II. 1 "Notre attente a été déçue".

Nous avons déjà pu constater à quel point les trois œuvres analysées ici sont marquées par une thématique commune, celle de l'attente et de la déception. À cette thématique la démarche d'analyse adoptée jusqu'ici n'a pas encore permis d'apporter de véritable explication, l'étape proprement interprétative ne pouvant intervenir qu'après un état des lieux complet. Mais il est, pour l'heure, assuré qu'un même motif traverse ces œuvres, celui de l'attente déçue. Et ce motif paradoxal se rencontre plus d'une fois dans les propos des personnages. Ainsi, pour s'en tenir ici au seul Roi pêcheur, lorsque Perceval évoque sa propre quête du Graal en présence de Trévrizent, il le fait en envisageant l'hypothèse d'une attente trompée:

‘"Je l'attends, et même ‑ oui ‑ je le désire. J'en suis amoureux. S'il ne devait venir, je serais… comment te dire?…déçu." 550

De même, à la fin du troisième acte de la pièce, c'est dans des termes assez proches que le roi Amfortas annonce aux autres chevaliers le départ supposé définitif de Perceval:

‘"Notre attente a été déçue. Le chevalier étranger n'assistera pas ce soir à l'office... Il n'était pas celui que la Promesse désigne. Il a refusé l'hospitalité de Montsalvage..." 551

Mais un motif aussi fréquent n'est pas seulement le fait de quelques répliques isolées du Roi pêcheur, dans la mesure où les investissements figuratifs partiels du thème, comme nous l'avons déjà constaté, prennent la forme d'un véritable "parcours thématique" et aboutissent à des rôles thématiques 552 , tels que celui du "décepteur", incarné, dans la pièce, par Amfortas, comme il a été vu dans le chapitre précédent. Une telle dissémination du motif paradoxal de "l'attente déçue" à l'ensemble des structures sémio-narratives laisse plutôt entrevoir un véritable système de significations structuré et cohérent, consistant, pour une part, à susciter une attente chez le spectateur ou le lecteur et, d'autre part, à décevoir cette même attente. On se souvient, en effet, qu'au terme de la représentation du Roi pêcheur les raisons et les manœuvres déceptives et contre-évolutives d'Amfortas finissent par prévaloir contre toute attente et, en particulier, contre les désirs de Kundry et la quête antérieure de Perceval. J. Gracq choisit, en effet, contrairement à son modèle immédiat, Wagner, de prêter à son héros Perceval une attitude paradoxale, celle consistant à refuser de formuler la question attendue. Une telle issue du récit renoue avec le choix qu'avait délibérément conçu, en son temps, Chrétien de Troyes, à moins que l'état inachevé du Conte du Graal et ses suspens narratifs n'aient eu pour cause accidentelle la mort de son auteur 553 .

En ce qui concerne Le Roi pêcheur, l'issue déceptive ne saurait procéder que d'un choix de l'auteur exerçant, au niveau qui est le sien, et ceci par rapport au spectateur ou au lecteur, la fonction manipulatrice du décepteur. Une telle manipulation narratrice qui modèle à souhait les sujets opérateurs imaginaires que sont les personnages et qui organise le récit comme déceptif ne peut pas être considérée et définie seulement comme une simple opération ayant des effets sur le destinataire. L'effet déceptif produit sur le récepteur étant lui-même conditionné par la manipulation s'exerçant sur les acteurs du drame, cette manipulation doit donc être également définie comme une modalité factitive, "comme un faire-faire, c'est-à-dire comme une structure modale constituée de deux énoncés en relation hypotaxique, qui ont des prédicats identiques, mais des sujets différents («faire en sorte que l'autre fasse»)." 554 Ainsi donc l'auteur organise la matière narrative de sa pièce 555 de façon à produire l'effet attendu auprès du lecteur. Et si J. Gracq prétend, dans son avant-propos, "que c'est Kundry qui porte [ses] couleurs" 556 n'est-ce pas pour orienter la réception de son lecteur dans le sens d'une expérience déceptive? La frustration attendue du récepteur de cette nouvelle opération déceptive n'est-elle pas précisément représentée, au niveau des acteurs proprement dits, par Kundry elle-même qui incarne, de la façon la plus tragique et la plus spectaculaire, la position de l'espoir déçu ou trompé, la profonde frustration qu'elle ressent, à la fin de la pièce, de ce que Perceval ait choisi de ne pas proférer la parole attendue capable, suivant la Promesse, de restaurer la vie à Montsalvage, provoquant son effondrement physique et moral: "Kundry s'affaisse". 557 Quoi qu'il en soit, le récit déceptif auquel aboutit la représentation de la pièce est bien le résultat d'une action déceptive concertée par l'auteur lui-même, menée à bien par le personnage contre-évolutif et aboutissant à l'inaction terminale d'un sujet opérateur évolutif programmé pour choisir, selon le modèle proposé parle Conte du Graal, de ne pas transformer son parcours en discours et de renoncer, in extremis, à remplir les engagements pris en ne posant pas la question attendue. Et si le schéma narratif de la pièce aboutit à une issue à ce point inattendue et paradoxale au regard des attentes investies par le spectateur, c'est non seulement par le fait de l'action manipulatrice exercée par Amfortas, mais c'est aussi en raison d'une sorte de conversion imprévisible de Perceval. Tout se passe, en effet, comme si le héros évolutif, en choisissant de conserver le silence, se rangeait aux raisons de celui en qui il identifiait jusqu'alors un adversaire potentiel et avéré, et que le spectateur considérait comme tel. Tout s'opère comme si le protagoniste préférait, en définitive, désespérer Kundry, son adjuvant évolutif, plutôt que de déplaire à son opposant décepteur, dont il finit par adopter le comportement paradoxal. Car le silence choisi, qu'il soit ou non l'effet de sa propre détermination, n'a pas une efficacité pragmatique et perlocutoire moindre que la parole: en l'occurrence, pour Perceval, ne pas dire, c'est aussi faire.

Cette efficacité d'autant plus paradoxale qu'elle se réalise dans le non-dit va avoir, de toute façon, pour effet de laisser Montsalvage dans un état de déréliction accrue, poussant les chevaliers veilleurs à reproduire et à renouveler les deux premières répliques de la pièce par lesquelles se trouvait déjà manifestée leur attente fervente du salut. "Espérance dans le Sauveur![...] Délivrance à Montsalvage" 558 devient, dans les deux dernières répliques, "Espérance dans le Sauveur![...] Rédemption à Montsalvage." 559 L'évolution entre le début et la fin n'est pas mince, si l'on veut bien admettre que se trouve ici exprimé un renforcement du désir et des enjeux. Le salut que Montsalvage espère désormais ne se pose plus seulement dans les termes d'une simple délivrance, c'est-à-dire d'un soulagement ou de la fin d'un mal ou d'une souffrance prolongée, mais dans les formes et les exigences d'une régénération profonde et fondamentale. S'il paraît difficile, en effet, à partir des multiples avertissements inclus dans l'Avant-propos 560 , d'interpréter cette "rédemption" dans le sens exclusif d'un référent théologique chrétien (soit le "rachat du genre humain par le sacrifice du Christ qui a permis la rémission des péchés" 561 ), l'emploi de la majuscule, en position initiale de phrase, n'étant pas discriminant, en revanche, la rédemption espérée, même interprétée métaphoriquement, excède, et de loin, la simple délivrance. Mais ce qui importe surtout, c'est que la rédemption, quelle qu'en soit la nature, est toujours à attendre, et que l'état de Montsalvage demeure, plus que jamais insatisfaisant. Malgré la Promesse annoncée et contrairement à la logique narrative qui voulait que cet état disjonctif fût comblé, en dépit de tous les engagements énoncés par le héros lui-même ("je ferai de Montsalvage un paradis sur terre." 562 ), au bout du compte, le royaume de Montsalvage reste à l'abandon et "aux mains des grands naufrageurs" 563 . Si, comme l'auteur nous y invite en affirmant paradoxalement, et d'une manière peut être feinte 564 ("c'est Kundry qui porte mes couleurs" 565 ), nous adoptons le point de vue de l'enchanteresse, ou celui similaire des chevaliers du Graal, alors le schéma narratif de la pièce a bel et bien pour effet de maintenir, voire d'aggraver l'état d'insatisfaction initial. Quoi qu'il en soit, un tel processus de déception ou de frustration s'avère fortement paradoxal, tant ce choix, relevant de la seule responsabilité de l'auteur, ne semble avoir d'autre visée que de produire la frustration du lecteur ou du spectateur. Avant d'examiner les raisons ou les motifs possibles d'un tel choix, ce que nous aborderons dans la deuxième partie, il convient de vérifier, entre autres, si ce schéma déceptif se trouve reproduit à l'identique dans les deux autres oeuvres.

Notes
550.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 66.

551.

Ibid. p. 113.

552.

À propos de ces notions, on peut se reporter, entre autres, à l'article "Thème", in Greimas (Algirdas Julien) et Courtès (Joseph), Sémiotique Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1993, p. 394.

553.

Voir, sur ce point, la notice de Perceval ou le Conte du Graal de Daniel Poirion, in Chrétien de Troyes, Œuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1994, p. 1303.

554.

Greimas( Algirdas Julien) et Courtès (Joseph), Sémiotique Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, article "factitivité", Paris, Hachette, 1993, p. 143.

555.

En première analyse, on pourrait considérer qu'une pièce de théâtre n'est pas un récit: "une pièce de théâtre, à la scène, ça ne raconte pas, ça montre", pour reprendre le propos de Richard Monod, dans Les textes de théâtre, [Paris, Cedic, p. 61]. Mais Aristote considérait qu'à travers la représentation se réalisait un récit: "c'est une imitation faite par des personnages en action et non par le moyen d'une narration", in Aristote, Poétique, ch. 6, 1450 a, (traduction de Michel Magnien), Les Belles Lettres, (édition Livre de poche p. 110).

556.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 17.

557.

Ibid. p. 148.

558.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 19.

559.

Ibid. p. 150.

560.

Ibid. pp 7-17.

561.

Trésor de la langue française, article "Rédemption", Paris, Gallimard/Klincksieck, 1971-1992.

562.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 140.

563.

Ibid. p. 16.

564.

On sait que les "avant-propos" ou les "avis au lecteur", chez Julien Gracq, ne sont pas toujours à prendre au pied de la lettre et que les affirmations qu'ils contiennent peuvent chercher "à orienter et à embrouiller les pistes de lecture." (B. Boie, Notice d'Au château d'Argol, in Gracq (Julien), Oeuvres complètes I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, p. 1130.)

565.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 17.