I. 1. Mythe ou réalité?

La pièce de J. Gracq, qui offre une nouvelle version du mythe du Graal, représente, selon les normes d'une tradition plus symbolique et littéraire qu'historique, une société médiévale, à la datation indéterminée. Même si, en effet, et ceci dès les premiers momentsde la représentation de la pièce,le spectateurobservant le décor décrit au début du premier acte ("Une salle d'armes du château de Montsalvage. Grande cheminée à droite, où brûle un feu de bois." 610 ) ne peut aboutir qu'à une détermination approximative du lieu et de l’époque où sont censés se dérouler les événements représentés dans cette pièce, une certaine "forme historique" de société n'en est pas moins reconnaissable à certains traits. La communauté des Chevaliers de Montsalvage qui s'inscrit, de toute évidence, dans le contexte d'une société féodale et aristocratique est, entre autres, fondée sur l'autorité monarchique d'un souverain de droit sacré, Amfortas. Le fait que, dans cette société, la puissance demeure, pour l'essentiel, concentrée entre les mains d’un seul, le roi de Montsalvage, n'exclut pas que d'autres personnages puissent détenir de moindres pouvoirs. Si l’exercice de la souveraineté politique et le respect qui s'attache à sa fonction d’officiant religieux constituent l'apanage du roi Amfortas, les pouvoirs de Clingsor et de Perceval, de nature plus occulte ou plus magique, font aussi partie des structures ou des réalités observables dans le groupe social que nous décrit la pièce, sans oublier la puissance d'attraction ou de séduction qu'exerce Kundry. Cette communauté humaine, comme l'était la société féodale autour du onzième siècle, apparaît répartie selon trois ordres ou trois états 611 : l’ordre chevaleresque, ou les "bellatores" (correspondant à ceux qui portent les armes, soit, dans la pièce, aux chevaliers du Graal), le clergé, ou les "oratores" (ordre incarné par l’ermite Trévrizent qui porte l’habit monacal), le peuple, ou les "laboratores" (représentés, dans l'oeuvre, par la domesticité avec le bouffon Kaylet et les serviteurs qui, sans être comptés dans la liste des personnages 612 , interviennent au cours de la scène de pêche). Autre indice de la hiérarchie qui caractérise ce groupe social, c'est la configuration spatiale du château et la position des différents personnages dans cet espace, tant il est vrai que "l'organisation spatiale, si elle n'est pas le "projeté" de l'organisation sociale, est à la fois dans un rapport de détermination et d'expression avec l'organisation sociale" 613 . Lieu surdéterminé s'il en est, puisque s'y attache "une valeur intense qui est aussi bien sociale que politique ou religieuse" 614 , l'espace sacré, où se déroule la cérémonie du Graalet auquel les non-initiés, telle Kundry elle-même, n’ont pas accès, exprime d'évidents rapports de domination et d'exclusion. Mais de tels clivages n'empêchent pas la présence d'homologies entre le monde des femmes et celui des hommes et Kundry, dans les moments de loisir que lui laissent le temps et les soins qu'elle consacre à son roi malade, semble représenter, entourée de ses suivantes qui sont autant de dames de compagnie, l'équivalent féminin de la cour du roi Amfortas. Observonsà présent le contexte historique qui a environné spécifiquement la production du Roi pêcheur et qui a pu, au moins en partie, déterminer par ses contraintes, quand ce ne serait que de manière oblique, les formes et les structures de cette oeuvre.

Cette pièce, publiée en 1948 et représentée pour la première fois en 1949, a été écrite au cours de l'hiver 1942 et achevée pendant l'été 1943 615 . Par hypothèse, elle traduirait donc, en premier lieu, la "vision du monde" d'une société dominée par le contexte de guerre et de désagrégation. Dans quelle mesure, en limitant les observations à la période qui coïncide avec la production de l'œuvre, la situation historique, complexe s'il en est, et non dépourvue d’ambiguïtés, trouve-t-elle effectivement plus d'un écho dans Le roi pêcheur? Et, s'il est vrai que la pièce a pour horizon d'écriture des circonstances historiques tout aussi ambiguës que ses structures propres, qu'est-ce qui, dans ce contexte, justifierait la vision du monde paradoxale de l'œuvre et, en particulier, les attentes et leur déception? S'il apparaît quelque peu aventureux d'établir des homologies à caractère plus ou moins symbolique entre les personnages de la pièce et les figures emblématiques de l'Histoire, (Amfortas, ce monarque absolu et paternaliste, vieillissant et malade, serait-il l'incarnation transposée du Maréchal, "père de la patrie"? 616 ), en revanche, il est assez peu contestable que l'atmosphère délétère caractérisant le royaume de Montsalvage ne soit effectivement à l'image de celle qui prévalait alors sous la France de Vichy. De fait, outre les tensions et les contradictions qui se dégagent de la pièce, l'atmosphère en est d’abord marquée par un état de décrépitude, d’inertie et de déréliction:

‘"Montsalvage est comme un fruit qui pourrit par le coeur. Tout le château, tout, jusqu'aux pierres de ses murs, empeste la maladie!" 617

Ce propos d'Ilinot, au tout début de la représentation, peut donner quelque idée du climat de vacuité et de décomposition qui dominait la France des années tragiques de la défaite et de l’occupation. Dans une page de Lettrines 2, J. Gracq décrira ce même climat en des termes qui rappellent la tonalité sombre et paradoxale de la pièce:

‘"Rien n’était vacant et ouvert, accueillant au piéton, comme les routes de la France occupée – désertées, on eût dit, par l’effet d’un charme, engourdies et rêveuses comme je ne les ai jamais vues [...]: les restrictions pesaient de tout leur poids, la pénurie ingénieusement contournée rendait son nerf et sa saveur à la faim, à la soif, à la fatigue." 618

S'il est vrai qu'on peut globalement considérer le charme maléfique, qui semble avoir ensorcelé le royaume de Montsalvage, comme un équivalent de l'atmosphère déliquescente qui caractérisait le régime de Vichy dans les années les plus sombres de l'occupation, au moment où les Français faisaient "l'apprentissage d'un régime de restrictions, qui s'aggrav[ait] d'année en année" 619 , à quels facteurs proprement historiques faut-il attribuer cet état d'envoûtement mortifère que reproduit, avec complaisance, la pièce de J. Gracq? Le premier de ces facteurs doit être probablement recherché dans les origines de l'État Français et dans les pièges de la collaboration entretenue par le régime avec l'occupant nazi, comme le note Jean-Pierre Azéma:

‘"Tout en bénéficiant d'un statut quasi unique dans l'Europe occupée, puisque la souveraineté française était maintenue sur une fraction du pays alors que celui-ci avait été vaincu, le régime de Vichy allait se retrouver, pour le plus grand malheur des Français, prisonnier d'un système de relations franco-allemandes singulières et piégées." 620

Autre facteur, c'est celui joué, en défaveur du régime, par les événements récents. Alors que, jusqu'en 1942, l'État Français disposait encore d'une flotte de guerre et de l'Empire colonial, et que les puissances de l'Axe semblaient invincibles, le débarquement allié en Afrique du Nord, la victoire d'El-Alamein et la bataille de Stalingrad modifient sensiblement le rapport des forces à l'échelle internationale. À ces trois événements extérieurs s'en ajoutent deux "intérieurs":

‘"Non seulement la zone sud, dite «libre», est envahie le 11 novembre 1942 par la Wehrmacht et devient «zone d'opérations», mais le régime perd ses principaux moyens d'échange ou de marchandage: le gros de sa flotte de guerre se saborde à Toulon" 621 . ’

Si ces événements contribuent largement à délégitimer le régime de Vichy et à renforcer les désirs et les convictions de certains, en créant les conditions d'un espoir réel de libération, élans dont Kundry constituerait dans la pièce la représentation la plus approchée 622 , la situation intérieure n'en reste pas moins douloureusement problématique. Mais le monde de l'Europe alors déchirée et celui de la France vaincue et divisée ne sont-ils pas, également, le théâtre des utopies et des craintes les plus contradictoires?

Au-delà des aspirations et des désillusions directement suscités par le contexte proprement historique, l'œuvre présente deux systèmes de pensée contradictoires: l'idéologie moderne du progrès et celle "antimoderne" de la tradition, manifestant une réaction ou une "résistance au modernisme, au monde moderne, au culte du progrès" 623 . On se souvient que, dans la lutte que se livrent les personnages évolutifs et contre-évolutifs, Amfortas, l'antimoderne, "le grand avorteur", à qui l'auteur donne "la place centrale" 624 , finit par l'emporter en parvenant à neutraliser l'entreprise de régénération sociale, qu'incarne Perceval. La quête du Graal, telle qu'elle est engagée par le jeune chevalier qui veut faire "de Montsalvage un paradis sur terre", n'est-elle pas en lien avec la volonté de rénover radicalement le monde social qui a séduit Julien Gracq comme une grande partie de sa génération, (génération qui avait vingt ans en 1930 et qui avait identifié, dans l'idéal révolutionnaire et profondément novateur du communisme, la jeunesse du monde)? Le fait que la quête de Perceval reste inaboutie et inachevée, avec un relatif assentiment du héros qui semble se ranger, en définitive, aux raisons d'Amfortas, pourrait non seulement faire écho à la difficile et redoutable inscription de l'utopie marxiste dans la réalité sociale et historique de l'époque, mais pourrait être aussi l'effet d'un désenchantement et d'un désengagement personnels de l'auteur vis à vis de l'idéologie communiste. On sait, en effet, que J. Gracq, qui a donné son adhésion au parti communiste à la fin de l'année 1936, "au moment de quitter Nantes" 625 et dans le prolongement des mouvements politiques et sociaux liés à l'élection du Front Populaire, en a démissionné dès la nouvelle connue du pacte de non-agression germano-soviétique à la fin d'août 1939. Que J. Gracq dont on connaît la germanophilie et la passion pour le Parsifal de Wagner tienne, par ailleurs, et dans ces années, à prendre ses distances avec la conception messianique, fermée sur elle-même et "totalitaire" du musicien et dramaturge allemand faisant de son héros Parsifal un conquérant 626 n'est sans doute pas sans rapport avec les événements récents, ni sans lien avec son désengagement politique propre. Lorsque, dans Le roi pêcheur, Perceval, prolongement du héros wagnérien, est dénommé "le Pur" ou le "Très Pur" 627 , la référence implicite à la figure du "pur aryen" et au concept de pureté, développés et sublimés par le nazisme, tend, au moins, à signifier une collusion entre les référents politiques, pour ne pas dire à les confondre dans le rejet d'un commun totalitarisme. Le cinéaste soviétique Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein n'avait-il pas, lui aussi, dénoncé l'ambiguïté, dans son film Alexandre Nevski, en inversant la symbolique des couleurs et en associant paradoxalement les manteaux blancs des chevaliers teutoniques bardés de fer aux thèmes de la mort et de l'oppression? Ainsi tout se passe, avec Le roi pêcheur, comme si, conscient d'avoir été l'objet d'une manipulation et d'une déception au sens fort du terme, l'auteur traduisait cette désillusion, sans pouvoir toutefois faire complètement son deuil de ses illusions. Les "antimodernes", au rang desquels Antoine Compagnon range bien évidemment J. Gracq, "ressemblent souvent à des modernes qui seraient revenus de leurs enthousiasmes de jeunesse" 628 . Trouve-t-on quelque écho de ces interprétations dans le récit suivant, Le Rivage des Syrtes?

Notes
610.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 19.

611.

Duby (Georges), Histoire de la France Naissance d'une nation des origines à 1348, Paris, Larousse, 1991, (première édition:1970), p. 267: "«Ici-bas, les uns prient, d'autres combattent, d'autres encore travaillent; lesquels trois sont ensemble et ne supportent pas d'être désunis, de sorte que, sur la fonction de l'un, les ouvrages des deux autres reposent, tous, à leur tour, apportant leur aide à tous.» Tel est, formulé par l'évêque de Laon Adalbéron, le schéma. Sur lui s'édifiera le système des trois «états», cadre idéologique de la société d'Ancien Régime."

612.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 17.

613.

Ledrut (Raymond), "L'homme et l'espace", in Histoire des mœurs, I, Encyclopédie de la Pléiade, (sous la direction de Jean Poirier), Bibl. de La Pléiade, Paris, Gallimard, 1990, p. 69.

614.

Ibid. p. 68.

615.

Boie (Bernhild), "Chronologie", in Gracq (Julien), Œuvres complètes, I, Bibl. de La Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, p. LXXIII.

616.

Doit-on, dans le même esprit, voir en Clingsor, l'image des forces maléfiques représentées par le nazisme?

617.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 21.

618.

Gracq (Julien), Lettrines 2, in Œuvres complètes, II, Bibl. de La Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 279.

619.

D'Hoop (Jean-Marie), "La France dans la seconde guerre mondiale", in Histoire de la France III Les temps nouveaux (sous la dir. De Georges Duby), Paris, Larousse, 1987 (coll. Références Larousse/Histoire p. 314).

620.

Azéma (Jean-Pierre), article "Régime de Vichy", in Encyclopædia Universalis, tome 23, Paris, Encyclopædia Universalis France, 2002, p. 504.

621.

Ibid. p. 504.

622.

Voir en particulier, à la page 35, les propos de Kundry qui semblent faire écho à la situation historique: "Aujourd'hui, ce matin, je vomis vos tortures, vos sueurs de sang, votre nuit en plein jour. J’attends le vainqueur. J’attends le jour qui me prouvera que je ne suis jamais née – le jour qui explosera dans la joie et dans le désir sept fois comblé! Au prix de mon sang – au prix de ma vie. J’attends le triomphe du Graal!"

623.

Compagnon (Antoine), Les antimodernes de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, 2005, p. 9.

624.

Gracq (Julien), "Avant-propos", Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 16.

625.

Boie (Bernhild), "Chronologie", in Gracq (Julien), Œuvres complètes, I, Bibl. de La Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, p. LXXIII

626.

Le reproche essentiel adressé à Wagner est d'avoir épuisé le sujet en lui apportant une fin définitive: "un génie exceptionnellement vigoureux est apparu qui d'un seul coup a fait main basse sur le trésor et de cette vendange semble avoir extrait tout le suc." [Gracq (Julien), "Avant-propos", Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 14.]

627.

On rencontre autant d'occurrences du degré positif de l'adjectif substantivé sous la forme "le Pur" que d'occurrences du degré superlatif le "Très Pur", mais cette dernière dénomination tend à s'imposer progressivement au fil des répliques.

628.

Compagnon (Antoine), Les antimodernes de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, 2005, pp. 445-446.