphère de complot nocturne et de cérémonie secrète ou magique que le texte laisse deviner entre les lignes. Si, par exemple, le verbe "conjurer", dans l'expression "ce nom, je n'avais fait que le conjurer toute la nuit", doit être d'abord pris au sens quasi religieux du terme, soit l'emploi de pratiques ou de moyens surnaturels pour "écarter le démon" 480 , ce même verbe, rapproché du mot "nuit" et des expressions polémiques comme "ruse acharnée" ou "sans trêve" peut, tout aussi bien prendre le sens conjuratoire ou séditieux, normalement dévolu à la forme pronominale du verbe. De toute évidence, l'acte déceptif imaginé par Aldo s'identifie ici au "processus rivalitaire" 481 , conçu comme "désir mimétique", pour reprendre les analyses connues de René Girard:

‘"Maintenant, je l'avais renié; maintenant seulement tout était dit, la route libre, la nuit ouverte. Fabrizio comprit tout, et il se passa une chose singulière: il lâcha un instant la barre, et tout à coup, comme s'il eût été seul, il se signa, ainsi qu'on détourne un blasphème." 482

La métaphore religieuse du reniement se renforce ici doublement du signe de croix par lequel Fabrizio semble à son tour vouloir exorciser le geste conjuratoire et blasphématoire d'Aldo. Que le narrateur ait choisi de répudier sans appel le commandant de l'Amirauté et de ne plus se reconnaître engagé à son égard, au point d'accomplir ce reniement dans les formes définitives de l'apostasie religieuse, ne suffit pourtant pas à justifier totalement le retour d'une même image, celle du geste conjuratoire qui, dans la même page, prend successivement pour objet Marino et Aldo. Ce retour pourrait signaler ou confirmer au lecteur la ressemblance mimétique contractée dans la rivalité même entre les deux sujets antagonistes que sont le capitaine et l'Observateur: "De part et d'autre tout est identique, non seulement le désir, la violence, la stratégie, mais encore les victoires et les défaites alternées...". 483 Tout se passe donc comme si le personnage évolutif adoptait les mêmes attitudes et produisait les mêmes opérations déceptives que son rival conservateur qui semblait jusque là monopoliser toute l'activité déceptive. Il convient donc, à partir du Rivage des Syrtes, d'élargir le nom de "décepteur" au héros lui-même. Ce dernier, tout en gardant sa nature de sujet évolutif, conçoit sa propre action comme une réponse ou comme une réaction contre-déceptive aux opérations manipulatoires de l'adversaire contre-évolutif.

Cependant, le narrateur du Rivage, qui entre en concurrence avec le capitaine Marino, ne voit pas qu'en refusant les raisons de ce dernier, il s'expose à la relation d'une autre instance qui instrumentalise son action. C'est, en effet, seulement dans le dernier chapitre qu'Aldo découvre et nous apprend qu'il a été, en définitive, l'objet d'une autre forme de manipulation de la part du maître de la Seigneurie. L'action que l'Observateur a accomplie sur la mer des Syrtes en faisant franchir au Redoutable les limites fixées par Marino ne lui a pas été uniquement inspirée par l'intrigante Vanessa, ni simplement motivée par sa rivalité avec le commandant de l'Amirauté; cette action semble avoir été, en réalité, dictée plus ou moins directement par Daniélo. Celui-ci avoue, de fait, au narrateur avoir éprouvé depuis longtemps un désir singulier, comparable à celui que peut inspirer l'attente d'une "femme qui va dévaster une vie" 484 , le désir de l'événement: "Moi, c'était le Farghestan dont je guettais le coup du doigt replié sur la vitre." 485 Et Daniélo confie à son interlocuteur combien, à la place de pouvoir qui était la sienne, il lui était facile et amusant de faire agir les rouages et les engrenages de la machine pour aboutir au résultat attendu:

‘"Et une singulière exaltation du sentiment de ma puissance se faisait jour à mon approche: entre tous les actes, celui que je commençais d'entrevoir, celui auquel personne ne pensait plus, était l'acte que je pouvais faire." 486

Le passage, suffisamment éclairant sur les motivations préalables du sujet qui conditionnent la production de l'acte, l'est tout autant sur les compétences de l'agent opérateur: le verbe "pouvoir" exprime, en effet, tout à la fois les capacités personnelles de l'énonciateur, les facilités que lui confèrent sa position et son autorité au sommet de la cité état, sans omettre l'éventualité ou la faisabilité de l'acte proprement dit. Quant aux modalités de la performance, si elles s'opèrent dans les formes de la manipulation, en faisant intervenir un autre sujet opérateur, en l'occurrence le narrateur lui-même, cette expérience déceptive d'un nouveau genre se réalise plus dans l'ordre du laisser-faire que du faire-faire:

‘"Je t'ai suivi de loin, Aldo. Je savais ce que tu avais en tête, et que seulement lâcher la bride était suffisant. Il y avait devant moi cet acte – pas même un acte, à peine une permission, un acquiescement – et tout le possible à travers lui s'écoulant en avalanche, tout ce qui fait que le monde sera moins plein, si je ne le fais pas." 487

L'opération manipulatrice de Daniélo, qui a d'abord pris la forme d'une identification des mobiles ou des motivations personnelles d'Aldo, a consisté ensuite à l'installer comme sujet opérateur d'une action conditionnée et donc subordonnée par l'instance, serait-on tenté de dire, "quasi narrative" de la Seigneurie. De même, en effet, qu'un personnage accomplit les actions que, l'auteur, son concepteur, lui laisse réaliser au profit de ses propres visées romanesques, éthiques, esthétiques ou idéologiques, de même, l'agent Aldo croyant agir pour son propre compte, n'était déjà plus qu'un pion ou qu'un auxiliaire aux mains du manipulateur qui le dirigeait et l'instrumentalisait en lui laissant accomplir l'acte capable de provoquer, par effets successifs, la conséquence attendue. Le jeu des pronoms personnels et l'apparition, en fin de processus, de la première personne de l'énonciation rétablissent l'ordre hiérarchique opposant l'auteur, en tant qu'instigateur, à l'acteur comme exécutant, "la relation de supériorité/infériorité (ou de dominant/dominé) qui [...] repose sur la modalité du pouvoir" 488 redoublant ici la hiérarchie des opérateurs.

Mais la frustration propre du narrateur qui, après le rôle de sujet décepteur, retrouve le statut de "victime" de la déception ne lui vient pas seulement de voir qu'a été détourné et trompé son désir de réveiller un monde assoupi dans l'ennui. Cette déception résulte de l'impact inattendu de sa propre action et s'accompagne, plus fondamentalement, d'un sentiment de satisfaction inattendu, voire paradoxal. Que l'action d'Aldo ait été personnelle ou manipulée ne change pas l'effet de celle-ci qui a conduit, de fait, non à la satisfaction espérée, mais au désastre de sa "patrie détruite" 489 . Comme le remarque Gérard Cogez, "nous sommes sûrs au moins que l'attente dont le roman déploie toutes les figures, quoique longue, ne resta pas vaine et que la lente gestation a porté ses fruits même amers." 490 Sans qu'il soit, du reste, besoin d'évoquer la perspective tragique offerte par la prolepse narrative du récit, l'amertume du narrateur est sensible tout au long du dialogue final avec Daniélo par lequel se prolongent et gagnent en portée les révélations que celui-ci vient de faire. À l'humiliation d'avoir été manipulé par une force extérieure, s'ajoute, en effet, le sentiment pénible que ressent Aldo, sinon d'avoir précipité Orsenna dans le tragique et dans la ruine, au moins d'avoir accru les risques d'une guerre imminente. Comme, à cette perspective, le narrateur se raccroche à son statut de second ordre en accusant le maître de la cité lui-même d'être le premier responsable ("J'exécutais, dis-je d'un ton dur, ou je croyais le faire. Je n'avais pas la responsabilité de la Ville. Vous la portiez." 491 ), et qu'il objecte la possibilité d'un geste permettant de rétablir la situation, le vieux Daniélo affirme qu'il est déjà "trop tard" 492 et lui fait lire un document de police relatant des incidents frontaliers dans l'extrême Sud des Syrtes et faisant état d'une incursion, en ces lieux, de détachements farghiens armés. Aussi est-ce sans illusion qu'Aldo quitte le Palais, avec la mission de repartir, dès le lendemain, pour les Syrtes et de remplacer Marino dans ses fonctions, pour y prendre les mesures militaires qu'exige la situation nouvelle. Le paradoxe n'est donc pas mince que ce même narrateur, "croy[ant] marcher au milieu de l'agencement bizarre et des flaques de lumière égarantes d'un théâtre vide" et entendant l'écho de son pas rebondir contre les façades, éprouve le sentiment que ce "pas à la fin combl[e] l'attente de cette nuit vide" et qu'il sache "pour quoi désormais le décor [est] planté" 493 . C'est que, d'abord, selon une première signification de la métaphore théâtrale, le sujet déçu perçoit, avec acuité, le drame qui va se jouer et dans lequel il est appelé à jouer un nouveau rôle, que quelqu'un d'autre a conçu et écrit pour lui. Mais, par un deuxième sens de la même métaphore, c'est aussi que l'acteur qu'il est se trouve, dès maintenant, sous l'effet et sous l'influence de ce rôle, vivant déjà plus intensément de la vie imaginaire du personnage interprété et incarné. Et c'est surtout qu'Aldo, de même que Perceval, victime de l'action déceptive du roi Amfortas, apparaissait renouvelé par cette opération, naît, lui aussi, autrement à lui-même, sous l'effet de l'action manipulatrice qu'il a initiée et qu'il a subie tout à la fois.

Ainsi le narrateur du Rivage, tout en étant le rival et le double de Marino, dont il reproduit presque à l'identique les démarches et les opérations déceptives, n'en est pas moins l'objet d'une manipulation de la part de Daniélo, le maître de la Seigneurie, une telle action ayant, sur lui-même, un effet de transformation tout à la fois négatif et positif. La situation se complexifie donc par rapport au schéma présenté par l'œuvre dramatique, où la déception active n'était le fait que du sujet contre-évolutif. La progression constatée entre les deux premières œuvres, en matière de déception, vers plus d'action et de complexité trouve-t-elle un prolongement dans la troisième? Quelles formes et solutions nouvelles le récit Un balcon en forêt présente-t-il sous le rapport de la déception?

Notes
467.

Murat (Michel), Julien Gracq, Paris, Belfond, 1991, p. 192.

468.

Greimas (Algirdas Julien) et Courtès (Joseph), Sémiotique, dictionnaire raisonné de la théorie du langage, article "Véridictoires (modalités)", Paris, Hachette, 1993, p. 419.

469.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 257.

470.

Ibid. p. 260.

471.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 136: " Tu touches à l'heure de la plus grande épreuve".

472.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 265: "– Je t'aime beaucoup, Aldo, dit-il avec une espèce de confusion, ne le comprends-tu pas? Je t'aime parce que je te connais mieux que tu ne penses…"

473.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 272.

474.

Voir, sur ce point, Genette (Gérard), Figures III, "Mode, Voix", pp. 183-267.

475.

Bloch (Marc), La société féodale (1939), Paris, Albin Michel, 1968, pp. 210-212.

476.

On peut, par exemple, se référer aux mouvements hésitants qui rapprochent Aldo du capitaine à partir des initiatives "envahissantes" de Vanessa: "Cette façon qu'affectait Vanessa de prendre les choses en main me déplaisait; je ne pouvais m'empêcher de réfléchir qu'elle escamotait Marino comme un mari trompé, et d'en être humilié pour lui. Les apartés où elle m'entraînait me rejetaient d'instinct vers le capitaine: je ne sentais jamais plus vivement mon amitié pour lui qu'au moment où elle me témoignait cette désinvolture dans la préférence et l'exigence dont elle avait le secret" [Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 139].

477.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, pp. 209-210.

478.

Cf. quelques lignes plus haut, sur la même page 210: "Je le regardai dans les yeux, et un instant je sentis mon coeur hésiter."

479.

Balzac (Honoré de), La duchesse de Langeais, in La Comédie humaine, V, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1977, p. 989: "«Monsieur, lui disait-il, l'une des choses qui m'ont le plus frappé dans ce voyage...» La duchesse était tout oreilles. «...Est la phrase que prononce le gardien de Westminster en vous montrant la hache avec laquelle un homme masqué trancha, dit-on, la tête de Charles Ier en mémoire du Roi qui les dit à un curieux. – Que dit-il? demanda Mme de Sérizy. – Ne touchez pas à la hache, répondit Montriveau d'un ton de voix où il y avait de la menace."

480.

Grand Larousse de la langue française (sous la direction de Louis Guilbert, René Lagane et Georges Niobey), article "conjurer", Paris, Larousse, 1986, vol. 2, p. 907.

481.

Nous empruntons l'expression à René Girard, "Préface" à la réédition de son ouvrage Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris Grasset, 2001, p. 16.

482.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 210.

483.

Girard (René), La Violence et le Sacré, Paris, Grasset, 1962, (coll. Pluriel), pp. 233-234.

484.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 309.

485.

Ibid. p. 309.

486.

Ibid. p. 310.

487.

Ibid. p. 311.

488.

Greimas (Algirdas Julien) et Courtès (Joseph), Sémiotique, dictionnaire raisonné de la théorie du langage, article "Hiérarchie", Paris, Hachette, 1993, p.419.

489.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p.199.

490.

Cogez (Gérard), Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes, Paris, PUF, 1995, p. 120.

491.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 313.

492.

Ibid. p. 315.

493.

Ibid. p. 322.