I. 3. "Le bruit de la mer qu'on n'atteindra jamais."

Le récit d'Un balcon en forêt est-il marqué par le même aspect d'imperfectivité? Pour répondre à une telle question, il convient de voir quelles attentes se trouvent précisément suscitées et stimulées auprès du destinataire par le texte lui-même. La seule mention du mot "récit" sur la page de couverture du livre constitue déjà une forme de pacte de lecture proposé au lecteur. Même si le terme a été choisi, comme le remarque Bernhild Boie, moins pour ranger l'ouvrage "sous une étiquette que pour éviter celle de roman" 540 , cette indication laisse attendre un texte narratif mettant en scène des personnages qui accomplissent des actions et analysable, en tant que programme narratif, "comme le passage d'un état antérieur à un état ultérieur, opéré à l'aide d'un faire (ou d'un procès)" 541 . La nature strictement narrative du texte implique même que, parmi les trois phases constituant la programmation du récit, seule la phase intermédiaire s'avère normalement dynamique et que les deux extrêmes soient, quant à elles, statiques. Une telle structure n'est pas seulement conforme aux conventions du genre narratif, quelle que soit, par ailleurs, la complexité du récit. Elle s'accorde aussi aux connaissances que le lecteur est supposé disposer comme "Lecteur Modèle" dans sa coopération interprétative, pour reprendre les analyses d'Umberto Eco 542 , connaissances qu'il a pu acquérir à l'occasion de ses multiples expériences de lecture. Le lecteur d'Un balcon en forêt qui découvre, dès les premières pages du roman, la mise en place progressive du référent historique s'attend donc légitimement à un récit de guerre dont l'apogée proprement active devrait se situer au cœur du récit. On se souvient que le récit de J. Gracq s'organise en trois sections principales 543 et que la première correspond à l'installation de Grange et à la vie dans la maison-forte avant la rencontre de Mona, ce qui paraît confirmer et renforcer la légitimité des attentes. Mais, si l'on considère les deux autres sections sous l'angle du schéma narratif attendu, nous sommes loin de compte. Non seulement, en effet, la section centrale du récit, qui concerne l'entrée de Mona dans la vie de Grange, substitue à l'acmé narrative attendue une phase d'attente pure, mais tout indique que cette nouvelle phase ne fait que prolonger et approfondir, au niveau de la construction narrative, l'aspect statique de la situation initiale. Là où la logique de discontinuité du modèle narratif appellerait une structure de transformation faisant rupture avec cette sorte de tropisme statique qui tourne à la conservation du statu quo, c'est l'oubli des réalités historiques que recherche le protagoniste, à la faveur d'une absence d'événements. Quant à la troisième section du récit, qui accorde une large place au récit des événements ayant marqué, dans le secteur, l'offensive allemande, (même si les opérations strictement militaires se bornent, pour l'essentiel, à "un échange de coups de canon" 544 ), elle ne débouche pas, à proprement parler, sur un état du protagoniste clairement identifiable. Alors que certains commentateurs n'hésitent pas à conclure un peu vite à la mort de Grange, pour être tout à fait exact, le texte se présente, dans sa phrase ultime qui a déjà fait l'objet d'une analyse 545 , comme délibérément ambigu:

‘"Il resta un moment encore les yeux grands ouverts dans le noir vers le plafond, tout à fait immobile, écoutant le bourdonnement de la mouche bleue qui se cognait lourdement aux murs et aux vitres. Puis il tira la couverture sur sa tête et s'endormit." 546

Là où le déroulement normalement prévisible du schéma narratif canonique attendrait une situation finale faisant clôture et décrivant, au minimum et de façon plus ou moins détaillée, un sort final dûment avéré du personnage principal, c'est l'incertitude qui prévaut quant à la situation de Grange et la question de savoir si celui-ci meurt à la fin restera sans réponse 547 . En dépit de l'immobilité complète du protagoniste qui pourrait représenter une figure plus ou moins conforme au topique d'un état statique propre à la situation finale d'un récit, le lecteur ne peut identifier avec certitude dans cette même information, pas plus que dans le sens équivoque (propre ou figuré) du verbe final, ni une relation parfaitement claire de disjonction ou de conjonction avec la vie, ni, par voie de conséquence, une véritable séquence conclusive. Tout se passe, dans la fin de ce récit, comme si l'auteur avait procédé à l'inversion des positions des sections intermédiaire et finale du schéma narratif canonique, la phase dynamique du récit, se substituant à la phase terminale statique. Et, par suite, dans les dernières pages et jusqu'aux dernières phrases du récit, il est tout à fait impossible de reconnaître une forme purement statique nettement séparée de l'action proprement dite, étant donné la forme tout individualiste, intériorisée et même poétique, vers laquelle évolue, ou régresse, le conflit rapporté dans Un balcon en forêt. Par rapport aux structures formelles d'un récit auxquelles il est habitué par ses multiples expériences de lecture, le lecteur ne peut qu'éprouver au moins quelques surprises de voir la narration s'interrompre avant que la totalité de son déroulement prévisible ne soit achevée. Dans la mesure où il est apparu que les trois récits analysés ici présentent effectivement un même paradoxe, les choix opérés par l'auteur venant systématiquement décevoir les attentes qu'il suscite, par ailleurs, chez son lecteur, relativement aux structures formelles, qu'en est-il de ces mêmes récits, quant au contenu de la programmation narrative elle-même?

Notes
540.

Boie (Bernhild), "Introduction", in Gracq (Julien), Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. XII.

541.

Greimas (Algirdas Julien) et Courtès (Joseph), Sémiotique Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, article "Savoir", Paris, Hachette, 1993, p. 307.

542.

Eco (Umberto), Lector in fabula, (traduction française), Paris, Grasset, 1985.

543.

Pour plus de détail, revoir l'analyse des structures chronologiques et temporelles au chapitre I.

544.

Murat (Michel), Julien Gracq, Paris, Belfond, 1991, p.203.

545.

Se reporter, à cet égard, à la fin du chapitre précédent.

546.

Gracq (Julien), Un balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, p. 253.

547.

Rappelons que, "répondant à la question: «Comment comprendre la fin du livre?» Gracq lui-même formula cette réponse: «Comme on veut: le lecteur reste libre, de toute façon, si le héros du livre se réveille, c'est une autre saison de sa vie qui recommencera.», in entretien à la revue Givre, 1976, n° 1, p.26, cité par Gilles Ernst, in Actes du Colloque international d'Angers, Presses de l'Université d'Angers, Angers, 1982, (2ème édition), p. 323 (note 10).