II. Paradoxe d'un récit déceptif.

Nous venons d'observer que, dans les trois récits de notre corpus, J. Gracq avait choisi, de toute évidence, de décevoir son destinataire par la forme délibérément interrompue ou inachevée de ces récits. Mais le lecteur ou le spectateur ne se définit pas seulement comme un récepteur habitué à un récit complet et s'attendant à ce que celui-ci soit nécessairement et inévitablement conduit jusqu'à son terme logique et jusqu'à sa fin. Le récepteur est aussi, dans une large mesure, une structure produite par le texte lui-même, si l'on adopte les perspectives d'analyse avancées par Wolfgang Iser et son concept de "lecteur implicite" qui décrit la manière dont l'œuvre se prédispose pour produire son plein effet:

‘"ce concept préstructure le rôle à assumer par chaque spectateur, et ceci reste vrai même quand les textes semblent ignorer leur récepteur potentiel ou l'exclure activement." 548

S'il est vrai que l'intrigue, les thèmes figuratifs et les structures sémio-narratives décrites et analysées jusqu'ici sont bien de nature à "préparer les attentes du Lecteur Modèle au niveau de la fabula", et que, comme le souligne U. Eco, ces mêmes attentes du lecteur sont le plus souvent suggérées dans l'œuvre elle-même, "par la description des situations explicites d'attente" 549 vécues par les personnages eux-mêmes, il convient de vérifier l'orientation narrative des trois œuvres du corpus. Dans quelle mesure cette orientation vient-elle systématiquement démentir les évolutions prévisibles et attendues et apparaît-elle effectivement conçue pour décevoir, paradoxalement, les attentes du lecteur? Et, s'il s'avère, en effet, que les trois ouvrages, envisagés ici dans l'ordre chronologique, correspondent, dans leurs structures narratives, à des récits paradoxalement déceptifs, il importe aussi de préciser, avant d'engager toute démarche d'interprétation, sous quelles formes particulières se présente le schéma narratif paradoxal de chacun d'eux.

Notes
548.

Iser (Wolfgang), L'Acte de lecture. Théorie de l'effet esthétique (1976), (traduction française), Bruxelles, Mardaga, 1985, p. 34.

549.

Eco (Umberto), Lector in fabula, (traduction française), Paris, Grasset et Fasquelle, 1985, p. 148.