I. 1. "Un autre viendra..." 511

Dans son "avant-propos" du Roi pêcheur, J. Gracq annonce son intention de traiter avec quelque liberté le sujet emprunté au mythe du Graal. Et cette liberté qui l'amène à parler de "changement de perspective" ou de "nouvel éclairage" 512 , Gracq la prend délibérément envers son prédécesseur immédiat dans le mythe qu'est Wagner. En effet, tout en empruntant la plupart de ses personnages et bon nombre des épisodes de sa pièce au Parsifal du musicien et dramaturge allemand et au modèle de celui-ci, le Parzifal de Wolfram von Eschenbach, J. Gracq tient à marquer ses distances par rapport au premier:

‘"Wagner est un magicien noir – c'est un mancenillier à l'ombre mortelle – des forêts sombres prises à la glu de sa musique il semble que ne puisse plus s'envoler après lui aucun oiseau" 513 . ’

Et J. Gracq énonce, sans ambiguïté, ses propres choix dans les termes qui marquent une nette rupture envers son devancier allemand:

‘"Il reste pourtant que cette matière n'est pas épuisée, et que ce serait vraiment faire peu de confiance au pouvoir de renouvellement indéfini de la poésie la plus pure –la plus magique – que de le croire." 514

Et, en effet, là où, chacun pour son propre héros, le poète médiéval d'Eschenbach et Wagner mettaient en scène deux visites et deux épreuves distinctes 515 , "Gracq au contraire condense les deux épreuves en un moment unique, avec une rigueur toute classique" 516 , en conférant à sa pièce "une structure de tragédie", selon le mot de M. Murat. Pour le spectateur qui a en mémoire l'opéra de Wagner et la véritable apothéose de sa dernière scène, que soutient et démultiplie le "motif [musical] de «Parsifal» décuplé en puissance et en magnificence par un orchestre grandiose" 517 , nul doute que cette transformation structurelle ne constitue déjà une modification de nature à tromper ses attentes. Il n'est, d'ailleurs, pas exclu que J. Gracq, conscient de la difficulté d'une telle entreprise, et pour d'autres raisons sur lesquelles nous reviendrons ultérieurement, n'ait cherché à renforcer, par son avant-propos, le caractère déceptif des nouveaux choix génériques par rapport au modèle wagnérien: quel enthousiasme peut, en effet, soulever une tragédie de facture classique au regard du dernier opéra du maître de Bayreuth? Et l'avant-propos ne cesse, pour sa part, et le plus souvent sous une forme paradoxale, de magnifier le modèle wagnérien:

‘"Il semble qu'en réalité il est advenu à cette «matière de Bretagne» une malchance insigne: après de longs siècles de sommeil, un génie exceptionnellement vigoureux est apparu qui d'un seul coup a fait main basse sur le trésor et de cette vendange semble d'un coup avoir extrait tout le suc. [...] Reste au centre, au coeur du mythe et comme son noyau, ce tête à tête haletant, ce corps à corps insupportable – ici et maintenant, toujours – de l'homme et du divin, immortalisé dans «Parsifal» par la scène où le roi blessé élève le feu rouge du Graal " 518 . ’

La fonction de ces rappels est double: d'une part susciter, auprès du lecteur, une attente concernant la pièce en lui annonçant que celle-ci devrait avoir une ampleur égale à celle d'un opéra wagnérien et, d'autre part, préparer les conditions de sa déception par une élévation du niveau de référence du modèle. Mais une telle interprétation requiert évidemment, de la part du récepteur, un minimum de connaissances relatives à l'œuvre lyrique en question. Pour qui ne disposerait pas de cette culture et ne serait pas à même de mesurer le caractère déceptif de cette transformation générique, que vient confirmer, dans Le roi pêcheur, l'élision de la scène finale du Parsifal, annoncée comme "un des symboles les plus ramassés que puisse offrir le théâtre – un instantané – des plus poignants que recèle l'art" 519 , la manière dont l'avant-propos présente la pièce au lecteur est de nature à créer les conditions d'une autre attente par rapport au modèle dramatique choisi et à ses structures formelles.

C'est dans cette perspective qu'il convient d'interpréter l'importante référence faite par J. Gracq à "la littérature dramatique française – à partir du dix-septième siècle et très précisément jusqu'à nos jours" 520 , ainsi qu'aux "tragiques français, de Racine à Anouilh" 521 , sans que soient oubliés, dans cette rétrospective, les "mythes qui nous ont été légués par la Grèce" 522 . Quelle peut bien être, en effet, la fonction de ces rappels, en apparence assez éloignés de la pièce, sinon de constituer un signal, paratextuel en l'occurrence, d'une probable conjonction entre sa pièce et le modèle de la tragédie classique française? Or, le format classique d'une œuvre dramatique, et a fortiori d'une tragédie de type racinien, se définit d'abord par le nombre de ses actes. Et, sans qu'il ait besoin, pour cela, de se rappeler la manière dont Aristote définit, dans sa Poétique, les éléments constitutifs de la tragédie antique 523 , tout spectateur ou tout lecteur est censé savoir qu'une pièce de théâtre, se conformant aux normes de la tradition dramaturgique française, contient précisément cinq actes. Comment, dès lors, peut-il interpréter le fait que Le roi pêcheur n'en comporte que quatre? Va-t-il considérer que J. Gracq a pu négliger une règle devenue largement surannée en ce milieu du vingtième siècle, ou que l'auteur s'est servi, inversement, de cette norme connue de son récepteur, comme signal textuel pour lui laisser attendre une œuvre formellement achevée quant à ce critère normatif, tout en ayant l'intention arrêtée de produire une œuvre inachevée ou d'en interrompre l'élan avant la fin attendue? On peut, en l'occurrence, appliquer à l'auteur lui-même la qualité de "décepteur" ou de manipulateur dans la mesure où son intervention propre, par rapport au sujet d'état qu'est le récepteur, correspond, à tout point de vue, à une opération déceptive, analogue à celle qu'est susceptible d'exercer tout acteur décepteur à l'égard de n'importe quel sujet d'état intervenant dans la composante narrative 524 . Ce qui rend la situation de l'auteur décepteur plus complexe que celle d'un simple acteur, fût-il Amfortas, c'est que le "faire être", correspondant à l'opération déceptive et s'exerçant sur les attentes du lecteur ou du spectateur, passe par la manipulation qui organise l'objet textuel comme déceptif lequel, à la manière d'un stimulus, opère sur le récepteur lui-même et conditionne sa propre déception. L'aspect défectif de cette pièce, au regard du nombre prévisible de ses actes, correspond-il donc à une forme purement aléatoire, c'est-à-dire dépourvue de toute intentionnalité, ou doit-il être, inversement, mis en corrélation avec d'autres signes qui en font une pièce déceptive, et en particulier la défection, dans l'action, de Perceval qui "reste muet et se retire" 525 , tout en abandonnant le roi de Montsalvage à sa blessure béante? La réponse se trouve, semble-t-il, au dénouement anticipé de la pièce, au moment précis où Amfortas énonce, à l'adresse de Kundry abattue, des paroles consolatrices qui pourraient avoir un tout autre sens, si on les rapporte à la fin de ce quatrième et paradoxalement dernier acte:

‘"Ne pleure pas. La folie du Graal n'est pas éteinte... Un autre viendra..." 526

L'annonce d'une nouvelle attente et de l'arrivée d'un nouvel élu, – qui, par parenthèse, rappelle celle de la venue du Paraclet dans l'Évangile selon Jean 527 – confirme, si besoin était, l'hypothèse d'un récit inachevé, aspect inaccompli que renforce l'emploi réitéré des points de suspension pouvant signaler une fin différée...

Notes
511.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 150.

512.

Ibid. p. 16.

513.

Ibid. p. 14.

514.

Ibid. p. 15.

515.

La première fois que le héros de Wolfram se trouve au château du Graal, il renonce à interroger le roi pêcheur, ce qui aurait eu pour effet de le guérir; inversement, lors de sa seconde visite, il "posera à Amfortas la question salvatrice" [Wolfram von Eschenbach, extraits du Parzival, in Scènes du Graal, (textes traduits et présentés par Danielle Buschinger, Anne Labia et Daniel Poirion), Paris, Stock, 1987, p. 224.]. De même, alors que le héros de Wagner demeure au premier acte du Parsifal, "immobile, muet et comme ravi en extase" [Wagner (Richard), Parsifal, in Guide des Opéras de Wagner, (sous la direction de Michel Pazdro), Paris, Fayard, 1988, p. 823.], le même personnage provoque la guérison du roi en prononçant ces paroles: "Sois guéri, racheté, pardonné! Car à présent c'est moi qui célèbre l'office." [Ibid. p. 848.].

516.

Murat (Michel), Julien Gracq, Paris, Belfond, 1991, p. 180. On trouve néanmoins, dans Le roi pêcheur, un reliquat des deux visites du Parsifal dans la fausse sortie de Perceval.

517.

Leclercq (Fernand), Commentaire du Parsifal de Wagner, in Guide des Opéras de Wagner, (sous la direction de Michel Pazdro), Paris, Fayard, 1988, p. 869.

518.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, pp. 13-14.

519.

Ibid. p. 15.

520.

Ibid p. 7.

521.

.Ibid. p. 9.

522.

Ibid. p. 7.

523.

Aristote, Poétique, (traduction de Michel Magnien), Paris, Belles Lettres, Librairie Générale Française (Le Livre de Poche classique), 1452b p. 121.

524.

On peut, à ce sujet, revoir le passage du chapitre précédent intitulé "attentes et frustrations" analysant les enjeux d'un état déceptif.

525.

Murat (Michel), Julien Gracq, Paris, Belfond, 1991, p. 180.

526.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 150.

527.

Évangile selon Jean, in La Bible Nouveau Testament (textes traduits, présentés et annotés par Jean Grosjean), Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1971, XV, 26, p. 324.