I. 2. "L'attente de cette nuit vide"

J. Gracq s'est expliqué sur le projet ou la perspective qui avait nourri et orienté l'écriture du Rivage des Syrtes jusqu'à son abandon à l'automne 1949, avant que le travail de son roman interrompu ne soit repris quelques dix-huit mois plus tard:

‘"Et Le Rivage des Syrtes, jusqu'au dernier chapitre, marchait au canon vers une bataille navale qui ne fut jamais livrée." 528

L'interruption ne semble pas avoir été sans effet, ni sur l'épilogue du roman qui puise dans cette lente maturation son climat ambigu et complexe, ni sur le choix final d'un récit laissé délibérément inaccompli. Si le dernier chapitre, en effet, fait apparaître, dans une vision rétrospective, la figure du vieux Danielo comme "instigateur caché de l'acte d'Aldo" 529 , il met aussi en scène, et ceci dans une perspective orientée vers l'avenir, l'établissement d'un décor prévu pour une action dont la représentation se trouve, de facto, interdite au regard du lecteur:

‘"je croyais marcher au milieu de l'agencement bizarre et des flaques de lumière égarantes d'un théâtre vide – mais un écho dur éclairait longuement mon chemin et rebondissait contre les façades, un pas à la fin comblait l'attente de cette nuit vide, et je savais pour quoi désormais le décor était planté." 530

On le voit, ce n'est plus seulement un seul acte de la tragédie, celui correspondant au dénouement attendu, comme dans le cas du Roi pêcheur, dont la réalisation se trouve ainsi remise à un autre temps et placée hors d'atteinte du spectateur, c'est l'essentiel de l'action. La métaphore du "théâtre vide" dit assez ce à quoi a pu aboutir jusqu'ici le récit entrepris par le narrateur: la stricte installation d'un simple décor. Et l'image de la nuit, elle aussi vide, semble redoubler la vacuité de ce paysage urbain dont les façades sont soutenues par on ne sait quels portants de coulisses. Pourtant ce décor théâtral semble déjà s'illuminer de l'éclat ou du rayonnement de l'action future, même si cette action doit conduire à la ruine d'Orsenna, comme le sait le lecteur, à condition toutefois qu'il n'ait pas oublié la prolepse narrative, laquelle faisait état de "voile de cauchemar" et de "rougeoiement" 531 . Et simultanément, si la lumière paradoxale contenue dans cette ultime phrase anticipe sur un héroïsme à venir, fût-il tragique, le thème de l'obscurité et celui de la nuit ne font-ils pas écho rétrospectivement à la nuit vide, c'est-à-dire à l'absence d'action qui a marqué le récit, tant il est vrai, comme l'affirmait Maurice Blanchot dans L'entretien infini, que l'action héroïque "est la souveraineté lumineuse de l'acte" et que "le héros n'est rien s'il n'agit et n'est rien hors de la clarté de l'acte qui éclaire et l'éclaire" 532 ?

Car, si l'on excepte l'unique processus actif accompli par Aldo au cours du neuvième chapitre, et qui représente une transformation de nature beaucoup plus préparatoire que véritablement opératoire, Le Rivage des Syrtes peut être légitimement considéré comme un récit romanesque, dans une large mesure, dénué d'action. Et plus précisément, pour demeurer dans la métaphore développée dans la dernière phrase du récit, au moment même où le rideau devrait s'abaisser pour indiquer la fin de la représentation, Le Rivage se trouve entièrement amalgamé à une structure théâtrale jusque là privée de praxis dramatique et offrant au spectateur un simple décor étrangement ouvert et disponible pour l'action. On comprend mieux, dès lors, la fonction de "terminus ad quem" qu'a pu représenter, dans le processus d'élaboration de l'œuvre, la "bataille navale qui ne fut jamais livrée". À première ou à seconde lecture, le roman apparaît bien pour ce qu'il est: "une topographie sans cesse reprise" 533 , comme le suggère Gilles Ernst, ou un roman de la "destination" 534 , ainsi que l'affirme M. Murat, si l'on veut bien donner au terme son sens tout à la fois final et dilatoire. Alors que tout, en effet, dans les premiers chapitres, laissait attendre au lecteur le récit d'une catastrophe ou un "tableau de massacre" digne de celui qui, figurant en arrière-plan du portrait de Piero Aldobrandi, représentait "le siège des forteresses farghiennes de Rhages, dont le tableau précisément évoquait l'assaut le plus furieux" 535 , le récit s'interrompt avant que ne commencent les opérations proprement guerrières. Le protagoniste lui-même n'est-il pas, du reste, réduit ou promu par cette ultime phrase au statut de "sujet cognitif" plus que de sujet de l'agir, au sens où il sait désormais quelle action devrait être représentée dans le cadre de ce décor. En réalité, tout se passe comme si "toute l'aventure d'Aldo, depuis son départ d'Orsenna jusqu'à cette scène finale lui [avait] été inspirée par une interrogation secrète qui [serait] devenue au fil des jours de plus en plus pressante: dans quelle pièce suis-je en train de jouer depuis mon premier déplacement et pour y tenir quel rôle?" 536 L'objet avec lequel se trouve désormais en relation de conjonction le sujet cognitif qu'est le protagoniste n'est autre que le savoir, ce qui renvoie celui-ci aux deux rôles qui lui ont été confiés ou délégués, celui d'Observateur au nom de la Seigneurie d'Orsenna et celui de narrateur par l'instance auctoriale que présuppose ce statut d'énonciateur énoncé 537 . Mais tous ces éléments ont surtout pour effet de signifier le caractère délibérément inachevé et inaccompli du récit assumé par Aldo et abandonné par lui au moment où sa propre quête dans l'ordre du savoir trouve un simulacre de "liquidation du manque" 538 , sans pour autant que "l'énonciataire" 539 du récit ne puisse considérer cette information comme une véritable clausule narrative.

Notes
528.

Gracq (Julien), Lettrines, in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 152.

529.

Murat (Michel), Julien Gracq, Paris, Belfond, 1991, p. 194.

530.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 322.

531.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p.199: "Quand le souvenir me ramène – en soulevant pour un moment le voile de cauchemar qui monte pour moi du rougeoiement de ma patrie détruite – à cette veille où tant de choses ont tenu en suspens …".

532.

Blanchot (Maurice), L'entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 544.

533.

Ernst (Gilles), article "Julien Gracq", in Dictionnaire des Lettres Françaises, (sous la direction de Martine Bercot et d'André Guyaux), Paris, Librairie Générale Française, 1998, p. 511.

534.

Murat (Michel), Julien Gracq, Paris, Belfond, 1991, p.203.

535.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p.106.

536.

Cogez (Gérard), Julien Gracq Le Rivage des Syrtes, Paris, PUF, 1995, pp. 106-107.

537.

Greimas (Algirdas Julien) et Courtès (Joseph), Sémiotique Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, article "Savoir", Paris, Hachette, 1993, p. 321.

538.

Ibid. article "Suspension", p. 372.

539.

Ibid. article " Énonciateur/Énonciataire", p. 125.