III. 3. Le balcon en forêt, ou l'autre "drôle de guerre".

Dans ce troisième récit, la déception prend une forme beaucoup plus intériorisée que dans les deux précédents. Nous avons pu observer plus haut combien l'attente de l'événement, à travers sa dimension durative et les inclinations propres du héros, Grange, prédisposaientcelui-civers les contrées les plus imaginatives 494 et le poussait "peu à peu sur la pente de sa rêverie préférée" 495 . Nous avons pu également constater la tendance de ce personnage, plus principal qu'héroïque, à se tenir de plus en plus éloigné de l'action proprement dite, au point même de choisir, ainsi que le lui fait remarquer le capitaine Varin, sa "façon de déserter" 496 . Dans quelle mesure cette attitude de résistance passive peut-elle constituer une forme de "déception contre manipulatrice" à l'image de celle opposée par Aldo à l'action déceptive de Marino?

Certes, l'instance qui a décidé du sort de Grange et de ses hommes, et en particulier de leur mobilisation, n'est ni précisément déterminée ni parfaitement reconnaissable et identifiable dans l'œuvre. Pourtant, si l'on se réfère au contexte historique qui sert de toile de fond au récit, la responsabilité de leur situation et de la déroute de l'armée à laquelle ils appartiennent peut être aisément attribuée, par le lecteur, à un agent externe correspondant aux chefs de l'état-major. Et l'on remarque, en effet, chez certains acteurs du drame, les marques d'un désaveu profond qui pourraient être adressées à ces responsables, quand ce ne serait que la moue de réprobation unanimement exprimée par les cavaliers en fuite:

‘"Sur les voitures, on voyait les hommes, sans tourner la tête, sans parler, relever seulement le coin de la bouche avec le rictus ralenti, âgé, d'un boxeur qui s'accroche aux cordes" 497 . ’

Peut-on, pour autant, considérer cet agent extérieur collectif, plus deviné qu'identifié, comme un véritable "décepteur", au sens où l'on parlait de cette fonction narrative à propos d'Amfortas ou de Marino? Si l'on s'en tient à la perception de Grange, le sentiment d'être l'objet d'une manipulation n'est certes pas absent de son esprit. Dès l'abord, le lecteur a pu être sensible à l'attitude de retrait qu'il manifeste à l'égard des événements qui ont entraîné sa mobilisation ou des ordres qui lui sont donnés:

‘"il ne songeait pas à rechigner à la besogne possible, mais il ne participait pas – d'instinct, chaque fois qu'il le pouvait, il gardait son quant à soi et prenait du recul." 498

Cette attitude réservée et distante adoptée par le personnage principal et qui pourrait avoir pour origine le sentiment d'avoir été "embarqué dans cette guerre" 499 à son corps défendant ne lui est pas exclusive et trouve un écho dans les propos des acteurs plus secondaires. C'est ainsi que le mot prêté à Hervouët: "On n'est pas soutenus" 500 apparaît très constitutif de ce retrait déceptif et marque le sentiment d'abandon et de complète déréliction des personnages. Pour le protagoniste, Grange, l'attitude s'approfondit au cours du récit et prend la forme, comme nous avons eu l'occasion de le montrer dans le chapitre précédent, de la "construction de simulacres, de ces objets imaginaires que le sujet projette hors de lui et qui, bien que n'ayant aucun fondement intersubjectif" 501 , constituent néanmoins, une manière de récit fictif parallèle émanant du personnage lui-même. Ces productions imaginatives semblent même s'organiser comme une sorte de réponse personnelle qui, à défaut d'être adressée par le sujet manipulé à l'instance qui le manipule, reproduit, tout au moins, une nouvelle ligne narrative.

Tout se passe, en effet, comme si le personnage, conscient du rôle de "patient-victime" que le manipulateur, quel qu'il soit, veut lui faire jouer refusait cette situation et tendait à se conduire "en narrateur, pour soi-même, de sa propre histoire" 502 et à imposer progressivement sa propre interprétation du rôle qu'il joue dans l'action relatée. Et, au moment même où les événements proprement guerriers prennent place dans le récit, le lecteur finit par se convaincre que la guerre personnellement vécue par le protagoniste est d'une autre nature que celle qui est censée se jouer sur le plan historique. Lorsque Grange, se trouvant blessé à la jambe et touché aux reins, décide de laisser aller Gourcuff, certains soupçons viennent, notamment, renforcer son attitude sceptique quant à la valeur de l'action guerrière, et quant à la nature du conflit dans lequel il est "embarqué" et impliqué:

‘" – Ne fais pas l'idiot. File. Tu te ferais pincer ici sans servir à rien. C'est un ordre, ajouta Grange, d'un ton qu'il sentit malgré lui vaguement parodique. De nouveau, le sentiment le traversa que cette guerre, jusque dans le détail, singeait quelque chose, sans qu'on pût au juste savoir quoi." 503

Les choses ne se présenteraient pas autrement si Grange avait le sentiment plus ou moins confus d'être le jouet d'enjeux proprement narratifs. Si l'ordre qu'il donne à Gourcuff annonce indirectement sa propre démobilisation, comme si le protagoniste pressentait, au-delà de l'insignifiance de cette guerre, la fin toute proche du récit, cet ordre donné "d'un ton […] vaguement parodique" constitue aussi la preuve que le héros, sans pour autant en avoir une pleine conscience, n'est pas vraiment aux commandes, mais qu'il est lui-même assujetti à une instance qui le dépasse. L'injonction ironique peut être enfin interprétée comme le signe que "la perception subjective qu'il a de son rôle est alors susceptible d'entrer en concurrence avec celle qu'en donne la parole du récit" 504 et comme une première forme de réaction résistante contre l'instance narrative proprement dite. Ainsi, semble se renouer le rapport conflictuel, seulement ébauché dans Le Rivage des Syrtes, entre le protagoniste et un autre sujet placé en extériorité. Toutefois, alors qu'il y avait identité entre le narrateur et le héros dans le précédent récit, et qu'Aldo était paradoxalement confronté à une autorité supérieure à lui, qui, dans l'ordre narratif, représentait, métaphoriquement ou symboliquement, l'instance auctoriale, Un balcon en forêt se propose comme l'histoire d'un individu racontée de l'extérieur par un narrateur lui-même absent en tant que personnage de l'action. La rivalité atteint, de ce fait, une plus grande intensité et l'idée s'insinue progressivement que la "drôle de guerre" à laquelle ce récit offre son décor de théâtre correspond, en réalité, à celle que se livrent, plus ou moins secrètement au fil des pages, le narrateur et son personnage. Le conflit qui les oppose et la relation quasi mimétique qu'induit cette rivalité conduisent le protagoniste à des comportements qui semblent effectivement calqués sur ceux du narrateur. Si, par exemple, Grange finit par se situer en totale extériorité par rapport aux événements qu'il est censé vivre de l'intérieur, n'est-ce pas une manière de se positionner en lieu et place du narrateur ou d'une autre instance manipulatrice dont il conteste les choix engageant sa propre existence, mais dont il mime et dont il reproduit les états et les actions supposés? Quant au fait que le protagoniste accueille sans drame son exclusion de la guerre et qu'il pressente l'issue de celle-ci, pourtant défavorable, sans aucune impression tragique ("Je suis bien là… se dit-il. Il pensa tout à coup que la guerre était perdue, mais c'était paisiblement, distraitement. «Je suis démobilisé» songea-t-il encore" 505 ), ce fait doit-il être interprété seulement comme le signe d'un mode de fonctionnement exclusivement imaginatif et comme une sorte de "déception interne" de soi-même conduisant le sujet à une impasse imaginaire?

Une telle réaction ne semble, en réalité, prendre tout son sens que dans la perspective d'une sortie de l'état d'assujettissement déceptif qui pouvait le lier, jusqu'ici, à l'instance manipulatrice elle-même. Et l'activité interprétative du protagoniste non seulement ne cesse pas, sur la fin du récit, en dépit de la blessure et des souffrances qui l'affectent, mais semble prendre le dessus, comme si le sujet manipulé devenait, dans les derniers instants vécus, maître de son destin et ordonnateur de son propre récit. Et l'on ignore, en définitive, si le sommeil évoqué par la dernière phrase du récit ("Puis il tira la couverture sur sa tête et s'endormit" 506 ) est à prendre au sens propre ou doit être, au contraire, interprété comme une métaphore énonçant la mort réelle du protagoniste. Mais, que le sommeil dans lequel sombre le héros soit bien celui de la mort, ou bien, hypothèse inverse, qu'il ne corresponde qu'à un vrai endormissement, il pourrait bien constituer, dans l'un comme dans l'autre cas, un consentement à l'absence, comme si le sujet, de sa propre initiative, se déliait et se libérait de toutes ses entraves et de toutes ses servitudes aussi bien militaires ou historiques que narratives ou actorielles. A moins que, tirant la couverture à soi, le personnage manipulé qu'il était ne force, par ce geste suprême et définitif, l'instance narrative à interrompre son activité narratrice et manipulatrice. Et si Grange consacre ses derniers instants de conscience à écouter "le bourdonnement de la mouche bleue qui se cogn[e] lourdement aux murs et aux vitres", ce n'est pas seulement parce qu'elle lui rappelle une autre mouche bleue, qui s'était mise "à bourdonner lourdement dans l'air épais" 507 , au moment où il était retourné dans la chambre de Mona, après que celle-ci eut quitté les lieux. C'est aussi peut-être que, devenu artiste lui-même, il y voit un motif pictural par lequel le peintre signifiait autrefois, spécialement dans le genre appelé "vanité", le caractère artistique de son œuvre et son aspect dérisoire et vain. Et sans doute faut-il déduire de ce même motif que, contrairement à la "mouche bleue", en quête de liberté et recherchant vainement une issue, le héros finit par trouver une échappée dans ce rideau jeté sur son sommeil ou sur sa mort. Une telle issue n'est-elle pas, du reste, une sortie de l'histoire, signification qui était, pour ainsi dire, annoncée quelques pages plus haut, au moment où le héros parvenait à se réfugier dans la chambre de Mona?

‘"Son corps se rassemblait peu à peu dans ce silence noir – ses forces lui revenaient. – Quelle histoire! pensa-t-il. Il se sentait encore un peu hébété, mais il essayait de rassembler ses idées; il comprenait que la porte claquée sur lui avait tiré un trait, s'était refermée sur un épilogue: sa courte aventure de guerre avait pris fin." 508

S'il est vrai que l'histoire, dont le héros vient de se voir symboliquement et paradoxalement "sorti" ou exclu par la fermeture d'une porte, peut être prise au double sens de connaissance ou de réalité historique et de récit ou de narration, ce qui compte aux yeux de Grange, c'est que son aventure de guerre puisse prendre fin dans les formes où il l'a décidé, comme s'il s'agissait pour lui d'échapper à une entreprise de déception et de manipulation conçue et déterminée par quelqu'un d'autre...

Ainsi la déceptionapparaît-elle comme un thème primordial des trois œuvres où elle prend diverses formes et variations. Se présentant tour à tour soit comme l'opération consistant à tromper une attente et à ne pas répondre à cette attente, soit comme l'état résultant de ce processus manipulateur, la déception oriente et détermine l'action future du sujet ou l'incite à s'en abstraire et à s'en détourner. Comme l'attente, la déception répartit ses figures selon deux axes contradictoires: la déception active incarnée et mise en œuvre par le décepteur et la déception passive éprouvée et subie par sa victime. A ce schéma binaire il convient toutefois d'ajouter une forme pronominale, le sujet qui vit une expérience déceptive ayant le sentiment d'avoir été soit l'objet d'une tromperie extérieure à lui-même soit, à défaut, d'une illusion propre. On observe, relativement à la déception, une progression entre les trois œuvres. Ainsi, du sujet évolutif qui s'identifiait au héros dans Le roi pêcheur, et qui, tour à tour pris comme victime ou comme bénéficiaire, se cantonnait dans le rôle du patient plus que dans celui de l'agent, nous sommes passés, avec le héros du Rivage des Syrtes, à une situation beaucoup plus complexe et à une contribution plus active. Ce personnage, tout en restant un héros évolutif, vient, en effet, concurrencer l'agent décepteur et contre-évolutif qu'est Marino dans son propre rôle, sans que cette opération déceptive ne le prémunisse ou ne l'immunise contre une autre manipulation qu'exerce sur lui, en sous main, le vieux Danielo, laquelle constitue, à l'évidence, une métaphore de l'instance narrative qu'est l'auteur. Quant à la troisième œuvre, l'attention du narrateur se porte délibérément sur l'évolution subjective du personnage principal, dont la déception procède d'abord d'une réalité qui trompe son attente. Mais le héros ne tarde pas à éprouver le sentiment confus qu'une manipulation s'exerce sur lui, manipulation à laquelle il oppose une attitude contre-déceptive de refus et de retrait, tout en cherchant une échappée, dans les formes et sur le mode imaginaires. N'ayant conservé comme traits du personnage évolutif que la jeunesse, mais soucieux de son espace vital et de sa liberté, il finit par entrer en relation quasi concurrentielle avec le narrateur, dont il devient une sorte de double mimétique. Bien que, dans son parcours d'acteur de cette "drôle de guerre", Grange doive subir une défaite historique, celle-ci n'en apparaît pas moins positive, puisque, par rapport à la narration, la situation déceptive et conclusive du récit est tout autant le résultat prémédité de sa propre désertion et son œuvre propre que celle du narrateur:

‘"À titre posthume, songea-t-il. La formule tournait dans sa tête mécaniquement: elle lui paraissait un peu abstruse, mais importante, imposante, comme ces sceaux des vieux parchemins officiels qui pincent le bout d'un ruban de soie." 509

Pour que le mot "titre" apparaisse dans toute son ampleur et avec sa signification auctoriale, l'auteur n'a pas hésité à souligner l'expression À titre posthume comme pour intituler autrement le "récit" et pour en attribuer la paternité et la création au personnage lui-même…

Notes
494.

Voir, en particulier, la deuxième section du chapitre précédent où l'attente est perçue comme reconstruction imaginative des limites et suspension de l'action.

495.

Gracq (Julien), Un balcon en forêt, Paris, José Corti, p. 52.

496.

Ibid. p. 139.

497.

Ibid. pp. 203-204.

498.

Ibid. p. 14.

499.

Ibid. p.14.

500.

Ibid. p. 161.

501.

Greimas (Algirdas Julien) Du sens II, Paris, Le Seuil, 1983, p. 230.

502.

Bremond (Claude), Logique du récit, Paris, Le Seuil, 1973, p. 161.

503.

Gracq (Julien), Un balcon en forêt, Paris, José Corti, p. 242.

504.

Bremond (Claude), Logique du récit, Paris, Le Seuil, 1973, p. 161.

505.

Ibid. p. 244.

506.

Ibid. p. 253.

507.

Ibid. p. 181.

508.

Gracq (Julien), Un balcon en forêt, Paris, José Corti, p. 249.

509.

Ibid. p. 245.